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[verso-hebdo]
10-10-2019
La lettre hebdomadaire
de Jean-Luc Chalumeau
Degas à l'Opéra
L'exposition Degas à l'Opéra, jusqu'au 19 janvier 2020 au musée d'Orsay, puis en mars à la National Gallery of Arts de Washington est tout à fait remarquable. Elle est placée sous la direction de Henri Loyrette, ancien patron d'Orsay et du Louvre, spécialiste reconnu de Degas (sujet de sa thèse de doctorat) qui fut, on s'en souvient, le co-responsable de la grande exposition Degas au Grand Palais en 1988. Henri Loyrette soulignait déjà à ce moment que le jeune Edgar Degas s'était vite affranchi de l'influence d'Ingres pour parvenir, dès le début des années 1870, à des chefs d'oeuvre où il apparaissait « tel qu'en lui-même ». Or ces chefs d'oeuvre (Loyrette citait L'Orchestre de l'Opéra, 1870, et le Foyer de la danse, 1872, musée d'Orsay) sont bien présents en 2019, mais accompagnés de deux tableaux qui n'avaient pas été mis en valeur il y a 31 ans : les deux versions du Ballet de Robert le Diable, qui sont au centre de textes et d'analyses qui en font les véritables oeuvres-phares de l'exposition, celles qui révèlent le « vrai Degas ».

Il s'agit du tableau de 1871-1872 au format en hauteur (66 x 54,3 cm) qui se trouve au Metropolitan de New York, « Ballet de Robert le Diable » et du tableau horizontal (76,6 x 81,3 cm) de 1876 sous le même titre au Victoria & Albert Museum de Londres. L'opéra de Meyerbeer est célèbre depuis 1831, il a bénéficié d'un décor extraordinaire de Pierre-Luc-Charles Cicéri (utilisateur du diorama) pour le 2eme tableau du IIIe acte. En 1871, Degas est un fervent spectateur de l'Opéra, dont il occupe toujours un des premiers rangs de l'orchestre. L'oeuvre de Meyerbeer, avant et après la douloureuse parenthèse de la guerre et de la Commune, est sans cesse reprise alors même que, pour les nouvelles générations, elle est désuète ou même franchement éculée. Il n'empêche : quarante ans après sa création elle fascine encore la génération romantique vieillissante dont témoigne alors Théophile Gautier. Degas, quant à lui, ne se lasse pas des premières mesures de l'andante sostenuto, le moment où les nonnes ressuscitées se lancent dans une bacchanale effrénée. Pas de jeunes danseuses graciles, mais des religieuses dévoyées qui se déhanchent au-dessus de la tête des sévères abonnés et des musiciens, dont Désiré Dihau soufflant consciencieusement dans son basson (Henri Loyrette précise que le célèbre ballet de la résurrection des nonnes s'ouvre par un solo de deux bassons).

C'est cela que Degas peint, car c'est pour lui l'essence de l'Opéra, le lieu qu'il a choisi comme source quasi exclusive de son inspiration. Dans les deux versions de Robert le Diable, il est fidèle au décor de Cicéri : les ruines d'un monastère sous un brillant clair de lune. On aperçoit des tombeaux, dont, côté cour, celui de Sainte Rosalie. Au premier plan, celui de la supérieure, mère Hélèna, qui va inviter les soeurs « à profiter des instants et à se livrer au plaisir » selon le livret. Lors de la reprise en 1871, à laquelle assista Degas, Ludovic Halévy parla de « désastre » et Gounod déclara que « les trois quarts de la partition de Robet ne valent pas le diable... » Degas, lui, voit comme Baudelaire la « magie brutale et énorme » des décors de Cicéri. Il apprécie, comme le poète, la fausseté avouée, l'illusion manifeste. Ces danseuses dans un paysage nocturne emblématique du romantisme lui fournissent tout ce qu'il cherche, qui constitue le fondement de son art comme il le dira explicitement à Ludovic Halévy : « On voit comme on veut voir ; c'est faux, et cette fausseté constitue l'art. » Voilà qui tord le cou aux théories du « réalisme » de Degas. C'est bien ce qu'il faut comprendre dans la démonstration d'Henri Loyrette.
J.-L. C.
verso.sarl@wanadoo.fr
10-10-2019
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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