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[verso-hebdo]
19-03-2020
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Franciszka Themerson, Nick Wadley, Franciszka Themerson, Idea Books, 244 p.,

J'ai fait la connaissance de Franciszka Themerson quand je suis allé dans la belle et poétique maison de Warrington Crescent à Londres afin de pouvoir rencontrer son époux, Stefan, que je désirais publier dans la collection que je venais de créer chez Christian Bourgois, « les derniers mots ». Elle était discrète, bien trop effacée à mon goût, comme si elle ne voulait pas gêner notre relation naissante. C'est vrai qu'alors je me suis consacré sur la publication en français de Bayamus et de Ouaff Ouaff, et que j'ai négligé son oeuvre picturale, ce que je regrette beaucoup. Elle est née à Varsovie en 1907. Fille du peintre Jakub Weinles. Elle a fait ses études artistiques à l'Ecole des Beaux-arts de sa ville. Elle en sort diplômée en 1931. C'est à l'époque de ses études qu'elle fait la connaissance de son futur mari, Stefan Themerson (alors étudiant en physique et qui va ensuite s'inscrire au Polytechnique de Varsovie pour étudier l'architecture). Elle a réalisé avec lui plusieurs films expérimentaux, dont Pharmacie (1930), Europa, d'après un poème d'Anatol Stern (1931-1932), Court-circuit (1935), Les Aventures d'un bon citoyen (1937).
En 1935, ils ont fondé une coopérative cinématographique. Elle s'est mariée en 1931. Elle s'est installée à Paris en 1938. Elle a commencé à peindre, mais on ignore tout de ce qu'elle a pu faire jusqu'en 1940 (il s'est enrôlé dans les forces polonaises combattant en France), quand, face à l'invasion allemande, elle est allée chercher refuge en Grande-Bretagne. Stefan Themerson est resté bloqué en France pendant deux ans, changeant souvent de ville, séjournant à Toulouse ou à Paris, puis à la campagne où il travaille dans les champs, avant de pouvoir la rejoindre à Londres. Ils ont alors tourné deux films, Calling Mr Smith en 1943 et The Eye and the Ear (remake d'Europa) entre 1944 et 1945. Une fois la guerre finie, ils ont fondé une maison d'édition nommée Gaberboccchus.
Ils ont publié, entre autres, Ubu roi d'Alfred Jarry, Les Exercices de style de Raymond Queneau, la poésie de Guillaume Apollinaire et un essai de Bertrand Russell. Stefan Themerson y a publié l'essentiel de son oeuvre littéraire. Quand elle s'était retrouvée seule à Londres, elle s'est surtout consacrée au dessin et une anthologie de ses croquis a été publiée. Au sein de leur maison d'édition elle a souvent contribué à l'illustration des livres publiés par leurs soins, mais elle s'est aussi consacrée à son oeuvre picturale. Ses premiers tableaux sont figuratifs, mais ont une tonalité onirique et même vaguement surréaliste. Elle a aimé représenter des foules dans les rues, les individus étant traités en transparence. Mais dès 1947, elle a changé tout à fait d'orientation en choisissant des représenter des personnages qui ont une apparence grotesque, qui s'enchevêtrent souvent les uns dans les autres et qui rappellent de loin l'Art brut de Jean Dubuffet. Tous ces personnages sont imprimés dans un espace qui ne connaît presque plus la loi de la relativité et sont enfermés dans de nombreuses lignes noires. A ses yeux, ce sont des « concentrations d'émotions » qui se situent aux confins de l'abstraction et de la figuration (mais cette dernière n'est jamais abandonnée). Elle a d'ores et déjà trouvé l'esprit de son esthétique. Mais jamais elle ne s'arrêtera à une formule pour se contenter de la décliner à l'infini. Elle n'a cessé dès lors de travailler avec une plus grande liberté graphique, mais aussi chromatique.
Mais, peu à peu, elle s'est orientée vers la monochromie : ses toiles sont presque intégralement blanches, ne faisant au fond que donner plus de corps à ses premières intuitions. Mais ce n'est pas une règle absolue : par exemple, en 1960, elle a composé une grande toile sur fond rouge, intitulée Voici un Monsieur qui a été développé par l'Etat, avec une forte tendance à la distorsion des formes. Elle a eu parfois recours à de très nombreuses techniques, comme le collage, l'assemblage, le relief, sans jamais s'arrêter sur l'une d'elle longtemps. Chaque ouvrage a été une expérience nouvelle pour elle. Mais elle en est toujours revenue au blanc, comme le montre une toile divertissante comme Napoléon as seen by Wellington, or vice versa de 1975. Le jeu, l'humour, le mot d'esprit ont toujours été présents, à plus ou moins haute dose dans son art. Une de ses oeuvres les plus remarquables a été celle qui a accompagné la publication de la pièce d'Alfred Jarry, Ubu roi, en anglais. Elle a d'abord fait une longue série de dessins en noir et blanc, qui a donné lieu à une parution sous forme de livre par la suite et aussi à la création de costumes pour la représentation donnée à l'Institute of Contemporain Art à Londres le lundi 10 février 1952. Elle a exprimé dans cet important ensemble burlesque l'essence de son univers plastique d'alors. Elle a renouvelé ce genre d'expérience en 1968 avec les costumes de L'Opéra de quat'sous pour un théâtre de marionnettes de Stockholm. Franciszka Themerson mérite vraiment de figurer dans le prestigieux panthéon de l'art britannique du siècle passé auprès de Wyndham Lewis, de Graham Sutherland et de Francis Bacon.




