La Métamorphose, Franz Kafka, avec des oeuvres originales de Miquel Barcelò, Gallimard, 208 p., 45 euro.
Cela peut paraître surprenant, mais cette nouvelle de Franz Kafka est la seule oeuvre littéraire de langue étrangère enseignée dans nos lycées (en dehors des cours de langue : moi, par exemple, j'ai étudié Macbeth de Shakespeare pendant les cours d'anglais). Barcelò nous apprends qu'il a découvert ce texte dans sa prime adolescence. Il a été frappé par sa dimension comique (à l'inverse de sa mère). Et il n'a jamais cessé de la relire au fil du temps. Ce qui frappe dans cette belle édition sous la couverture blanche désormais classique des éditions Gallimard, mais dans un format plus grand, c'est que l'artiste ne parle pas d'illustrations mais d'oeuvres. Je ne sais pas pourquoi, mais les peintres d'aujourd'hui trouvent déshonorant d'illustrer les grands ouvrages du passé. Eugène Delacroix n'a pas eu peur de créer les magnifiques lithographies qui accompagnent la publication en français du Faust de Goethe. André Derain a illustré Guillaume Apollinaire et Pablo Picasso a illustré l 'Histoire naturelle de Buffon.
Autres temps, autres moeurs. Dans le cas présent, Barcelò ne nous fournit pas précisément une version graphique ou picturale de cette Métamorphose si célèbre, mais semble avoir « écrit » en parallèle un autre récit, parfois figuratif, parfois abstrait, qui serait une vision parallèle relatant ce qu'il a éprouvé en la lisant. D'un côté c'est dommage, mais on ne pouvait peut-être pas demander au Catalan d'être un Gustave Doré du XXIe siècle (j'ouvre ici une parenthèse pour parler des illustrations qu'Alfred Kubin, in ami de Kafka, a faites pour Le Golem de Gustav Meyrink, et qu'il a reprises pour la plupart pour son propre livre, De l'autre côté, sans que le lecteur s'en rende compte) ; mais on aurait été curieux de savoir comme il aurait pu interpréter de manière plus précise les mésaventures de Grégor Samsa (on ne voir dans une courte série les formes de l'insecte mystérieux, c'est tout). Cela étant dit, les 60 feuilles exécutées par Barcelò jouent souvent le thème de la métamorphose, de façon même obsessionnelle, même les plans colorés purement abstraits ont tendance à s'interpénétrer et ses figures paraissent des formes provisoires sur le point de changer d'apparence.
Il y a donc une proximité conceptuelle qui subsiste dans la réalisation de ce cycle important. Si elles ne donnent pas un nouvel éclairage ou une interprétation saisissante et nouvelle de cette histoire tragique sur le changement de nature du héros que Kafka a rendu avec un certain humour, ces peintures ponctuent le déroulement de cette intrigue domestique, où le plus familier devient le plus fantastique. Il y a chez Barcelò le souci d'exaspérer la fable, de rendre tout avec des teintes vives et mordantes, d'exaspérer le grotesque de la situation, de verser dans le fantastique avec les moyens qui sont les siens. Le résultat est néanmoins assez convaincant car l'artiste a eu en son for intérieur de grandes et exubérantes ressources expressives et il a su offrir à ce livre un espace esthétique qui est sans doute aux antipodes de l'écriture de l'écrivain pragois, mais qui rend un vibrant hommage à l'une de ses création devenue les plus lues de toutes. Ce livre demeura une perle superbe dans la sphère de la bibliographie.
DJO Bourgeois, Anne Bony, Editions du Regard, 208 p., 45 euro.
Georges Bourgeois (1898-1937) a eu carrière fulgurante qui a été brisée dans l'oeuf par son décès l'année de l'Exposition internationale des Arts et Techniques qui a eu lieu à Paris en 1937 - il n'avait pas quarante ans. Né à Parmi tous les architectes qui ont choisi la voie du modernisme, il se distingue par un certain nombre de caractéristiques. D'abord, il y a une rigueur géométrique qui est associée à la plus extrême simplicité des moyens mis en oeuvre et une efficacité dans l'exécution. Son formalisme, qu'on retrouve à l'époque dans les recherches constructivistes et néoplasticiennes, ou encore dans les théories développées au Bauhaus, met l'accent sur l'économie des constructions et un caractère pratique qui ne se dissimule pas derrière des effets de style. Il y a chez lui une certaine rudesse esthétique, la fonctionnalité passant avant tout autre critère. Cette posture assez radicale n'a pas forcément déplu à l'heure de l'Art Déco.
