Michel Tyszblat, préface de Jean-Jacques Aillagon, Somogy Editons d'Art, 2oo p., 35 euros.
Il était plus que temps qu'une monographie conséquente soit consacrée à l'artiste Michel Tyszblat (1936-2o13). Il était bien connu du petit monde de l'art parisien, mais peu apprécié (en tout cas pas apprécié sa juste valeur) si l'on fait exception de quelques amis et amateurs. Il n'a pas eu la place qui lui revenait. Sans doute son goût de l'indépendance, l'étrangeté de sa démarche, son engagement politique, ses origines polonaises, qu'il ne mettait pas en avant - que sais-je ? - ont fait de lui et de son oeuvre des curiosités embarrassantes. Maintenant qu'il n'est plus parmi nous, d'aucuns regrette son absence. Mais il n'en reste pas moins vrai qu'il n'y a pas un seul tableau de lui dans les collections du Centre Pompidou. On l'a souvent rapproché de la Figuration narrative. Ce n'est pas absurde bien qu'il ne soit vraiment proche d'aucun des nombreux peintres qui ont adhéré à cette vision du monde. En revoyant ces toiles dans ce bel ouvrage, je regarde l'une d'elle datée de 1973 et qui n'a pas de titre : on y voit une étrange machine avec une hélice sur fond noir. D'une certaine manière, je le rapprocherai plus volontiers des futuristes italiens, même si le traitement du sujet a été soumis a des métamorphoses quelques peu surréalistes. En fait, il est proprement inclassable. Ses portraits sont aussi très déconcertants : ce sont des défigurations et le sujet est dissout ou alors symbolisé par une petite tête enfantine qu'il répète maintes fois, tout comme le bras dressé et la main tendue ; il y a bien quelques objets reconnaissables, une table ronde, une fourchette, une canne, une paire de lunettes, un cadre, un vase, une botte, selon les compositions, mais on ne saurait savoir qui il a désiré représenter. Tous ces portraits des années 199o commence par identifier la personne qui aurait posé (peut-être seulement dans son esprit) et puis deviennent « sans titre ». Bientôt, ses mises en scène animée, mais posée, se révèlent plus animée, plus anarchique, avec une sorte de violence qui se manifeste et dans sa façon de peindre et dans sa construction disloquée. Au fond, cette volonté de déformation et de défiguration est un des grands ressorts de sa pensée esthétique. De plus, il ne s'arrête pas à une formule qu'il aurait déclinée jusqu'à épuisement. Le caractère de sa maniera, son style, ses thèmes de prédilection sont omniprésents, mais ils ne cessent jamais de bouger. Il en arrive parfois aux confins de l'abstraction. Ses Petites cosmogonies du début des années 2ooo poursuive cet étrange mouvement où les objets perdent leur identité ou leur relation concrète au réel. A la fin, ses tableaux sont franchement onirique et la plupart du temps tourmentés. Au terme de sa vie, il a traité une de ses grandes passions, le jazz (il en jouait et en était un adepte depuis son adolescence). Ces oeuvres-là sont plus joyeuses, et emploient des harmonies jubilatoires avec des jaunes, des bleus, des violets, des rouges qui contribuent cette exubérance intérieure ; il a aussi inclus des claviers de piano, des contrebasses, des cuivres et des figures insolites y sont présentes. Voilà tout l'inverse de la période précédente ! Il faut redécouvrir Michel Tyszblat et je crois que cette monographie peut y contribuer.
L'Art des fous - l'art psychopathologique, la collection Saint-Anne, Somogy Editions d'Art / MAHHSA, 176 p., 22 euros.
