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[verso-hebdo]
17-06-2021
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Jawlensky, la promesse du visage, Itzhak Goldberg, Editions Gallimard / Musées de Marseille, 302 p., 29 euro.

Alexej von Jawlensky est né à Torjok, en Russie, en 1864. Il est issu d'une famille aristocratique. La famille s'installe à Moscou en 1874. Il entre à l'école des cadets en 1877. Il commence à s'intéresser à l'art en 1877.Il intègre l'Ecole militaire en 1882. Il profite de ses congés pour visiter les musées. Deux ans plus tard, il est lieutenant d'infanterie. En 1887, il se fait transférer à Saint-Pétersbourg et échoue à entrer à l'Académie des Beaux-arts, et doit attendre deux ans avant de pouvoir y étudier. Il devient l'élève d'Ilia Repine en 1890. Il fait la connaissance de Marianne von Werefkin par l'intermédiaire de Repine. Il quitte l'armée en 1898. Il voyage en Europe avec Werefkin (Belgique, Pays-Bas, l'Allemagne). Il décide de s'installer à Munich en novembre. Il entre dans l'école d'Anton Azbe où il rencontre Kandinsky avec lequel il devient ami. Il visite Venise en 1899. Il se consacre alors essentiellement aux natures mortes. En 1901, il s'installe à Vitebsk. Depuis quelque temps l'amant de la jeune fille dont Werefkin est la préceptrice, Hélène Nesnakomoff, celle-ci donne je jour à un fils en 1902. Il retourne à Munich où il commence à peindre des portraits. Il présente un tableau à l'exposition de la Sécession de Berlin. L'année suivante il séjourne en Bavière où il peint des paysages. Puis il passe le printemps à Carantec, en Bretagne. Il présente six toiles au Salon d'Automne en 1905 (l'année des « fauves »). Il fait la connaissance de Matisse. En rentrant à Munich, il s'arrête à Genève pour rencontrer Ferdinand Hodler. Il envoie plusieurs oeuvres au Salon d'Automne de 1906, qui sont présentée dans la section russe organisée par Diaghilev. A Munich, lui arrive travailler avec le peintre et moine hollandais Willibrord Verkbade, qui lui fait découvrir Paul Gauguin et Paul Sérusier. Il se rend à Paris et y visite l'exposition dédiée à Paul Cézanne, artiste qu'il admire beaucoup.

Il achète en 1908 une toile de Van Gogh, La Maison du père Pilon. Collectionneur passionné, il considère cette oeuvre comme un chef-d'oeuvre. Il passe l'été à Murnau avec Kandinsky et sa compagne, Gabriele Münter. L'année sui suit, il est l'un des fondateurs de la Neue Künstlervereinigung München et en devient le vice-président. Il séjourne en Italie, puis se rend en Russie. Quand la guerre est déclarée, il va se réfugier avec ses proches à Saint-Prex, en Suisse, au bord di Lac Léman. Il y réalise la série des Variations - une vue depuis sa fenêtre. A l'époque de la Révolution, il installe sa famille russe à Zurich. Il commence alors à peindre ses Têtes mystiques. Depuis 1907 et plus encore en 1908, il s'était mis à peindre des portraits dans un style qui n'avait rien d'académique. Il flirtait avec le fauvisme, sans pourtant aller aussi loin que ses pairs. Entre 1910 et 1911, il se révèle plus audacieux, comme on peut le remarquer avec La Bosse. A partir de cette oeuvre, il ne s'impose plus de limites dans la combinaison des couleurs et la construction formelle des visages. Sa Princesse Turandot (1912) montre jusqu'à quel point il a pu aller, dépassant de loin des audaces de Van Dongen. Ses natures mortes suivent la même évolution (il n'est que de voir la Nature morte à la cruche jaune, 1908, et encore plus la Nature morte à la cruche bleue, 1913).
Curieusement, ses paysages ont connu une autre chronologie car, dès 1908, il se montre novateur dans le traitement de ses sujets. Le Champ de maïs à Carantec (circa 1908) doit beaucoup à Monet et à Van Gogh, mais est néanmoins une création originale. L'une des plus belles compositions et aussi l'une des plus osées est sans nul doute Les Pins (circa 1911), avec des contrastes chromatiques que seul Munch aurait pu imaginer : il figure avec cette composition puissante parmi les inventeurs d'une beauté nouvelle et bouleversante. Sa Colline de 1912 a une ampleur aussi confondante avec ses rouges, ses orangés, ses verts et ses bleus. Le cycle des Variations, de 1914 jusqu'en 1920) qui fait admirer le même point de vue avec de nombreuses modalités différentes, allant de la figuration jusqu'à l'abstraction, semble une sorte de défi que le peintre s'est lancé à lui-même : condenser plusieurs manières de concevoir la modernité en peinture et représenter tous les possibles dans une expérience où il n'adopte presque jamais la même façon d'aborder la peinture. Une véritable gageure et un peu la somme de tout ce qui s'est fait au nom du Cavalier bleu. Ses Têtes mystiques marquent un retour à la figuration à partir de 1918. Mais il continue cependant à manipuler des contrastes violents de couleurs et une simplification accentuée des formes. Après cette phase, il en arrive à ses Têtes géométriques, qui sont quasiment abstraites, mais néanmoins lisibles, se résument à quelques traits ou plans colorés. Ses Méditations sont une nouvelle tentative de renouveler sa conception de l'art abstrait. Alexej von Jawlensky est peut-être l'un des artistes les moins connus en France du petit groupe d'artiste talentueux réunis autour de Kandinsky. Il n'est que temps de lui rendre hommage et de lui restituer la place qui lui est due dans la grande aventure de l'art moderne au début du siècle dernier.