A fleur de peau, Catherine Lepdor & Camille Lévêque-Claudet, Editions Hazan / musée cantonal des Beaux-arts, Lausanne, 240 p., 29,95 euro.

Nous avons l'habitude de parler de Sécession viennoise pour tout ce qui se rattache à la révolution esthétique qui se déroule dans la capitale de l'Empire austro-hongrois à la toute fin du XIXe siècle et au début du XXe. Il s'agit à l'origine d'un groupe d'artistes, de différents styles, qui refusent les préceptes de l'académisme. Mais elle ne représente pas cette tendance qui se rapproche du Jugenstil (ce que nous appelons en France Art nouveau). Ce n'est qu'en 1892 qu'un certain nombre - dont Gustave Klimt, Josef Hoffmann, Josef Olbrich - que ces créateurs se détachent de leurs collègues pour créer un esprit véritablement novateur auteur de la notion de Secessionstil. Leurs aspirations se traduisent aussitôt e deux façons : la construction d'un édifice par Josef Maria Olbrich et le lancement d'une revue très luxueuse baptisée Ver Sacrum.
Le succès de ces architectes et artistes qui rompent les digues de la convention est presque immédiat : l'aspect de Vienne est transformée à une époque où l'on a construit beaucoup de nouveaux bâtiments et même une station de métro comme celle de Karlplatz réalisée par Otto Wagner. Les arts appliqués sont particulièrement développés avec la fondation en 1903 de la Wiener Werkstätte. Avec cette exposition, on comprend que les commissaires ont eu pour premier objectif d'offrir au public une vision aussi large que possible de l'esprit de la Sécession, ne saurait-ce qu'en ne se limitant pas aux artistes les plus connus. Aux côtés de Klimt, d'Egon Schiele (son élève) et d'Oskar Kokoschka, ces deux derniers représentant déjà la seconde génération, on trouve Koloman Mauser (qui a renoncé à la penture pour se consacrer exclusivement au design) ; on trouve des peintres moins connus comme Josef Engelhart, Arnold Schönberg, le musicien, qui a peint des tableaux très frappants par leur singularité, Otto Friedrich, Max Kurzweil, pour ne citer qu'eux. C'et déjà une excellente chose. Le second objectif a été de mettre l'accent sur la notion de peau, qui ne me semble pas très pertinente.
Sans doute plusieurs d'entre eux ont fait des nus et même des dessins ou même des tableaux érotiques (surtout Klimt et Schiele), mais cela ne saurait être la clef de cette aventure esthétique qui s'est conclue avec la Grande Guerre. Mais cela nous importe assez peu car le choix des oeuvres et aussi du mobilier et des objets de toutes sortes produits dans la perspective de ce renouvellement de l'art suffisent à nous faire apprécier à sa juste mesure cette exposition d'une qualité indéniable, qui permet de comprendre quels ont été les enjeux de cette grande affaire. Qui l'a visitée ou a consulté le catalogue peut se faire une idée assez juste, même si elle n'est pas exhaustive de cette métamorphose qui a coïncidé avec une autre transformation, celle des idées (avec la psychanalyse par exemple) et l'émergence d'une incroyable génération d'écrivains (Karl Kraus, Arthur Schnitzler, Stefan Zweig, Josef Roth, et bien d'autres encore)qui ont fait de Vienne une capitale pouvant rivaliser avec Paris, même si l'art moderne ne s'y implante pas d'une façon comparable. Les commissaires, qui se sont sans doute trompés sur ce qui caractérise l'esprit de tous ces artistes et architectes, nous ont néanmoins offert un parcours très originale et une vision différente de tout ce que nous avons pu voir et lire sur la question.