Il a eu des commandes et a même conçu des intérieurs pour de riches amateurs. Même Robert Mallet-Stevens l'a prié de réaliser les intérieurs de la Villa de Noailles qu'il avait construite sur les hauteurs de Hyères-les-Palmiers en 1925. Dans ce bel ouvrage, richement illustré, on peut voir un certain nombre de ces aménagements qui montrent qu'il avait une certaine liberté dans ses compositions, mais toujours avec les grandes règles qu'il s'était fixées. Quand on regarde les photographies de l'appartement destiné à la duchesse et au duc d'Harcourt, on se rend compte aussitôt d'une chose : il va plus loin dans la simplicité des formes et dans l'économie des matériaux que ses illustres contemporains. La coiffeuse ne présente rien de noble ou de sophistiquée : seules les relations entre les lignes et les volumes sont très recherchées, mais l'ensemble est d'un dépouillement stylistique frappant. Quand on découvre ses projets, on constate que son mobilier aurait pu prendre place dans n'importe quel lieu d'habitation et qu'il aurait pu être destiné à un maître d'école ou à un petit commerçant s'il avait eu du goût. Pas de bois précieux, pas de formes audacieuses, mais le strict nécessaire. Il fait parfois des concessions, mais elles sont minces, comme on le voit dans la salle à manger de S. Lange (1926-1927), où le bois est laqué et la table plus sculpturale que d'ordinaire.
Dans ce même intérieur, les bibliothèques sont réduites à la plus simple fonctionnalité. Peut-être Bourgeois a-t-il été le seul à applique à la lettre les idées du Bauhaus qui avait conçu un art de vivre destiné au plus grand nombre. Cela ne signifie pas pourtant que tout est de caractère « brutaliste ». Sa manière de dessiner les cheminée, ses grands fauteuils spacieux et fait pour le confort le prouvent. Il a été un des protagonistes de talent de son époque, mais avec des préceptes plus tranchés que les autres architectes d'intérieur de talent. Il y a dans son esprit une clause de pureté et de simplicité qui peut s'imposer dans des lieux certainement luxueux. Et il peut fort bien laissé des ampoules apparentes le long d'un miroir ou montrer une poire sans qualité particulière sur un fil électrique pour éclairer une mappemonde. Ses modèles dérivent des bureaux modernes ou des navires. Mais il n'en reste pas moins vrai que ses ensembles présentent une harmonie incontestable. Cela a été sans nul doute le pari qu'il avait lancé. Dommage que sa carrière ait été brisée aussi brusquement car nous aurions été curieux de savoir ce qu'il aurait entrepris après la rupture causée par la guerre. Ce livre est remarquable bien mis en page et les commentaires de l'auteur sont parfaits.
Valadon et ses contemporaines, peintres et sculptrices 1880-1940, sous la direction de Magali Briat-Philippe & Anne Liénard, Editions In fine, 208 p., 29 euro.
L'idée qui a présidé à la conception de cet ouvrage me laisse bien perplexe. En effet, pourquoi associer Suzanne Valadon (1865-1938) et exclusivement avec des femmes peintres et non avec les artistes de son temps, quelque soit leur sexe ? C'est une concession gratuite et inutile à la mode qui me semble d'un intérêt absolument flagrant. Elle mériterait surtout d'être mise en parallèle avec les grands maîtres de son époque pour que ses qualités soient mieux appréciées. Fille d'une blanchisseuse devenue acrobate de cirque, elle devient le modèle de Puvis de Chavannes. Elle pose aussi pour Auguste Renoir, pour Théophile Alexandre Steinlein, pour Jacques Henner et pour le Vénitien Frederico Zandomeneghi.
Dès le début des années 1880, elle est une figure bien acceptée des milieux montmartrois. En 1883, elle donne naissance à un garçon, Maurice Utrillo (qui n'est pas le fils de Miquel Utrillo, qui fait partie de son cercle d'amis). Ella dessine beaucoup et fait des portraits à la sanguine, à la mine de plomb ou au fusain, qui sont appréciés. Puis elle fait des natures mortes, qui dénotent d'une force dans leur composition et où elle n'a pas peur d'utiliser des couleurs tranchées et vives. Elle se lance aussi avec le nu. Elle fait preuve d'une originalité dans sa peinture : si elle montre une femme en train de se laver, comme a tant aimé le faire Edgar Degas (qui a d'ailleurs apprécié ses oeuvres et l'a prise comme élève), elle représente ses modèle dans des poses insolites, et le traitement du sujet est plutôt rude. Elle ne recherche ni la beauté classique, ni des harmonies chromatiques, même si elles peuvent sembler oser. Il est en plus à noter que les femmes qu'elle fait poser ont souvent, sous son pinceau, un physique d'homme.