Antonio Pizzolante, Parla di me, silenzio, Galleria Scoglio di Quarto, Milan, 48 p..

On retrouve dans l'oeuvre récente d'Antonio Pizzolante, telle qu'on peut la découvrir dans l'exposition présentée à la galerie Scoglio di Quarto à Milan de nombreuses citations des recherches récentes dans les arts plastiques. Mais l'artiste ne le a pas seulement déclinés : il est allé plus loin en tentant de comprendre comment les utiliser dans des optiques nouvelles. Dans un premier temps, l'impression de déjà vu, est un peu gênante. Mais petit à petit, on commence à mieux saisir les intentions de Pizzolante : ramener à la surface des éléments empruntés de droite et de gauche depuis les années 1970 (cela pour se donner un repère culturel et chronologique) dans les mouvements d'avant-garde en Europe et aux Etats-Unis pour les remodeler selon les humeurs et les idées qui naissent de ces métamorphoses.
Ses oeuvres sont accrochées au mur comme des tableaux, mais ce ne sont en rien des tableaux dans le sens traditionnel. Il s'agit d'assemblages de différents éléments, fabriqués à partir de matériaux de toutes sortes. Le résultat est tout sauf un collage. Il s'agit de matériaux souvent en relief qui sont agencé de sorte à constituer un tout cohérent et paradoxal. Le résultat se révèle être à la fois un tableaux, une sculpture et une proposition de nature conceptuelle, en somme, quelque chose en dehors des normes traditionnelles. Mais il y a plus : la matières et les techniques employés donnent lieu à des créations qui n'ont aucune familiarité avec ce que les productions récentes (minimalisme, hard edge, néo dadaïsme, installations de toutes sortes, etc.) Son désir semble être de recomposer le langage plastique de notre temps à travers la perversion des propositions déjà entrées dans notre histoire de l'art de ces dernières décennies. L'originalité de l'artiste ne réside donc pas de ses inventions, mais plutôt d'une réinvention de grammaires qui ont marqués ces divers mouvements et toutes ces pratiques radicales.
Il procède donc comme a pu le faire, par exemple, Edouard Manet, quand il a repris un dispositif de Giorgione ou du Titien. Il ne prolonge pas des hypothèses avancées par ses prédécesseurs : il les reconstitue selon un ordre qui n'appartient qu'à lui. C'est curieux et déroutant, mais aussi en rien provoquant. Il ne fait partie de ces artistes qui veulent détruire la peinture ou tout ce qui a pu représenter une modalité inédite de créer l'espace de la pensée esthétique ou provoquer des réactions indignées. Il serait même animé par une conception relativement « classique» en dépit de tout ce que nous venons de signaler. C'est un vrai défi.