Cette collection du célèbre asile parisien est absolument passionnante. D'abord grâce à l'énorme diversité des propositions plastiques des aliénés, qui se révèlent d'une richesse inouïe ; ensuite par le fait qu'un certain nombre de ces artistes non reconnus comme tels se rapprochent parfois de grands créateurs contemporains dont ils n'ont sans doute jamais vu une seule oeuvre. Ce qui différencie beaucoup cette collection de celle de Lausanne, c'est qu'on y retrouve que rarement la typologie des pièces qui y sont conservées et qui sont le signe manifeste de leur maladie ou d'un imaginaire perturbé. On a élevé quelques uns d'entre elles la dignité de chefs-d'oeuvre de la folie. Ici, à de rares exceptions près, on découvre des peintures ou des dessins qui ne semblent pas dénoté d'une grande déviance mentale, selon nos critères contemporains. La Femme en gésine d'Odile Dubois est remarquable et surclasse Adami ! Le Buste qui chante, d'un auteur anonyme, est une petite merveille qu'on pourrait accrocher dans un musée contemporain. D'autres font penser à la Bad Painting pratiquée il y a quelques décennies en Allemagne. Les abstractions de Solange Germain sont plus belles, et de loin, de celles de quelques abstraits attardés ! Le portrait du jeune garçon le coude posé sur une table par un auteur dont on ignore le nom est remarquable. Charles Levystone est un bon peintre réaliste qui a fait des natures mortes plaisantes. Les crayons de Fed Spermann sont remarquables. En somme, toutes ces créations ne semblent par ressortir de la pure pathologie, mais d'une étrangeté qui a envahie nos galeries et nos lieux d'exposition officiels depuis pas mal de temps. Seules peut-être les fleurs stylisées d'Anna Hackel, par leurs répétitions géométrisées, font songer une pathologie prononcée. On en en tout cas assez loin de l'Art brut distingué par Jean Dubuffet ; peut-être était-ce là l'idée de cette exposition : prouver que l'art des fous n'est pas si éloigné de ceux qui paraissent ne pas l'être ! Manifestement la barrière entre le monde réel et le monde delà démence qui doit être placée sous surveillance. Ce catalogue est une curieuse expérience, qui remet en question quelques truismes en la matière. Il y a-t-il vraiment un art spécifique des fous, cela peut se discuter désormais au su et au vu de toutes ces reproductions. Bien sûr, autrefois, la distance était plus grande entre l'art conventionnel et cet art produit dans des lieux de réclusion. Mais tout de même, je suis persuadé que si on les mettait dans une exposition avec des artistes de l'heure actuelle, on aurait bien du mal de distinguer le grain de l'ivraie. La seule différence envisageable serait celle du comportement social des individus condamnés à la réclusion. En tout cas plus que leur production artistique dans la plupart des cas.
Hokusai en 15 questions, Nelly Delay & Dominique Ruspoli, Hazan, 96 p., 15, 95 euros.
Dans cette série de petits ouvrages pédagogiques, le grand artiste japonais a toute sa place. Je me garderai bien ici de discuter la justesse des questions qu'un néophyte peut se poser devant son oeuvre ou son existence. Les auteurs ont mis l'accent sur les paysages et la nature, ce qui est tout à fait légitime. La question sur le fantôme l'est tout autant car il a conçu un livre intitulé Cent histoires de fantômes qui, semble-t-il, il n'a pas terminé ; mais quelques planches nous en sont néanmoins parvenues. D'autres artistes, qui appartiennent aux générations plus jeunes, ont beaucoup traité cette question de la vie après la mort et qui est omniprésente dans la littérature. En tout cas ce livre est utile car il n'est pas évident pour un jeune Occidental de comprendre d'emblée cet art si éloigné du nôtre ; Hokusai est l'un des plus grands artistes du XIXe siècle et, comme les graveurs de l'ère d'Edo, il a profondément influencé l'art européen d'alors. Il faut admettre qu'on peut se faire une idée assez complète de cette oeuvre immense, et absolument superbe, touchant aux sujets les plus variés, en commençant par l'appréhender travers la lecture de ce livre bien illustré (à chaque question correspond une reproduction !). Mais amateurs éclairés s'abstenir ! C'est-là un cadeau faire un enfant ou à une personne qui ne sait rien de l'art japonais ancien.
