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[verso-hebdo]
12-03-2020
La chronique
de Pierre Corcos
Deux portraits
L'excellent réalisateur allemand Jan-Ole Gerster (cf. Verso Hebdo du 20/6/2013) nous offre, avec Lara Jenkins, le portrait fin, intime, rigoureux, d'une femme de soixante ans qui incarnerait admirablement la figure du « ressentiment », telle que Nietzsche en a dessiné les contours... N'ayant pas pu épanouir, par manque de générosité ou pusillanimité, ses talents de musicienne, Lara en veut secrètement à son fils Viktor d'avoir, lui, réussi une carrière de pianiste et compositeur, à ses anciens collègues fonctionnaires d'avoir été les miroirs de son ratage, à son ancien mari de l'avoir jugée, et à la petite amie de son fils d'être simplement heureuse, et riche de sa jeunesse. Aigrie, bilieuse, antipathique, froide et roide (l'attitude physique du personnage est très bien rendue par la comédienne Corinna Harfouch), un rictus de dégoût collé au visage, ce personnage féminin a suffisamment passionné le cinéaste pour qu'en une succession de scènes significatives et se déroulant sur une seule journée (celle de son anniversaire et du concert donné par son fils), il en dévoile les multiples facettes, y compris celles qu'on n'attend pas. Un désespoir secret (elle hésite à se suicider au tout début du film), de maladroites tentatives de s'amender, des rares élans de gentillesse presque douloureux, une esquisse de rédemption finale nous rappellent que la complexité de tout être humain n'attend, n'espère en fait que l'attention bienveillante d'un observateur sans a priori, psychanalyste ou cinéaste... En ce qu'il donne au spectateur tous les moyens de comprendre une personne, et par sa précision discrète mais instructrice, le portrait cinématographique de Lara Jenkins démontre l'habileté et le sens aigu de la mise en scène de Jan-Ole Gerster.

Mais il en est des portraits au cinéma ce qu'il en est des portraits en peinture ou en littérature : certains remplissent talentueusement leur mission d'investigation en mettant au service d'une vérité psychologique les moyens propres à chacun de ces différents arts, tandis que d'autres, portés par le génie, l'inspiration de leur auteur, débordent cette mission et nous ouvrent à toute une représentation du monde, qui est justement celle, unique et irréductible, de leur créateur. Le film de Gerster éclaire parfaitement la personnalité de Lara ; mais celui, restauré, de Fellini, fait bien davantage avec le portrait de Cabiria, qui devient symbole, icône, et nous invite à entrer dans un autre monde, avec ses valeurs et ses manières originales.

Les nuits de Cabiria date de 1956, et Giulietta Masina obtint le prix d'interprétation féminine à Cannes. Le personnage de cette petite prostituée dans les faubourgs de Rome s'avère plus riche que ses attributs psychologiques. Naïve par idéalisme, à la fois tendre et bagarreuse, bien plus clownesque que séductrice, Cabiria détonne vraiment dans ce milieu de prostituées devenues cyniques et amères, au point qu'elle passe un peu pour folle... Sa fantaisie chaplinesque la fait chaque fois rebondir, comme une balle multicolore, sur le dur sol de la réalité. La condition misérable et bouchée de la prostitution, la cupidité sans vergogne des hommes qui abusent de toute candeur et arnaquent, voilà cette réalité désespérante qui a vite blindé, durci, caparaçonné toutes les femmes qui l'entourent. Seulement voilà, et c'est à la fois pathétique et merveilleux, Cabiria croit de tout son corps et de toute son âme en la vie et en sa perpétuelle jouvence... Elle possède la grâce de cet extraordinaire clochard et gentleman qui, sous les traits de Charlot, transfigurait le sordide en humour et poésie. Ne symbolise-t-elle pas, discrètement, une certaine figure de l'artiste alchimiste qui transmue le plomb du réel en or de l'imaginaire ? Enfin ne représente-t-elle pas ce médium qui assure le passage difficile entre le monde rugueux, contraint et immanent du néoréalisme italien et celui, truculent, baroque et foisonnant de Federico Fellini ? Auquel cas, la substance de ce portrait cinématographique déborde largement du modèle et de sa psychologie...
Si les premières images du film et le décor de terrain vague, morne et marécageux qu'elles campent ressortissent clairement du néoréalisme, tout comme les constructions laides au lointain ou les coins sinistres où opèrent les prostituées, en revanche les défilés baroques pendant la virée Via Veneto, les scènes spectaculaires de music-hall ou de pique-nique, les nombreux personnages excentriques et surprenants qui habitent les nuits de Cabiria procèdent à l'évidence - ainsi que leur accumulation sans autre souci que celui de produire le foisonnement, l'exubérance - de l'esthétique fellinienne. Le portrait de Cabiria ne peut pas être isolé de ses fonds et décors. Et il sert en plus de tremplin à ce mouvement original du cinéaste, qui exhibe continuellement la globalité du theatrum mundi (ou plutôt du circum mundi), soit la profusion lumineuse du spectacle en même temps que les mesquines réalités des coulisses... Victime d'un hypnotiseur qui lui fait halluciner le bonheur ou d'un escroc qui lui fait rêver au grand amour, victime permanente de sa candeur, Cabiria échappe pourtant à la boue de sa condition dans laquelle la brutalité de la misère sociale veut l'engluer, simplement parce qu'elle voit de son regard enfantin, et nous fait voir, avec la caméra visionnaire de Federico Fellini, la truculence, le merveilleux et le fantastique de la réalité.
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
12-03-2020
 

Verso n°136

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