Et même si un peu de féminité leur est rendu, il y a toujours quelque chose qui rompt l'harmonie de leurs traits ou de leurs corps. Il y a chez un réalisme grinçant que ne dissimulent pas ses tonalités vivaces. Il y autour d'elle des femmes de générations diverses : cela va de Camille Claudel à Tamara de Lempicka, de Chana Orloff à Marie Laurencin et à Marie Vassiliev, de Romaine Brooks à Marie Cassatt. Il y a même Séraphine ! Je remarque l'absence de Madeleine Lemaire, grande amie de Marcel Proust. Ces confrontations n'ont guère de sens. Et il n'y a toujours concordance de temps ! Mais au moins on peut se satisfaire de cette remise en selle de Suzanne Valadon, qui n'est pas seulement la mère de Maurice Utrillo.
Le Coeur entre les dents, (manifeste primitif), Augustin Rebetez, préface de Michela Alessandrini, postface, d'Antoine Volodine, Actes Sud / Fondation Alfred Latour, 384 p., 39 euro.
Augustin Rebetez, un artiste suisse, a reçu l'an passé le prix Alfred Latour. Soit. Le voici donc propulsé au premier rang des artistes contemporains de l'Europe. Né dans le Jura en 1986, il a déjà tracé sa voie dans le microcosme international de l'art, de Zurich à Tokyo et d'Arles à Rome. Il est déjà omniprésent aux quatre coins du monde. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il résume l'esprit qui règne dans la création de cette période pour le moins étrange : il réalise de nombreuses performances, des installations parfois d'une taille impressionnante, mais aussi des dessins appliqués sur des supports très variés, du papier au corps humain. L'arc de ses travaux est immense car il utilise à peu près toutes les techniques imaginables, où sont inclus la sculpture, la peinture, le dessin, la photographie, le film, le théâtre, les costumes, etc.). Il a plus de mille cordes à son arc.
Et il n'a de cesse de les multiplier. Certaines de ses propositions plastiques sont séduisantes, d'autres sont intrigantes et les dernières volontairement choquantes (dans la limite de ce qui pourrait choquer de nos jours !). Si la variété de ses interventions est importante, il a néanmoins inclus des signes de reconnaissances, en particulier dans ses dessins en noir et blanc où il joue sur des symétries, décline des images de mains ou de têtes d'oiseau. Il y a là aussi un semblant de primitivisme avec ses « tatouages » sur des corps. Mais il évite surtout de se laisser enfermer dans une méthodologie ou même dans une logique qui se reconnaîtrait dans chacune de ses oeuvres. En somme, il s'est efforcé de faire une synthèse d'une grande partie des expériences des arts depuis une cinquantaine d'années, mais en y insinuant un esprit qui n'appartient qu'à lui. Ce ne sont donc pas de simples détournements, mais un recensement qu'il redéfinit selon ses propres critères.
Prenons ses sculptures : elles sont filiformes et rappellent tout à la fois Alexandre Calder et Fausto Melotti. Dans ses oeuvres graphiques, on remarque des réminiscences lointaines de Joan Mirò et de Paul Klee. La moindre référence plastique est systématiquement dénaturée. Il a aussi une prédilection, cette fois dans ses installations, pour des lieux abandonnés ou détruits. Comme, beaucoup d'autres artistes de sa génération, il s'est trouvé dans l'incapacité relative d'inventer : il utilise donc des formules la plupart du temps déjà éprouvées et les a transformées. Il faut reconnaître qu'il n'a pas ménagé sa peine (loin s'en faut !) et qu'il a désiré engendrer un chantier d'une ampleur inégalable. Quand on passe en revue le grand nombre de ses actions, de quelque nature qu'elles soient, on peut tirer quelques fils d'Ariane, c'est indubitable. Dans cette recherche polymorphe, il tient néanmoins à inscrire en palimpseste ou de manière évidente sa marque de fabrique. Il mise sur le glauque et l'effroyable, donnant ainsi l'image d'une société en train de naufrager. On comprend qu'il a une force et une faculté de faire feu de tout bois. On sent aussi l'intelligence d'un moment précis des arts qui est celui où tout est sur le point de transgresser ses limites au-delà desquelles se trouve l'inconnu. Cela en fait un artiste intéressant, mais pas pour autant un artiste de premier plan. Je vous laisse juges...
Servez citron, Jean-Claude Lebensztejn, Editions Macula, 280 p., 45 euro.