Unica Zürn, musée d'Art et d'Histoire de l'hôpital Sainte-Anne / Editions in fine, 176 p., 25 euro.

Unica Zürn (1916-1970) est une artiste d'origine allemande (elle est née à Berlin) encore peu connue du public français. Elle a commencé par travailler comme sténotypiste en 1936. En 1942, elle a épousé un commerçant dont elle a eu deux enfants. Elle a divorcé sept ans plus tard et a commencé à fréquenter le monde de l'art. Elle s'est mise alors à écrire des récits. Elle a fait la connaissance d'Hans Bellmer en 1953 et est allé vivre avec lui à Paris. Ce dernier l'a introduite dans le milieu surréaliste. C'est alors qu'elle s'est mise à faire ses Anagrammes. Elle les a présentés dans une galerie de Berlin puis à la galerie Le Soleil dans la tête à Paris.
Elle s'est essayée à la peinture et a vite renoncé à cette technique : elle lui a préféré le dessin, principalement à l'encre. Elle a fait la connaissance d'Henri Michaux en 1957, qui lui a inspiré le personnage principal de L'Homme-Jasmin, qu'elle va écrire entre 1963 et 1965. Elle est alors internée et fait une tentative de suicide. Elle a fait plusieurs séjours dans desstructures psychiatriques pendant dix ans, mais cela ne l'a pas empêché de dessiner. Elle a pris part à l' « Exposition internationale du surréalisme » en 1959. Elle a exposé ses oeuvres à la galerie Le Point Cardinal à Saint-Germain-des-Prés en 1963-1964. Le catalogue est présenté par Max Ernst. Sombre printemps a paru en 1971. Puis elle est de nouveau internée en 1970. Hans Bellmer a rompu avec elle par courrier. Elle s'est rendue chez lui et puis s'est suicidée. Au début des années 1960, ses compositions représentent le plus souvent des animaux fantastiques qui ont un aspect angoissant.
Et quand il s'agit de figures humaines, elles sont presque toujours monstrueuses et menaçantes. C'est la grâce du trait qui insinue la beauté dans ces extrapolations de son imaginaire. Elle a parfois utilisé la couleur dans des papiers du milieu des années 1960. Son univers plastique est souvent pléthorique, avec une multitude de détails. Il est très attachant en dépit de son caractère sombre et tourmenté. Si elle n'a pas développé des périodes très significatives, elle ne s'est tout de même pas enfermée dans un système clos et donc répétitif. C'est ainsi qu'on peut voir des dessins aux traits fins et noirs sur une page inaltérée. Ces dessins peuvent même avoir été légèrement colorés. Elle a également tiré de ses graphies des gravures (qui s'y prêtaient merveilleusement bien), comme l'a fait Hans Bellmer. Le temps a passé et alors que Bellmer est devenu une célébrité, elle est jusqu'ici demeurée dans son ombre. Pourtant, elle a peu de similitude avec lui sinon dans le goût pour l'art graphique et peut-être l'étrangeté. Et puis sa littérature, tout aussi étrange que ses dessins, mérite d'être découverte. A noter par rapport à Bellmer : il n'y a pas chez elles de scènes érotiques. Il faut espérer que cette rétrospective la fasse enfin sortir de ce purgatoire où on l'a jetée avec mépris. Cette exposition est une magnifique opportunité d'une belle redécouverte.




