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[verso-hebdo]
02-03-2017
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Brion Gysin sans légendes, François Lagarde, Le Refuge, « Spectres familiers », Cipam, Marseille, 10 euro.


J'ai croisé pour la première fois François Lagarde dans les couloirs de ce curieux édifice qu'est l'institut d'Art et d'Archéologie de la rue Michelet à Paris. C'était en 1969. Nous avons tout de suite sympathisé. Nous étions, avec quelques autres camarades, assez hostile à l'enseignement assez poussiéreux qui y était dispensé. Et la réforme d'Edgar Faure n'avait fait que rendre les choses plus compliquées. François n'était pas tout à fait disposé à suivre ce genre d'études et, au bout d'un an, il a pris la poudre d'escampette. Il a préféré se consacrer à la photographie et a commencé à faire des portraits. Je lui ai alors présenté une foule d'artistes et d'écrivains, de Brion Gysin à Jean Degottex en passant par Arthur Aeschbacher et Bernard Heidsieck. Ce qui fait qu'en dehors de notre amitié, il m'a accompagné dans mes premiers pas dans le monde de l'art et dans celui de la littérature. Quand m'est venu l'idée d'organiser une grande manifestation sur William S. Burroughs et Brion Gysin à la suite d'un rêve que j'avais fait, il m'a aussitôt encouragé à préparer cette manifestation et qu'il était partant pour me seconder. J'ai donc élaboré un projet, et lui qui habitait Genève à l'époque se mit à prendre des contacts, trouver des lieux, imaginer des solutions pratiques sans quoi, rien n'aurait été possibles. Nous sommes arrivés à faire deux expositions de Brion Gysin, une soirée de lectures poétiques, un concert de rock'n roll, une performance chorégraphique, et le colloque proprement dit dans la salle des Abeilles, juste au-dessus du mur des Réformés. Son rôle dans la réussite de cette affaire a été primordial. Nous avons aussi créé une petite maison d'édition, où nous avons publié Yves di Manno ou Cozette de Charmoy. Puis j'ai dû renoncer à cette aventure, ayant trop de travail dans la sphère de l'édition parisienne. Lui, il a continué et a créer les éditions Gris Banal, où il a fait paraître des livres de Gysin, l'histoire du Beat Hôtel et des oeuvres de Banine. Avec le temps, il en est venu à moins se passionner pour la photographie, pour laquelle il était pourtant très doué,mais qui, par ailleurs, lui rapportait trop peu. Il a dû se résigner à enseigner dans les écoles des beaux-arts, et y a connu une certaine désillusion. Nous nous voyions beaucoup moins car je travaillais pour les Affaires étrangères, sept ans en Europe centrale et orientale et dix ans en Amérique du Sud. Mais nous n'avions pas coupé les ponts. Il m'a fit part de son désir d'abandonner la photographie et l'édition pour se consacrer au cinéma vidéo. Il a alors créé la société de production Horsoeil avec Christine Baudillon et a fait des films sur des auteurs comme Ernst Jünger ou Roger Laporte et des philosophes comme Simodon. En 2013, il a contribué avec moi à « L'Autre Colloque » organisé par le Cipm, à l'occasion de « Marseille, capitale européenne de la culture », qui a eu aussi lieu à Tanger. Un an plus tard, la Maison Européenne de la photographie de Paris lui a consacré une exposition monographique qui était superbe. Il a excellé dans l'art du cinéma, imaginant une manière assez novatrice (mais pas du tout expérimentale) de faire connaître un homme et son oeuvre. La maladie ne lui a pas permis d'achever le film sur Brion Gysin qu'il avait déjà bien ébauché. Je ne vais pas maintenant conclure par des formules de circonstances. J'ai perdu un ami, et je pense que tout le peut comprendre ce que cela signifie pour moi. Procurez-vous ce livre, achetez ses DVD. Il a laissé une trace dans l'histoire de notre tems. Et l'on s'en rendra compte de plus en plus à mesure que nous nous éloignerons de cette fatale année 2017 qui nous a privé de lui.