Mort en lisière, Margaret Atwood, traduit de l'anglais (Canada)par François Dupuigrenet-Desroussilles, «  Pavillon poche », Robert Laffont, 396 p., 10 euro.

Margaret Atwood a du souffle pour ses interminables romans, elle est beaucoup moins à l'aise pour les nouvelles. A la fois trop bavardes et trop rapides (ce n'est pas un paradoxe n soi, mais la conjugaison de deux tendances caractéristiques qui entrent en contradiction). Dans la première des nouvelles recueillies dans ce volume, « Courrier du coeur », c'est la foule de détails qui y sont engrangés qui sont divertissants ; mais le récit lui-même n'est pas des plus engageants. Ce qui m'a le plus frappé, c'est l'écriture très relâchée, proche du langage vernaculaire le plus commun, émaillées d'expressions populaires sur le bord de la vulgarité. On a l'impression que ces histoires ont été tracées d'une traite sur le papier et puis n'ont pas été vraiment relues.
Les dialogues sont dignes d'un photoroman. En somme, il est difficile de goûter ces récits comme le froid d'une pensée littéraire, mais comme autant de courts feuilletons de journaux populaires. Et je ne parviens pas à comprendre le succès que peuvent avoir ces proses maladroites et bâclées. On en arrive à se demander si c'est la traduction qui est d'une qualité très discutable ou si c'est l'auteur qui a fait de choix d'une composition au ton débrayé. Ce volume a au moins une qualité : celle de nous interroger sur la littérature populaire d'aujourd'hui. Au XIXe siècle, on lisait dans les journaux Alexandre Dumas, Théophile Gautier, Charles Dickens, Walter Scott, Victor Hugo et tant d'autres écrivains parmi les meilleurs. Autres temps, autres moeurs ! Les choses se sont un peu dégradés le siècle dernier jusqu'à en arriver à ce genre d'histoires qui sont aussi banales que mal fichues. Quelle descente aux Enfers !




La Cigale du huitième jour, Mitsuyo Kakuta, traduit du japonais par Isabelle Sakaï, Babel, 352 p., 6, 70 euro.

L'héroïne de ce roman, Kiwako, commet un geste prémédité avec soin et assez inexplicable : elle enlève un nourrisson en l'absence de ses parents qui vivaient près de chez elle et s'enfuit dans les rues de Tokyo. Elle décide que cet enfant sera désormais le sien. Elle baptise la petite fille Kaoru (elle se prénomme en réalité Erina). Elle fait d'abord appel à l'aide de ses amis, mais en lisant la presse, elle apprend que la police mène une enquête sur une large échelle et qu'une large place est donnée à cette affaire. Alors elle décide de quitter la capitale. Sa fuite éperdue va durer plus de trois ans avant qu'elle ne soit arrêtée. L'auteur a très bien su camper ce personnage à la fois résolu et désemparé qui finit par croire d'être vraiment la mère de l'enfant. Ce périple éperdu fait découvrir le Japon d'il y a quelques décennies, qui, derrière l'illusion d'une modernité agressive dissimule des traditions et des moeurs d'autrefois. Cette dichotomie fait partie de cette aventure peu ordinaire que Mitsuyo Kakuta relate avec un art consommé de la narration.
L'histoire se déroule dans une durée relativement courte, mais l'auteur a été capable d'en rendre l'intensité et on a le sentiment que le temps s'est étiré. Et le roman ne se limite pas à cette seule anecdote digne des pages des faits divers des grands quotidiens. C'est aussi une méditation sur les origines, sur le poids d'un nom, d'un prénom, sur l'environnement familial. La finalité de l'auteur n'a pas de narrer un histoire d'enlèvement d'enfant en bas âge, mais plutôt ce que cela a signifié pour celle qui a accompli cet acte et, par la suite, comment l'a vécu la petite victime qui a grandi et qui est en mesure de réfléchir sur ce qu'elle a vécu en pleine osmose avec l'auteur de ce rapt.
Cela remet en cause un bon nombre d'idées reçues et révèle un Japon que nous ignorons. Toutes les réflexions plus ou moins gênantes et troublantes qui sont engendrées par cette aventure gomme de manière sensible l'excès de réalisme de Matsuyo Kakuta, qui est peut-être inutile car ce qui nous intéresse dans ces pages, ce sont les réactions suscitées par le désespoir profond de Kiwako, ce qu'elle a ressenti pendant tous ces mois chargés d'angoisse et de peur, mais aussi marqué par un amour sans limite pour cette petite fille, et ce que l'enfant a pu vivre. Kakuta a vraiment du talent et a su donner sa véritable dimension à ce drame.