Voyages d'une vie, Henry James, édition traduite et présentée par Jean Pavans, « Bouquins », Robert Laffont, 992 p., 32 euro.

Le New Yorkais d'origine irlandaise Henry James (1843-1916), frère de William James, son aîné, a commencé à voyager en Europe (Paris, Bonn, Genève, Bologne, etc.). En 1852, il s'inscrit à la faculté de droit d'Harvard, mais ne poursuit pas ses études. Depuis longtemps, il a le goût de l'écriture et il publie son premier ouvrage en 1863 (anonyme) A Tragedy of Errors. Il aussi publié des articles sur la littérature et a fait paraître sous son nom une nouvelle, The Story of a Year dans l'Atlantic Monthly en 1865. Il a fait un long voyage en Europe entre 1869 et 1870 (France, Grande-Bretagne, Italie). Il a écrit son second roman, Roderick Hudson, qui a vu le jour en 1875, à l'époque où il vit à Cambridge, puis tente de se lancer dans la production de pièces de théâtre (c'est un échec, et cet échec durera toute son existence, le privant de revenus substantiels). Il retourne une fois de plus en Europe en 1872, où il va en Italie avec sa tante, ainsi qu'en 1875.
A Paris, il fait connaissance d'Emile Zola, de Gustave Flaubert, de Guy de Maupassant les quelques mois où il y réside. Mais il décide alors de s'installer à Londres. C'est là pour lui un choix définitif (il se fera d'ailleurs naturaliser anglais au début de la Grande Guerre). Pendant cette période particulièrement féconde, il a écrit Daily Miller, Portrait de femme, Washington Square... Il est renté aux Etats-Unis à cause du décès de sa mère et a résidé à Washington. Mais il n'a pas tardé à retourner sur le Vieux Continent. Il a fait un dernier voyage en France en 1882, rédigeant un guide, A Little Tour in France. En 1884, sa soeur malade le rejoint à Londres. Il a produit beaucoup et son oeuvre n'est pas mal accueillie (en dehors de son théâtre !). Bien qu'il adore Londres, il a eu soudain la nostalgie de l'Amérique et y est retourné en 1904.
En 1905, il a fait une tournée de conférence dans tout le pays. A son retour en Angleterre, il a commencé à préparer ses oeuvres complètes, qui doivent paraître chez Scribners en seize volumes. Il y a travaillé de 1903 à 1906 et a rédigé dix-huit préfaces où il commente son travail et se fait mille reproches. Cela a eu des conséquences catastrophiques lors de leur publication : c'est un échec cuisant. Son amie et riche admiratrice Edith Warthon a arrangé en secret avec un éditeur américain un contrat généreux à son bénéfice pour le sortir de sa mélancolie et de sa précarité financière. Jamais Henry James n'a eu de son vivant la notoriété qui aurait dû lui revenir. Sans nul doute l'un des plus grands écrivains anglo-saxons de son temps, peut-être même le plus grand. Mais même sa gloire posthume n'est venue qu'assez tard.
