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[verso-hebdo]
23-06-2022
La chronique
de Pierre Corcos
Le temporel et l'éternel
La photographie, art de l'instant... Sur cette notion d'instant, on peut jouer entre temporel et éternel. L'instant n'est qu'un moment très court, un petit bout de temporel. Oui, mais figé, suspendu par l'acte photographique, l'instant est extrait du flux temporel, il est hors du temps, éternel (étymologie d'« éternel » : latin chrétien aeternalis =qui est hors du temps).

À la Polka Galerie jusqu'au 3 septembre, Theaters - Épilogue d'Yves Marchand et Romain Meffre. Le temporel et son passage, ses ravages et la dégradation qui témoignent de son oeuvre diabolique... Passant des photos de ruines urbaines, un peu partout dans le monde, à celles de ces grands cinémas en perdition totale aux Etats-Unis, de ces « movies theaters », témoins déconfits, oubliés de l'âge d'or du septième art là-bas, les deux artistes achèvent un projet de quinze ans qui leur a fait visiter, puis photographier en couleurs fines, des centaines de salles obscures écroulées dans la poussière de leurs gravats... Fascination pour les ruines, encore et toujours (cf. Verso-Hebdo du 10-11-2016), où ce qui fut jadis monuments superbes, décors fastueux n'est plus aujourd'hui que décombres, éboulis, chaos. Ces larges photos, aux couleurs souvent bleu et or, aux subtiles nuances de tons, à la fois grandioses et désespérées, recèlent parfois une ironie amère quand les éblouissants « movies theaters » d'antan, même pas restaurés, servent de garage désormais pour « school bus » (State Theatre, West Orange) ou même de supérette (Girard Theater, Philadelphia). Dans cet Épilogue, les deux talentueux photographes ne se sont pas contentés de réactiver la poésie des ruines qui fit florès au 18ème et 19ème siècle en peinture : de ce travail subreptice du temps qui corrode toutes choses, ils en ont révélé l'image singulière des effets, à la fois mélancolique et hypnotique.

Toujours à la Polka Galerie et jusqu'au 25 juin, Les Rochers fauves, des photographies en couleurs de Clément Chapillon. Cette fois nous échappons au temporel et à son usure, son inéluctable corrosion. Le photographe, ayant découvert l'île pauvre, isolée, très faiblement peuplée d'Amorgos dans la mer Égée, transcende sa visée documentaire initiale - elle dure deux ans - et pressent qu'ici l'humain se « minéralise » au contact de cette roche écrasante, millénaire, que l'identité se dissout dans la mer, le Grand Bleu tout autour... Un personnage prend les couleurs de son environnement (Alain dans sa chêneraie ou bien Stavros, monastère de Hozoviotissa), la roche abrupte défie l'histoire des hommes (Falaise du Kroukelos), une petite chapelle (Église du prophète Élie) ou un village saisi de loin (Village de Chora) n'ont pas plus d'âge repérable que ce rocher sorti des flots sous le ciel, rocher qui existait peut-être avant même la présence humaine (Rocher émergé depuis la la Baie de Agia Anna). Si certains voyageurs ont envie de séjourner dans ces îles des Cyclades, dans les moins hospitalières, c'est qu'entre la mer, le ciel, la roche, le soleil, les maisons blanches, ils entrevoient, par révélations successives, quelque chose d'éternel qui les réconcilie un peu avec la finitude de leur condition temporelle. Aussi les plus belles photographies de Clément Chapillon ne sont-elles pas celles où une intuition de l'« hors du temps » trouve sa forte traduction imagière, comme par exemple Falaise du Kroukelos ou Vue depuis église du prophète Eli ou encore Chemin derrière Tholaria ou enfin Vue depuis le monastère de Hozoviotissa ?

L'exposition de photographies en noir et blanc Voice de Jungjin Lee - jusqu'au 30 juillet à la galerie Camera Obscura - nous renvoie également, mais cette fois par le bais de la méditation, à l'idée d'éternel... La méditation, notamment bouddhiste, distanciant le bavardage circonstanciel permanent de l'ego, installe dans une instance contemplative vécue comme hors du temps. « Je ne dépeins pas les paysages ou la nature. Le désert me fait voir mon moi intérieur et mon but est de faire des images de ce que je ressens là-bas - mon état d'esprit intérieur, le sens éternel d'être ouverte et présente au monde », dit la photographe coréenne, qui vit et travaille à New-York. Ainsi, les petites histoires du temporel ne parasitent plus ce sens éternel de la présence au monde. Donc aucune anecdote, aucune trace humaine dans les tirages imposants de l'artiste. De plus, les oeuvres n'ayant pas de titre, la nomination concrète de ce que l'on voit, en fait aux limites de l'abstrait, est déroutée... Une tache noire centrale émergeant d'un gris foncé sous un gris très clair (Voice #1), peut-être un îlot sous le ciel. Un triangle gris sur fond noir (Voice #19), sans doute un chemin qui s'enfonce dans la forêt, si l'on veut à tous prix se rassurer par une reconnaissance nominative. Trois bandes horizontales (Voice #25), l'une blanche, l'autre noire plus importante, et la troisième en bas tachetée ou grise : on ne « voit » pas ce que c'est... Ici, le travail sur le support matériel du tirage s'avère primordial : depuis trente ans, Jungjin Lee fabrique ce support en émulsionnant à la main des papiers à base de coton ou de mûrier. Ainsi, la précision du contour s'estompe au profit de la texture du papier. L'austérité d'ensemble, le vibrato des noirs et gris, l'ampleur des formats qui permet au visiteur d'en faire une plage méditative concourent au projet de l'artiste : éveiller ce sens éternel de la présence au monde... On regrette toutefois que certaines oeuvres, bien plus figuratives, comme ces photos de cactus (Voice #37) ou arbres en contrejour (Voice #29), viennent rompre la cohérence de cette série impressionnante.
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
23-06-2022
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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