Vermeer, John Michael Montias, Albert Blankert & Gilles Aillaud, Hazan, 244 p., 49 euro.

Ce livre, qui a paru la première fois en 1986, devait être réédité. C'est, avec l'étude du regretté Daniel Arasse - l'Ambition de Vermeer, 1983 -, l'un des grands livres de référence parus en France. C'est un ouvrage collectif, certes, mais chaque auteur ne traite pas un pan de l'existence ou de la pratique artistique du peintre des Provinces Unies. Blankert parle de sa postérité, Montias de sa carrière et Aillaud de la spécificité de sa peinture (il ne s'agit d'ailleurs ici que d'une sorte de préface). Partons de la troisième contribution, celle de Blankaert. On y découvre que Vermeer n'a pas été complètement oublié au XVIIIe siècle : Plusieurs marchands expérimentés ont su le distinguer et La Vue de Delft a été achetée pour la collection du roi de Hollande (c'est la première vente pour une collection de ce genre). Sans nul doute, l'intérêt qu il lui a porté a réveillé l'intérêt des amateurs et puis d'un plus large public. Mais il convient de ne pas mélanger l'estime que l'on porte à un artiste et les phénomènes de mode conduisant à des mièvreries ,comme la Jeune fille à la perle de verre. De la même façon, Montias nous démontre qu'on en sait plus qu'on veut bien le dire sur la vie et l'histoire de Vermeer. Loin d'être un inconnu, on peut retracer les grandes étapes de son existence, ses liens familiaux, connaître ses maîtres, ses amis, ses commanditaires. Certes, sa biographie n'est pas bien épaisse, mais cela ne différe en rien d'avec la plupart des artistes hollandais de son époque. Quoi qu'il en soit, il n'est pas le peintre mystérieux qui peint quelques rares tableaux dans le secret de son atelier de Delft. On aime beaucoup tisser des légendes autour de ceux qu'on considère comme de grandes figures de l'histoire. Cela me paraît être le fruit d'une grande sottise, comme il serait vain d'en percer tous les secrets. Au XVIIe siècle, on commence à écrire des monographies sur des peintres ou des sculpteurs illustres, mais on ne fait pas encore d'études plus détaillées. C'est ce siècle qui d'ailleurs, à la suite de Vasari, commence à envisager des histoires de l'art plus vastes. Grâce ces trois auteurs, l'auteur du Soldat et de la jeune fille retrouve sa place parmi ses contemporains (l'étude d'Albert Blankert est remarquable de ce point de vue) et échappe à toutes les entreprises de mystification -, ce qui ne retire rien au caractère absolument exceptionnel de la recherche plastique. Le seul vrai mystère est que la plupart de ses tableaux étaient restés en sa possession à sa mort. Même s'il s'était montré d'une grande originalité, il n'était pas allé à contre courant du goût de son temps. On peut s'interroger,e car il avait une famille et devait l'entretenir et il ne semble pas avoir quitté ce monde dans un dénuement complet. Voilà peut-être la seule tache aveugle.




Naissance de la figure, Jean-Paul Demoule, Folio histoire, 320 p., 7,20 euro.