Ces quelques lignes ne peuvent donner qu'une idée peu approfondie de sa vie et de sa carrière. Il a écrit un nombre vertigineux de romans et de nouvelles. Et des essais. Pour moi, ses oeuvres les plus marquante sont ses Carnets et puis ces fameuses préfaces : s'il demeure sous bien des aspects un auteur du XIXe siècle, il a aussi des réflexions sur la chose littéraire qui sont d'une grande modernité. Un work in progress à sa façon.
Ce que j'ai voulu souligner précédemment, c'est son goût très prononcé du voyage. Henry James n'est pas, comme beaucoup de ses contemporains, attiré par l'exotisme et l'orientalisme. L'Italie est pour lui une de ses patries d'adoption avec la France, dont il ne connaît pas bien les langues. L'Angleterre s'est imposée comme sa seconde Nation parce qu'elle était bien éloignée du provincialisme américain. Les trois ouvrages que Jean Pavans a réunis avec beaucoup de soin et d'intelligence dans ce fort volume sont tardifs : les Heures anglaises paraissent en 1905, les Heures italiennes quatre ans plus tard et la Suite américaine en1907. Ce texte lui a été inspiré par ce long voyage à travers tous les Etats de son jeune pays d'origine quand il a fait cette série de conférences. Faute de place, je me limiterai à commenter l'ouvrage sur la péninsule italienne (les deux autres sont aussi beaux, mais moins révélateurs, car il demeure dans des régions où l'on parle anglais). Pour lui, l'Italie est encore l'idéal du Grand Tour, mais avec de nombreux amendements. L'oeuvre se présente comme un journal, où se mêlent les rencontres et les promenades. Son voyage romain n'a rien d'un voyage d'étude ni d'une quête passionnée de ce grand passé. C'est plutôt un carnet de notes où il a consigné ce qui s'est déroulé de notable dans une ville qui ne peut que présenter son passé illustre.
Fondamentalement, on parcourt les rues et les parcs en sa compagnie et en toute simplicité. Pas de leçons d'histoire, pas de grands personnages évoqués, mais la découverte d'un monde plein de surprises et de beautés. Pour la Toscane, il en est un peu autrement. A Sienne, il décrit plus volontiers des oeuvres de Lorenzetti et de Beccafumi. Il en est de même pour Florence, où il laisse éclater sa joie devant les chefs-d'oeuvre de ses artistes. Mais si ses descriptions souvent précises, il ne s'applique jamais à une visite en coupe réglée. C'est plein de charme et de dilettantisme recherché, car son désir a été de se laisser emporter par ces paysages urbains, ses cathédrales, ses monuments et ses suggestions. Tout le contraire de Stendhal !