Voilà un ouvrage qui est tout autre que banal. Il s'agit pour l'auteur d'aller fouiller dans les bibliothèques et d'y rechercher des textes parlant des arts de la table, des préparations culinaire et aussi des manières de se tenir de façon correcte (cela couvre un large période, de Plutarque au XIXe siècle et parfois jusqu'à une date récente). On se régale de toutes ces prescriptions édictées dans le passé plus ou moins lointain, surtout que Lebensztejn se divertit beaucoup à les citer et à les placer dans certaines perspectives. S'il a le sérieux du chercheur, il a souhaité (cela se sent) de jouer avec toutes ces notions de la bienséance et, plus généralement, de l'esthétique de l'art de la table. Il fait état de Paul Valéry qui nous rappelle que ce savoir-vivre est d'abord un camouflage des fonctions animales de l'homme. Tout cela est plein d'enseignements et aussi de drôlerie, car on songe à quelques repas auxquels chacun d'entre nous a pu participer et à montrer des pratiques peu orthodoxes et même déplacées.
C'est avec beaucoup de talent qu'il nous introduit à ce domaine, dont nous avons conservé l'essentiel de la forme (l'ossature dirons-nous), mais pas tous les raffinements qui sont destinés à faire honneur à l'art culinaire et à celui de la présentation des mets. A l'en croire, nous sommes le produit d'une longue tradition, qui a connu pas mal de vicissitudes. Nous devons regarder avec admiration ses explications et ses commentaires, qui sont judicieux et doctes, mais aussi stipulés avec une pointe d'humour pince-sans-rire. Suit une collection de photographies signées Eric Poitevin, qui montre des plats non pas montés, mais plutôt démontés, une fois la composition culinaire dégustée. Cela fait songé aux assemblages de Daniel Spoerri ! Chacune des compositions imaginées par le maître-queue se voit accompagnée par sa recette créée par Troisgros.
Tout cela fait de ce livre peu commun à la fois un apprentissage savant d'une tradition désormais bien ancrée dans les moeurs et aussi un jeu où nous sommes frustrés de ne pas voir, comme dans les beaux livres de cuisine modernes, des photographies sans défaut de ce que ce grand chef a pu élaborer. Ici, ce qui est réalisé dans la cuisine ne subsiste plus que par les mots (ceux des recettes) et par les traces labiles laissées dans les assiettes. Comme les Français sont en général très gourmets, et même gourmands, il ne fait aucun doute que ce livre extraordinaire et si plaisant saura être apprécié et dégusté comme un grand plat très élaboré. Il est clair que beaucoup de cuisiniers réputés ont mis l'accent sur l'apparence esthétique de ce qu'ils servent. Il me semble donc assez logique que la desserte le soit aussi à sa façon ! C'est en tout cas un ouvrage non seulement fait pour la distraction, mais aussi pour parfaire nos connaissances dans les principes qui régissent les modes de cuisiner et aussi dans les lois qui règlent nos comportements devant ces petits chefs-d'oeuvre gastronomiques.
Le diable menait la danse, Jean-Claude Hauc, collection « La Bleue-Turquin » ZA éditions, 98 p., 14 euro.
Jean-Claude Hauc a déjà publié un certain nombre d'oeuvres romanesques. Je regrette que beaucoup n'aient pas su l'apprécier à sa juste valeur faute de n'avoir pu le lire étant publié par de bonnes maisons d'édition, mais trop peu diffusées. Dans ce nouveau livre, il revient sur un de ses thèmes de prédilection : le mariage. Il n'en fait pas la théorie (à l'inverse de Kierkegaard), mais reste convaincu que c'est l'antithèse de l'amour. Il campe le personnage de Justine, amoureuse inconditionnelle du narrateur. Il dépeint sans ménagement les tensions qui s'installent dans ce couple où lui, le narrateur, fuit tout ce qui a trait à la vie domestique. Ils ont eu une fille, Sarah, qu'il n'a pas désirée, et qui ne fait que renforcer son malaise. Les années passent et Sarah devient une belle jeune fille. Elle tombe amoureuse d'un chirurgien bien plus âgé qu'elle (un vrai noceur et un pervers sans scrupule). Un beau jour notre héros part avec sa fille et il a une idée derrière la tête. Il se rend masqué avec elle dans un manoir où se déroule une partie fine d'un goût douteux.