C'est une évidence, à partir du moment où l'homme est devenu homo sapiens (avec l'extinction mystérieuse de l'homme de Néandertal), c'est-à-dire est devenu à peu près ce que nous sommes, la représentation de son apparence physique est devenue la règle. La peinture et la sculpture figurative naissent donc avec cette phase cruciale de la préhistoire. Ce qui frappe l'auteur, c'est que ses premières représentations sont pour la majeure part féminines. A l'aube de la civilisation, l'humanité dessine sur la roche des cavernes les animaux qui l'entourent et qui sont sa pitance - ce sont des scènes de chasses qui prennent une dimension symbolique et religieuse. Le rapport avec la nature n'est pas entièrement rompu, mais elle sur le point de se rompre. Les chasseurs sont de frêles créatures armées de lancés ou d'autres armes qui paraissent danser autour des animaux les plus impressionnants. Ce que nous montre ici Jean-Paul Demoule, c'est la lente mais inexorable vers un désir de monter le corps et le visage humains de manière de plus en plus expressive, mais ils se révèlent d'abord sous l'espèce d'une abstraction très marquée. Cette étude est une excellente introduction de cette patiente marche de l'histoire de la civilisation qui s'accompagne de cette tendance qui s'affirme sans cesse plus. A l'ère néolithique, on voit déjà des formes assez élaborées et en tout cas bien moins stylisées. Plus l'homme gouverne sur les éléments et sur le monde animal, et plus il veut glorifier ses apparences, qui s'en éloignent. C'est un travail intéressant, car il prend en ligne de compte l'avant et l'après et ne se satisfait pas de la définition simpliste d'art préhistorique ». Il remonte jusqu'à l'âge de bronze et à l'âge de fer, c'est-à-dire aux périodes où surgissent de grandes cultures déjà sophistiquées. Mais ce cheminement laborieux, avec des formes très diversifiées, sous-tend l'art égyptien, grec, sumérien, babylonien. Les religions vont souvent jouer sur des figures zoomorphiques et d'autres ne vont plus contempler que l'être humain : les métamorphoses seront pour les Anciens le souvenir de ces combinaisons hybrides où l'animalité est encore présente.




La Lignée oubliée, Bohèmes, avant-gardes et art contemporain de 1830 à nos jours, Marc Partouche, Hermann, 462 p., 23 euro.

Voici une étude qui pose bien des questions. Le sujet est vaste, sinon immense, et les questions soulevées par l'auteur sont si nombreuses que l'on pourrait les discuter sans fin. La préface est déjà une mine de points qui mériteraient d'être examinés un à un à un. Je ne crois pas que l'histoire de l'art puisse se diviser aussi simplement qu'on le fait souvent en France entre les arts du passé et l'art moderne, amenant une rupture radicale. Mais je ne crois pas non plus qu'il y ait eu un moment, de l'impressionnisme au surréalisme, qui ait été celui d'une métamorphose profonde de la pratique artistique. Je crois que les choses sont plus compliquées que cela et qu'il n'y a pas de grandes lignes qui seraient autant de fils d'Ariane permettant de nous les rendre tangibles. Il y a une chose que je ne comprends pas dans ce gros volume , c'est pour quelle raison Marc Partouche a voulu faire ce lien entre la Bohême et l'art moderne. En réalité, il a conjugué deux territoires spéculatifs qui ont quelques liens, c'est évident, mais qui auraient pu être traités dans deux volumes distincts. Pour ma part, je vais me borner à la question de la Bohème, qui est déjà considérable en soi. L'auteur met l'accent dès le début sur le fait que des artistes et des hommes de lettres aient pu ressentir le besoin de manifester leur singularité et leur modernité par l'excentricité dans leurs créations mais encore plus par leur comportement et leur mode vestimentaires. C'est exact, et c'est la naissance d'un mythe grâce au récit qu'a pu en faire l'un d'eux, Henri Mürger, qui en a fait un feuilleton, puis un livre et enfin une pièce, tout cela inspirant ensuite le grand musicien Giacomo Puccini, racontant les faits et gestes de personnages ayant réellement existé et qui se retrouvent au Café Momus (je renvoie le lecteur à mon ouvrage, les Cafés littéraires, Editions de la Différence). En réalité, cette forme de comportement fantasque a déjà existé auparavant, et je ne prendrais pour seul exemple que le groupe des Barbus, qui portaient des costumes grecs antiques à la toute fin du XVIIIe siècle. Et si l'on remonte encore plus le cours du temps, on rencontrera d'autres bizarreries dans les attitudes des peintres et des sculpteurs. De plus à la dite époque, disons celle de la Monarchie de Juillet, il y avait les Lions et les Lionnes qui s'exhibaient à la terrasse du Café Tortoni sur le Boulevard, d'Honoré de Balzac à Alfred de Musset, en passant par Théophile Gautier et, plus tard, Edouard Manet. Eux exprimaient une forme exacerbée de dandysme, alors que les bohêmes étaient plutôt vêtus de leur misère. La grande différence entre ce dernier et les autres (je songe aussi aux merveilleux et aux incroyables, qui n'étaient pas des artistes, après la Terreur), c'est le considérable retentissement que leurs faits et gestes ont pu avoir : l'image stéréotypée de l'artiste mal habillé, avec une grande écharpe, coiffé d'un large chapeau, a traversé tout ce siècle et a perduré quasiment jusqu'à nos jours. Cela c'est une authentique nouveauté : un stéréotype était né. L'auteur analyse avec soin ce que Mürger entendait par bohème et comment cette mode s'est développée en son temps. Il examine aussi dans les Illusions perduesde Balzac la figure du héros qui va rejoindre le Cénacle et ce que cela peut signifier. Et il souligne à juste titre que les artistes novateurs tenaient tout particulièrement à se distinguer de cette bohême qui était somme toute l'école de l'échec et, souvent, de la médiocrité. Il complète son étude des moeurs artistiques avec Champfleury, les Goncourt et Jules Vallès. Et cela le conduit jusqu'aux cabarets de Montmartre, jusqu'aux Hydropathes et au groupe zutique, et enfin à l'anarchie. Il laisse plus de côté le Salon des Incohérents, qui a pourtant été l'expression d'une bohême révoltée et antibourgeoise, antiacadémique, anti-tout. Sans entrer dans le détail, cette première partie du livre mérite des éloges, car on retrouve à peu près l'essentiel de cette vie de bohème qui évolue et prend, à partir de la Belle Epoque, d'autres significations.