La Minute bleue, Corps étrangers III, Patrick Froehlich, Les Allusifs, 144 p..

Ancien médecin oto rhino laryntologiste, il a abandonné la chirurgie pour se consacrer à l'écriture. Mais le plus curieux de cette affaire, c'est que sa formation et que sa profession se sont retrouvées au centre d 'une trilogie dont cette spécialité est l'épicentre. Mais qu'on ne croit pas qu'il ait voulu faire des romans dans l'optique du docteur André Soubiran, avec ses populaires Hommes en blanc, deux fois adaptés au cinéma, en 1955 et en 1965, (à noter qu'il est également l'auteur de Pour combattre la cellulite) ou qu'il ait souhaité discuter la technique de son métier. En fait, il a tenté de révéler (et de se révéler à lui-même) tout ce que pouvait impliquer ce métier dans la vie d'un homme qui a souhaité s'y consacrer corps et âme.
Il y a chez certains médecins un engagement moral total qui pourrait être rapproché de la prêtrise, qui aurait remplacé la foi par la science et parfois par la foi dans la science, malgré tous les aléas de l'expérience clinique. Il y a dans ce livre une forme d'introspection, mais aussi bien des interrogations et des doutes, et aussi une confession, pas très rousseauiste, mais qui n'en est pas moins prégnante. Très vite, il en vient à ce qu'il ressent comme praticien. En fait sa propre réalité commence par la description d'un cauchemar où le langage se change en des borborygmes. Quand le narrateur évoque enfin la vie intime, il est conscient du poids qu'a été de repenser à toutes ces années où il a été confronté aux gestes et aux mécanismes de ce travail dont l'humain est la matière première. Sa conscience très élevée de ce que la médecine impliquait lui a fait perdre un certain nombre de choses fondamentales, comme la sensibilité, une sociabilité réduite, une tension permanente même loin des hôpitaux. Il décide d'entreprendre un voyage en France. Il se retrouve à Lyon où il a fait ses premières armes, puis songe aux années passées à Bruxelles. Sa mémoire se délie et les souvenirs reviennent dans un ordre singulier. Tous ces moments issus d'autrefois se confondent le plus souvent avec des moments chirurgicaux, comme s'il s'était en partie dédoublé.
Cette sorte de journal intime n'a de laisse de faire remonter à la surface des expériences qui se répètent sans cesse et qui sont chaque fois un défi pour le médecin. Elles se confondent avec la vie familiale, les voyage, la vie dans sa plus grande banalité, les émotions esthétiques (comme en témoigne le voyage à Rome). Peu à peu, le texte n'est plus un récit dans le sens classique, se métamorphose en une sorte de mauvais rêve éveillé et fait que le roman prend une tournure inattendue. Car s'agit-il seulement d'un roman ou d'une sorte de fiction qu'est la relation d'une existence particulière ? La Minute bleue est une pièce d'écriture assez troublante, mais aussi fascinante et même si elle contient une charge d'angoisse, elle apporte une sorte de délectation de lecture. Cela est sans doute la conséquence d'une recherche de la manière la plus juste de dire comme une totalité, pour l'être humain, mais une totalité faite de bris d'instants emportés par le même flux, mais en fonction de stratifications très différentes. C'est un beau livre car Patrick Froehlich a très su faire que l'autobiographie ne soit que le substrat d'une vision de la course du temps tel que nous l'éprouvons rétrospectivement.




Anus Mundi, cinq ans à Auschwitz, traduit de l'allemand par Frank Staschitz, préface dde David Rousset et de Mieczyslaw Kieta, « Le goût de l'histoire », Les Belles Lettres, 592 p., 15 euro.