Là, il recherche le chirurgien et le blesse d'un coup de couteau pour le punir d'avoir entrainé sa fille dans ce genre d'aventure scabreuse. Puis il rentre à Montpellier. Là il retrouve ses habitude et ses maîtresses, en particulier Laurie et Solène. L'une d'elle le quitte et il trouve une consolation avec Cidalise qu'i rencontre au cours d'une soirée. Plus qu'un roman dans le sens traditionnel, l'auteur dépeint sa conception des relations érotiques et de ce qui le fait rêver chez ses conquêtes. Il y a dans ces pages une once de mélancolie, comme si son précieux et enivrant univers de la séduction et des jubilations de la chair se dissipait avec le temps. On retrouve bien l'esprit de tout ce qu'il a pu écrire auparavant, mais avec cette nuance. Mais une sorte de nostalgie à peine voilée s'est insinuée dans les pages qu'il a écrites avec toujours ces réminiscences de sa grande passion pour les libertins du XVIIIe siècle. Sa manière de vivre ce tournant fait songer aux pensées désabusées de Casanova quand il s'est retrouvé bibliothèque dans le château de Dux... Mais toujours avec ce style vif et tendu qui le caractérise si bien.
Helmut & June, José Alvarez, Grasset, 416 p., 23 euro.
José Alvarez n'en est pas à son premier livre. Il a déjà écrit deux romans et a rédigé monographies et catalogues sur l'art et l'architecture modernes. Cette fois, il a choisi de faire un portrait du célèbre photographe Helmut Newton (1920-2004) et de son épouse June. Cet homme a marqué profondément l'art photographique du dernier tiers du siècle précédent. Tout amateur ayant une culture artistique même modeste peut reconnaître au premier coup d'oeil l'une de ses créations. L'auteur nous relate son existence et celle de son épouse June Brunell, une Australienne (ils se sont mariés en 1948) avec beaucoup de talent. Helmut Neustäditer, fils d'un industriel qui produisait des boutons, a passé son enfance dans les beaux quartiers de Berlin. Il fait ses études au lycée Werner von Troschke, puis à l'Ecole américaine. En 1933 Hitler devient chancelier et les persécutions contre les Juifs ne cessent de croître. Helmuth trouve un travail d'assistant chez une photographe à la mode, Elsie Neulender Simon, qui signe Yva, à partir de 1936.
Deux ans plus tard, il assiste à la Nuit de cristal. Comme ses parents, il est désormais résolu à quitter l'Allemagne au plus vite, s'embarquant à Trieste sur le Conte Rosso. Après un long voyage, il parvient à Singapour où il séjourne un temps. Il y a des aventures galantes et il collabore au Singapour Straits Times. Mais il s'inquiète beaucoup de l'avancée des troupes japonaises, qui semblent prendre en tenaille la colonie britannique. Il est arrêté par les autorités britanniques et il est envoyé en l'Australie. Là, il est traité comme un prisonnier et se retrouve dans le camp de Tatura. De plus, il a la désagréable surprise qu'à Melbourne un sentiment antisémite est largement diffusé. Il travaille dans les plantations fruitières. Puis il entre dans l'armée australienne. Il n'est démobilisé qu'en 1946. Il a changé son nom propre en Newton. Il ne rêve alors que d'une chose : renouer avec la photographie. Non sans mal, il trouve un peu de travail. Et c'est alors qu'il fait la connaissance de June Brunell, qui ne tarde pas à prendre une place centrale dans son existence. Il finit par l'épouser en 1948. June se taille une place de choix dans le théâtre, où elle tient des rôles importants et Helmuth commence à se faire une réputation. Il est remarqué par la revue Vogue à Londres, où il se rend en 1956. Ils en profitent pour voyager en Europe, en particulier en Italie. Mais Helmuth est littéralement fasciné par Paris qu'il découvre l'année suivante (il s'y installera en 1961). Il est courtisé de plus en plus par des revues importantes, de Harper's Bazaar, Playboy, American Vogue et bien d'autres encore. Son esthétique où se mêlent fétichisme et un érotisme étrange a l'heur de plaire. Toutefois, il préfère de plus en plus travailler pour les grands couturiers, d'Yves Saint Laurent à Chanel, dont il fait les portraits. Il est tué dans un accident d'automobile à Hollywood en 2004. Il est enterré à Berlin. José Alvarez a su raconter ces deux existences avec finesse, intelligence, sensibilité et une certaine retenue. Il a su dépeindre avec pudeur ces deux êtres qu'il a bien connus, sans verser dans l'apologie béate. Au contraire, il a su raconter leurs histoires croisées avec le souci de leur rendre justice et avec une remarquable concision, tout en mettant rien de fondamental, ce qui est une gageure. C'est un ouvrage remarquable qui fera date.
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