Ressac & Resorts, Jean-François Bory, Redfoxpress, s. p.

Je ne cesse de le répéter : Jean-François Bory est un écrivain et un artiste dont on n'a pas encore suffisamment estimé la valeur de la recherche. Il est vrai que sa prose, sa poésie, ses vidéos, ses créations plastiques, tout en tissant un fil rouge les unes avec les autres, ne semblent pas d'une logique évidente pour les observateurs occasionnels. Il faut se plonger dans son univers, et ne pas avoir peur d'y séjourner quelque temps pour le comprendre, l'apprécier et l'aimer. Il appartient à plusieurs orientations de la poésie expérimentale (surtout sonore et visuelle) et n'hésite pas à tourner en dérision certains de ses aspects (l'humour joue un rôle considérable dans sa quête). Mais il n'est pas indispensable de connaître l'histoire de ce genre de littérature pour l'appréhender. Et ce petit livre très raffiné le démontre amplement. Il s'agit d'une collection de planches en couleurs qui sont agencés comme des collages. Ceux-ci associent des plages de couleurs vives et des fragments de textes. Leur typographie joue sur tous les registres qu'offre les jeux de caractères : la grosseur du corps, le choix de la police, les alternances de lettres en italique, en gras, en maigre engendre une lecture à la lettre, mais aussi purement optique. Il n'y a pas de propre et de figuré, mais une sarabande de caractères qui nous font nous interroger, perplexes et un peu embarrassés, sur la phrase ou le fragment de phrase considéré. Où cela nous amène-t-il ? L'ensemble de ces bris de mots entretient des rapports dialectiques avec les plages colorées. Doit-on y chercher un sens caché ? Non, sans aucun doute. Mais le tout constitue un sens qui dépasse les termes de la langue. D'une certaine façon, ces oeuvres rappellent de très loin les premiers collages de Picasso et de Braque, qui utilisaient aussi des fragments de journaux, des titres de livres, des publicités. Mais son propos est assez différent du leur. Ne serait-ce que par le fait que l'écrit l'emporte sur l'oral et se donne exclusivement à voir. Les lettres isolées jouent dans ses compositions un rôle de premier plan. Elles sont les instruments privilégiés de ces compositions ludiques. A découvrir sans attendre.