Avant de parler de l'ouvrage proprement dit, je souhaiterais dire deux mots à propos des préfaces et d'abord de celle de David Rousset (1912-1997) écrit en 1980 pour la première édition chez Robert Laffont. Cet universitaire qui a été un grand résistant, a été arrêté par les Allemands et un inspecteur français en 1943. Il a été emprisonné à Fresnes et puis envoyé à Buchenwald d'abord, puis dans d'autres camps par la suite. Il a été libéré à Wöbbelin lors de l'arrivée des troupes américaines. Après la Libération, il a écrit L'Univers concentrationnaire, qui a paru en 1946 et a reçu le prix Renaudot. Il a ensuite écrit un roman, Les Jours de notre mort, qui dépeint une nouvelle le monde des camps, qui est sorti un an plus tard. L'impact de son premier livre a été énorme, et à juste titre. Mais il faut se souvenir qu'à l'époque on ne parle quasiment pas des camps de la mort et ce ne sera que bien plus tard qu'une littérature a fait son apparition sur cette question.
Ce qui est très gênant dans ses propos, c'est qu'il s'emploie plus à faire un parallèle avec les camps nazis et les goulags. En premier lieu, la comparaison n'est pas exacte et elle détourne tout de même le regard de la réalité de la soi-disant solution finale. Depuis 1947, il a mené campagne pour dénoncer le système concentrationnaire soviétique. Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty ont mis en cause ses sources d'information. Il n'avait pas tort sur le fond, mais sur sa façon de présenter les choses et de composer son dossier d'accusation. Il retombe dans ce même travers dans ces pages d'introduction et nous empêche de comprendre la spécificité des camps de la mort nazis, qui n'ont rien de commun avec les camps soviétiques. Un seul point selon moi déterminant est celui du pillage accomplit par le IIIe Reich : il explique que les personnes envoyés à la mort étaient dépouillés, ce qui est exact, et fait partie d'un plan qui a été mis en place avant la construction des camps en question. Le sujet est beaucoup plus vaste et aurait mérité plus d'éclaircissements. Rousset a été l'un des premiers intellectuels français à dénoncer le système répressif soviétique et il avait raison. Mais il a utilisé ce grand témoignage pour s'en servir de tribune, ce qui n'est pas convenable. La préface de M. Kieta (1920-1984) est beaucoup plus intéressante et, avec beaucoup de simplicité, cet ancien déporté a su exposer en quoi ce système était intégré à l'ensemble du régime nazi. Ce qui frappe dans cet énorme livre, c'est la faculté de Wieslaw Kielar (1919-1980) de raconter ces cinq longues années sous une forme romanesque.
C'est l'inverse de ce qu'a voulu faire Primo Levi, qui, lui, s'était attaché à démonter tous les rouages du fonctionnement d'un camp de la mort (Se questo è un uomo, 1946). Il n'a pas cherché à détailler les mécanismes de l'extermination, mais plutôt à documenter la vie quotidienne de ces malheureux. C'est absolument remarquable. La narration est extraordinaire car on peut comprendre ce qu'a pu être le vie dans cet enfer. Quand on lit ces pages, on a l'impression de vivre dans une société qui complètement modifié ses règles, sa morale, le sens de l'existence, du travail, des relations humaines. La mort y est omniprésente et même une sorte de spectacle incessant. Mais les menées des uns et des autres continuent malgré tout, comme si tout cela était devenu la normalité. Il y a dans son livre une dimension surréaliste, car l'irréalité abjecte de ce qui se déroule dans cette ville fantomatique peut sembler quasiment une nouvelle norme et une nouvelle réalité des choses. On suit le destin de toutes ces femmes et de tous ces hommes qui sont condamnés mais qui, pour la plupart, malgré tout ce qu'ils peuvent voir à chaque instant, s'efforcent, contre toute évidence, de poursuivre leur destin. Sans doute personne n'est dupe, mais il faut aller au bout de la journée et tenter de connaître une autre journée sans être tué. Ce qui est étrange, c'est qu'on se met à lire cet énorme ouvrage comme une fiction écrite par un auteur qui aurait été le témoin d'une alternative à la vie sociale telle qu'on l'avait connue jusqu'alors. L'horreur de ce qui y est dépeint ne semble plus aberrant, l'effroi de ce cauchemar bâti avec règles et compas par des ingénieurs laisse la place à une sorte de fascination étrange. Rien n'est plus vraiment révoltant, alors que tout l'est au-delà de ce que la conscience peut admettre. C'est un chef-d'oeuvre. On y découvre la vérité de ce génocide inédit, mais aussi les êtres qui en ont été les victimes, certains ayant eu la possibilité de ne pas succomber tout de suite.
L'auteur lui-même a été l'un des premier a y être incarcéré le 14 juin 1940. Sa survie, il la doit sans doute au fait qu'il était membre d'un des kommandos du krematorium. Etrange qu'un telle oeuvre ait été oubliée si longtemps ! Elle devrait figurer bien sûr dans les archives historiques, mais aussi dans les rayons des bibliothèques de chacun d'entre nous pour d'une part ne jamais oublié ce qui s'est passé là et d'être ouvert comme quelques uns des grands classiques et d'autre part, pour être perçue comme une pièce majeure de la littérature.. Sa force réside dans le fait qu'il ne tombe jamais dans le pathos et que ce qui y profondément dramatique n'est jamais souligné, mais plutôt décrit avec l'idée que c'était bien la représentation d'un nouveau monde, que l'auteur a vu s'édifier au fil du temps.
Gérard-Georges Lemaire
19-03-2020
 

Verso n°136

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