La Voix de Jérusalem, Israël Zangwill, traduit de l'anglais par Andrée Jouve, Allia, 224 p., 13 euro.

On l'a surnommé le « Dickens du ghetto » car il a écrit à partir de 1896 une série de livres sur les enfants du ghetto. Israël Zangwill ((Londres 1864-1926) a en effet écrit une série d'ouvrages consacrés à l'enfance dans les ghettos d'Europe. Il a fait en partie ses études primaires dans une école londonienne destinée aux fils d'émigrants (ses parents étaient venus de Russie). Plus tard, il est diplômé à l'université de Londres. Il a commencé très tôt à écrire des contes. Il a choisi différents pseudonyme pour les publier : J. Freeman Bell, Markshallik ou la comtesse von S. En 1892, il publie Une étude d'un peuple particulier. Ce dernier livre (il le corrige à la toute fin de son existence) débute d'une manière curieuse car il explique (ce qui d'ailleurs est la pure logique) que le christianisme a pris racine chez les Juifs bien avant la venue de Jésus.
Il n'est pas le premier à la dire. Ernest Renan l'avait écrit avant lui, et quelques autres encore. Il souligne ensuite le fait que l'Ancien Testament a été en partie réécrit par les chrétiens. Zangwill s'interroge sur la place de l'homme juif dans le monde moderne et se rend compte qu'il n'y a pas qu'au temps de l'Inquisition que ses congénères sont stigmatisés. Il rappelle que ces mauvais traitements infligés aux Juifs fait partie intégrante de la culture chrétienne - il prend pour exemple la croisade qui a vu la destruction des ghettos de la région du Rhin et, en 1099, s'achève par la mise à mort de tous les Juifs de Jérusalem par le feu. Les pogromes modernes font écho à ces atrocités, chacun dans le style propre à chaque pays, que ce soit en Russie, en Pologne, en Ukraine, en Galicie, en Hongrie. Et nombreux furent ceux qui étaient convaincu que les Juifs appartenaient à une race inférieure et que le Christ tait un Germain.
Il rappelle quel défi a pu lancer Jérusalem aux Romains et à leur empereur, Titus. L'auteur énumère alors tous les reproches qui sont faits aux Juifs, en particulier la crucifixion du Christ, mais aussi l'immoralité supposée régnant avant le Nouveau Testament (d'où les critiques bibliques allemandes ou hollandaises), même la destruction des anciens dieux. Il examine ce qui fait la différence entre la synagogue et l'église, s'appuyant sur de nombreux auteurs, et conclue sur les lois. Zangwill a été l'un des grands représentants du sionisme aux côtés de Theodor Herzl avec lequel il rompt pour créer sa propre organisation, l'Organisation territoriale juive en 1905. Il était persuadé que les prophéties étaient des fossiles et qu'elles n'annonçaient rien de tangible. Le sionisme n'était en fait qu'un rêve nébuleux et poétique. Bien sûr, le sionisme moderne est bien loin du vieux sionisme mystique. Mais il doute fortement que la Palestine fondée par les Anglais puisse ressembler à celle de la Recréation. Dans un discours prononcé en 1907, Zangwill souligne qu'il est inapproprié de croire que la Palestine soit le territoire approprié pour le peuple juif. Ce qui est vraiment passionnant dans ces pages, c'est que leur auteur discerne des problèmes - par exemple, le problème arabe - comme autant d'obstacles majeurs de la nouvelle Palestine. Il devine un exode arabe, mais ne voit pas pour autant la fondation d'un Foyer national juif. On a, ans la dernière partie du livre, le sentiment que Zangwill est un contemporain et que tout ce qu'il raconte de la diplomatie de l'après-guerre est ce que nous vivons en ce moment.
Gérard-Georges Lemaire
17-06-2021
 

Verso n°136

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