Le Rhinocéros de Dürer, Jean-Bernard Véron, Actes Sud, 160 p., 21 euro.

Nous sommes au début du XVIe siècle. Des navigateurs portugais, menés, par le capitaine Alfonso de Albuquerque, ont pour mission de mener une négociation commerciale avec le sultan Muzaffar, souverain de Cambaïa, qui n'a pas été très réceptif aux offres de ces étrangers. Ils ont apporté de somptueux présents et espèrent qu'ils séduiront le potentat pour que leur pays puisse installer un comptoir. Embarrassé, le sultan leur offre un rhinocéros, animal fantastique, que personne ne connaissait en Occident. L'animal est embarqué et la caravelle portugaise arrive à Lisbonne. Le roi n'est pas très enthousiaste de voir arriver cet être monstrueux. L'événement est tel qu'on ne sait quelle attitude prendre. Et que faire de cet animal si bizarre ? Il décide d'organiser un combat titanesque entre le rhinocéros et un éléphant. Ce dernier est effrayé et parvient à s'enfuir de l'arène. Finalement, il est décidé que le monstre placide soit offert au pape. Mais le navire fait naufrage au large des côtes italiennes, à la hauteur de Civitavecchia et le cadavre de l'animal s'échoue sur les côtes. Albrecht Dürer est mis au courant de cette expédition extraordinaire et grave la splendide planche que nous connaissons sans jamais avoir vu le modèle. Les sentiments provoqués par la lecture de ce livre sont ambivalents. D'un côté, on est passionné par cette épopée peu commune et ses rebondissements tragi-comiques. Mais le style de l'auteur est un peu fragile et pas très assuré. Si on ne peut pas faire de graves reproches à l'auteur, il n'en reste pas moins vrai qu'on reste un peu sur sa faim et que ces pages auraient mérité d'être revues et surtout un peu étoffées. Mais ce petit récit se lit néanmoins sans déplaisir et nous remémore une histoire qu'on connaît, mais pas dans son intégralité.




Les Fous de la mansarde, Gisèle Bienne, « un endroit où aller », Actes Sud, 224 p., 21,80 euro.

La narratrice conserve dans sa mansarde des souvenirs de son grand-père Ludovic B, qui a été l'un des poilus de la Grande Guerre. Ses souvenirs lui parlent de différentes façons. La première est historique, car cela lui évoque l'attentat qui causa la mort de Jean Jaurès, le dernier bouclier pacifiste contre la folie des hommes. Et cela lui évoque aussi la révolution spartakiste à Berlin avec la figure légendaire de Rosa Luxembourg. Ce n'est pas une simple évocation de ces événements tragiques : c'est aussi une méditation sur l'histoire -, une histoire qui est celle qui s'inscrit dans les livres, celle qui a emporté dans sa tourmente des individus comme Ludovic B. et son pauvre ami Gervais tombé sur le front au Chemin des Dames, et enfin celle qui laisse une trace dans les esprits, d'une génération à l'autre, comme une blessure profonde qui ne guérit jamais vraiment. La subtilité de cette fiction, c'est de parler de ce conflit surhumain par le témoignage direct des anciens combattants, mais aussi à travers la littérature, surtout celle des hommes qui l'ont vécue. La transmission familiale va de pair avec la transmission par les écrits. Et l'une sans l'autre ne saurait être complète. En fait, l'histoire devient une sorte de poids que chaque individu ressent et porte en son for intérieur. Gisèle Bienne a très bien su mettre en scène ces interactions entre toutes les données de la question pour le moins épineuse et grave, sans tomber dans le piège de la démonstration ou de la thèse. Ce livre qui est construit comme une mosaïque, chaque tasseau complétant le précédent et le suivant, avec une intelligence réelle de la construction romanesque. Sans doute pourrait-on lui trouver malgré tout une tendance affirmée à une forme romanesque classique malgré ces imbrications, mais ce qui compte à mon avis c'est que le déroulement de son récit demeure limpide et plaisant et que ses idées fortes ne l'emportent pas sur ce dernier, mais le nourrissent. En somme Les Fous de la mansarde est un ouvrage qui mérite d'être lu et qui est remarquable par ce double jeu, celui de la réflexion et celui de la fiction.




