L'originale collection « ça c'est de l'art » des éditions du Chêne creuse son sillon avec deux nouvelles livraisons, sous l'habituelle signature d'Hayley Edwards-Dujardin qui, dans un style alerte et même souvent franchement décontracté, nous parle successivement du Noir (« des grottes de Lascaux à Pierre Soulages ») et d'Henri Matisse (« un artiste à (re)découvrir en 40 notices »). Evidemment, dans le premier volume, on ne trouvera pas d'écho aux savantes analyses des spécialistes : à propos du Caravage par exemple, on saura seulement de Narcisse (1569) que la scène « plongée dans le noir n'annonce pas seulement le destin funeste du personnage, mais elle décrit aussi le drame intime du désir insatisfait ». Rien à voir avec, par exemple, le propos du professeur Olivier Bonfait qui parlait ces temps-ci des « aventures du noir au temps de Caravage » devant le public très distingué des amis du musée des Beaux-Arts de Bordeaux. En revanche, l'auteure est sûre de passionner un vaste public en lui décrivant Descent into limbo, une installation d'Anish Kapoor qui utilise le noir Vantablack mis au point en 2014 par la firme Nanosystems, un noir qui absorbe tellement bien la lumière qu'il masque totalement la profondeur du trou et qu'un spectateur est réellement tombé dedans !
Le Centre Pompidou annonce une prochaine exposition Matisse le 21 octobre (une de plus, gémit le journal Le Monde qui fait remarquer qu'il y a beaucoup de grands artistes, morts ou vivants, qui n'ont jamais été présentés en ce lieu prestigieux et qui le mériteraient). La collection se doit donc de proposer une nouvelle monographie matissienne selon ses principes. Cela ne marche pas mal, Hayley Edwards-Dujardin réussit à nous apprendre des anecdotes, notamment à propos des tribulations de tableaux de Matisse spoliés pendant la deuxième guerre mondiale, mais elle se contente trop volontiers des lieux communs qui circulent à propos de Matisse, grand décorateur, maître coloriste etc. Ce qui fait qu'elle passe à côté de l'essentiel, un essentiel que même un large public à qui on offre un « vrai livre d'art » pour moins de quinze euros a le droit de connaître.
Exemple : l'auteure consacre une notice à Luxe 1 (1907, Musée National d'Art Moderne), toile avec dessin préparatoire qui seront bien entendu accrochés à l'exposition. Elle nous dit que Matisse s'est inspiré des fresques de Giotto et de Piero della Francesca et qu'elle ne serait pas étonnée qu'il ait vu les Jeunes filles au bord de la mer de Puvis de Chavannes. Elle voit « une scène mythologique, une naissance de Vénus primitive, adorée par deux autres femmes dont l'une se prosterne et l'autre se précipite avec un bouquet. » Et si c'était là un contresens complet ? L'auteure n'a-t-elle pas entendu parler des travaux de l'historien de l'art (Ecole Pratique des Hautes Etudes) Yve-Alain Bois ? Je le cite : « Il est désormais clair que, loin de rendre hommage à une Vénus Anadyomène mythique, Matisse nous avertit, avec sa géante au double menton, sa servante accroupie lui séchant les pieds et sa messagère miniature porteuse d'une version aplatie du bouquet d'Olympia, que le culte classique de la beauté - ainsi que le culte de la beauté classique - est devenu un rituel creux, sinon une escroquerie. » Oui, chère Hayley Edwards-Dujardin, Matisse n'était pas seulement celui que tout le monde croit : ce fut un grand démolisseur du culte creux de la « beauté classique ». Tout comme son ami et concurrent Picasso qui avouait lui envier certaines de ses trouvailles...
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