Graffiti, 5o ans d'interactions urbaines, collectif, Hazan, 336 p., 5o euros.
Le titre vient à point nommé pour nous rappeler qu'il s'agit ici d'une bien vieille histoire qui a commencé dans les rues et le métropolitain de New York pendant les années 197o. Parler d'un mouvement paraît bien excessif. Ce serait plus exact de parler plutôt d'une pratique que plusieurs artistes improvisés ont adoptée, trouvant sur les murs de la ville un terrain d'expression d'une dimension inouïe. Mais qui se souvient vraiment des pionniers de cette aventure ? Il ya bien eu des expositions sur ces jeunes gens, je me souviens de l'une d'elle au début des années quatre-vingt à Bologne. Et puis l'on s'en est désintéresser jusqu'au jour où c'est devenu une mode pour les collectionneurs (il y a peu) et le nombre des ces artistes ne cesse d'augmenter, croyant avoir trouvé un excellent filon. Cette mode est telle que des municipalités ont même décidé de mettre à disposition de ces « graffeurs » des pans entiers de mur pour qu'il y exécute de vastes compositions (souvent les murs aveugles des immeubles de banlieue). Les auteurs nous disent que ce serait à La Chapelle que tout aurait commencé en France. Je veux bien les croire. Et d'ailleurs peu m'importe. On peut, en consultant ce gros livre, distinguer deux catégories : la première, qui est la plus nombreuse, est celle des individus improvisés, qui se limite faire d'étranges hiéroglyphes hideux qui seraient comme une signature ; les autres, une minorité réduite, sont de vrais artistes qui ont choisi ce mode d'expression ou qui ont voulu exploiter cette mode. Souvent ces derniers passent la peinture sur toile ou des installations in situ dans un lieu bien défini ; de tous les américains de la préhistoire de cette affaire, sont devenus célèbres Keith Haring et Jean-Michel Basquiat, et basta ! Les autres sont tombés dans un oubli total. Quand on se plonge dans ce livre très nourri et bien documenté, mais indigent sur le plan de l'histoire, on se rend compte qu'on a voulu métamorphoser des dégradations qui coûtent for cher aux contribuables en une sorte de guérilla imaginaire. Mais on se rend surtout compte que prédominent ceux qui ont su surfer en constatant une curiosité insistante du côté du marché de l'art qui ne sait plus à quel saint se vouer ! C'est bien un signe des temps, mais un mauvais signe ! Il vaut mieux songer aux muralistes mexicains du siècle dernier ! Mais ce livre a tout de même l'intérêt de présenter tous les aspects de cette affaire qui a pris tant d'importance dans le microcosme des amateurs d'art au point qu'une revue lui est dorénavant consacrée : Street Art.
Rodin - dessiner, découper, sous la direction de Sophie Biass-Fabiani, Hazan / musée Rodin, 192 p., 35 euros.