Mon amie Nane, Paul-Jean Toulet, « La petite vermillon », La Table Ronde, 192 p., 7,10 euro.

Paul-Jean Toulet (1867-1920) est de ces écrivains excentriques dont l'oeuvre échappe à tout système de classification. D'où son absence parmi les figures illustres de la Belle Epoque. Et pourtant, ce qu'il a accompli dans ses romans et dans sa poésie (il suffit de lire ses Contrerimes) a été hautement novateur et demeure l'une des créations les plus originales dans ce genre. Mon amie Nane reste son livre le plus connu. C'est l'histoire d'une courtisane qu'on appelle Nane (elle se nomme en réalité Hannaïs Dubois), qui est une demi-mondaine, jeune, belle, sensuelle et qui vit de ses rapports amoureux avec des hommes que la fortune a couronné. L'histoire d'amour que délivre ce roman est d'abord le portrait de cette petite personne fascinante, qui est toute dévouée au plaisir et aussi à une économie très sagement conduite. Restée veuve, elle cherche un nouveau protecteur et notre narrateur entretient avec elle une relation pleine de charme, de surprises, de plaisirs, sans illusion mais avec cependant de profonds sentiments. D'une certaine manière, Nane (1905) est l'anti Nana d'Emile Zola (1880) -, un ouvrage inspiré par les grandes courtisanes du Second Empire. Il y a chez Zola la volonté de décrire un type de femme, inspiré par ces belles « horizontales » qui faisaient perdre la tête à des hommes immensément riches qui leur offrait des hôtels particuliers. Mais Zola inscrit Nana dans son grand projet des Rougon-Macquart car elle est la fille de Gervaise dans l'Assommoir. Sa fin est tragique car elle se retrouve sans un denier, déchue, seule et frappée par la petite vérole qui l'emporte. Chez Toulet, pas de décryptage social, pas de jugement, pas de fin tragique (il y a bien le chapitre de la maladie qui risque d'emporter la malheureuse) mais, au contraire, une apologie très fine de cette figure à la fois évanescente et trompeuse, qui sacrifie à l'érotisme sans arrière-pensée et que l'écrivain a su rendre belle et fascinante par des moments d'écriture d'un raffinement inouï. Ce livre est un bijou, mais aussi un portrait de fine d'une délicatesse exquise, qui se mêle à une douce ironie et à une pointe d'humour. C'est une merveille.




Tout l'été, Maud Basan, P.O.L., 222 p., 12 euro.

Ce livre n'est vraiment pas comme les autres. Ce n'est ni un roman, ni un récit, ni de la poésie, ni des mots en liberté, ni, un essai, ni des mémoires, ni un échange épistolaire, ni une confession... Il n'a pas de genre. Il ne peut être rapproché de rien que nous connaissons, mais c'est bel et bien de la littérature. Maud Basan a voulu une entière liberté d'action qui comporte des éphémérides, des méditations, des réflexions sur la grammaire, des interrogations posées au lecteur, des soliloques, des dialogues avec des personnages dont nous ne savons absolument rien, une sorte de correspondance lancée dans le vide et qui ne s'adresse en nous comme par ricochet. Et cette suite de pièces d'écriture constitue pourtant une oeuvre cohérente, d'une écriture très belle et celle-ci sous-tend l'expression d'une pensée toujours passionnante. C'est une pensée inquiète, parfois errante (mais jamais divagante), incisive, retenue et parfois téméraire. Rarement un auteur est parvenu à établir une force et une beauté dans un ouvrage qui semble aussi décousu, bien qu'il y ait des principes récurrents pour le soutenir. Oui, mais pas d'histoire ! Ou plutôt, l'histoire s'entrevoit par les fissure qu'ouvrent ces lignes tendues et graves. Il y a des moments qui font sourire, et d'autres même qui prêteraient franchement à rire (par exemple, le moment où elle évoque l'arrivée prochaine d'un roméo improbable). Si les sujets qui sont amenés par ces fragments sont ceux que peuvent affronter un esprit cultivé et qui a une expérience profonde des choses, ils sont abordés avec légèreté. A mesure qu'on avance dans la lecture de Tout l'été, on commence à deviner le déroulement d'une pensée complexe qui est tiraillée par des sentiments mêlés. Il y a aussi une relation tendue et presque déchirante entre les faits et gestes quotidien et ce que la réflexion de la narratrice en éprouve et en fait. A travers tous ces interlocuteurs inconnus, qui sont ceux qui accompagnent son existence, elle a établi les coordonnés de son rapport au monde et aux êtres qu'elle a connus. Ce sont les promenades intérieures d'un être solitaire qui cherche des significations qui lui échappe et qu'elle tente de cerner quand elle le peut. Le souvenir est ici le moteur essentiel de cette pérégrination qui a beaucoup de charme malgré son étrangeté et son caractère inusuel. Ce livre est plus romanesque que bien des romans et plus de charmes que bien des poèmes. Il y a bien des sentiments qui se manifestent, bien des rêves évoqués, bien des blessures qui sont encore à vif. Mais Maud Basan a su transposer tout cela dans cette fiction où elle a su faire usage du langage avec la plus grande finesse et sans rien révéler de son identité tout en révélant tant et tant. C'est vraiment saisissant.




Catéchisme révolutionnaire, Michel Bakounine, « Carnets », L'Herne, 64 p., 6,50 euro.

Karl Marx n'a pas hésité à qualifier Bakounine d' « âne ». C'est sans doute excessif, mais on peut tout de même s'interroger sur le projet social et politique de Michel Bakounine, apôtre de la révolution libertaire. Les principes politiques qu'il défend dans ce petit livre est d'une simplicité extrême : tout par de l'alliance de communes libres. Il semble ignorer qu'en Italie, au coeur du Moyen Age, ce genre d'alliance a déjà existé avec la création de la Ligue lombarde contre l'empereur Barberousse, qui était alors roi d'Italie. Et puis il y a en Suisse, encore aujourd'hui, le système des votations, c'est-à-dire d'un référendum convoqués par un certain nombre de citoyens. Mais son idée est de généraliser ce principe, les communes étaient ensuite réunies dans des provinces qui, à la tour, formaient une nation. Une élection envoyait à une chambre les délégués d'une province, une autre, ceux de tous les citoyens pour constituer une seconde chambre des députés. Ce système hyper démocratique est assez difficile à imaginer (comment fonctionneraient les deux chambres ensemble ?). L'idée de nations condamnées à la paix éternelle de Kant semble tout à fait inconcevable car le système que l'auteur préconise doit être nécessairement universel. Mais il faut lire ce « catéchisme «  car il nous permet de mieux juger des propositions qui sont faites aujourd'hui et qui exigent une démocratie directe, l'intervention la plus libre des citoyens dans la gestion de l'Etat. Je veux dire que la démocratie, poussée à son stade ultime, dans le sens où on l'entend de nos jours, n'est peut-être pas l'expression de la plus grande liberté. Et sur ce point, l'autonomie absolue de l'individu, qui n'est pas limité par la liberté des autres, a du mal à trouver un fondement éthique et politique. C'est une utopie, quand on aimait tant en construire au XIXe siècle.
Gérard-Georges Lemaire
02-03-2017
 
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Verso n°136

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