Après Pablo Picasso et Claude Monet, Auguste Rodin est sans nul doute l'un des artistes, depuis l'ère des impressionnistes, le plus exposé, en France et aussi dans le monde. Le problème devient alors très grand de savoir quoi montrer au fil des années. On a exporté Le Penseur en Chine, pour les visiteurs d'alors, c'étaient une découverte. Mais ici, à Paris, que faire ? L'idée a été cette fois la notion de découpage. Cela étant posé, vous pourriez vous demander : mais Rodin n'était pas Matisse et il n'a pas vraiment fait de papiers découpés comme l'auteur de Jazz. Il est vrai que dans bon nombre de ses dessins, Rodin aimait bien isoler ses figures (dans leur grande majorité des femmes nues), les plaçant sur un fond qui n'était pas neutre, mais généralement tirant sur le jaune ; elles étaient aussi d'une couleur un peu plus foncé que le fond, mais toujours dans les mêmes tonalités (allant un peu plus vers le brun). Il lui arrivait parfois d'employer des fonds rouges ou bleus, mais disons que c'était la règle la plus souvent observée. C'était sans doute un moyen pour lui de se concentrer sur le volume des corps et leurs positions. Mais peut-on vraiment parler de « découpages » ? Je pense que non. Je crois qu'en tant que sculpteur, il voulait avoir sous les yeux un mouvement, un volume, une pose insolite. Il vaudrait mieux s'interroger sur ce registre de couleurs et aussi sur la finalité de ces dessins monochromes. Il possédait un don inouï pour le dessin, mais on ne sait pas s'il voulait en faire la monstration ou non. Il va plus loin parfois que dans sa sculpture et son audace graphique s'est rarement traduite dans la pierre, le marbre ou le bronze. Qu'importe : ce catalogue nous donne l'opportunité de contempler une collection magnifique de ses oeuvres sur papier, qui sont d'une beauté éclatante, sensuelle, même érotique. Il aimait la danse, comme Degas, car elle délivrait la physionomie de la figure en action, des attitudes étranges et parfois incongrues. Alors on ne boudera pas cette fois notre plaisir, car Rodin ne cesse pas de nous impressionner, de nous fasciner, mais aussi de nous séduire.
Instantanés, Claudio Magris, traduit de l'italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, L'Arpenteur, 2o2 p., 18 euros.
On connaît le grand érudit, qui s'est imposé dès son premier livre, Le Mythe et l'empire dans la littérature autrichienne moderne, l'extraordinaire voyageur dans les cultures de l'Europe centrale, de Trieste jusqu'à la Galicie (je songe bien sûr à Danube et à Microcosmes), le merveilleux auteur de nouvelles (souvenez-vous, en particulier, de Enquête sur un sabre et de La Mer), le grand journaliste qui a collaboré très jeune au Corriere della Sera et qui continue le faire ( plusieurs recueils ont paru, comme Utopie et désenchantement ou L'Anneau de Clarisse) et enfin le romancier, qui a débuté sur le tard avec A l'aveugle et Classé sans suite). Il y a aussi le dramaturge. Son oeuvre est considérable et il demeure le dernier grand écrivain italien ayant une audience internationale. Mais on n'a pas beaucoup porté attention au moraliste et plusieurs de ses petits ouvrages sur la question ne sont d'ailleurs pas parus en français. Et pourtant, il a tenu à écrire sur cette question, entre un article sur Franz Kafka et un autre sur Stefan Zweig, des notes sur les questions de société ou des réflexions sur la civilità. Il a observé les nouvelles moeurs et le comportement de ses contemporains, surtout en Italie, mais un peu partout où il a pu se rendre dans le monde, au gré de ses voyages. Dans ce petit livre, qui couvre deux décennies, il a fait de petits récits, entre le journalisme de haut vol et la nouvelle inspirée par Peter Altenberg, qui sont des observations « à chaud » sur des faits touchant la vie dans la société moderne. J'ai d'ailleurs été assez étonné sur ce qu'il a pu écrire ici sur la vie de couple, le mariage, les accompagnateurs (en général, les conjoints) des conférenciers ou des participants à de grands colloques ou à d'importantes réunions professionnelles. Il y expose son désir de voir se desserrer l'étau officiel qui prend au piège les personnes qui partagent une existence commune. Le terme d'instantanés convient très bien `ces récits fort brefs, qui sont souvent des fabliaux révélateurs d'un état d'esprit. Il ne photographie pas des personnes, mais plutôt des rapports entre elles, qui se jouent dans leurs coutumes, leurs cultures, leurs habitudes, leurs rapports aux choses. Selon lui, l'amour ne peut pas croître et prospérer dans le carcan des lois religieuses ou civiles. Il y a aussi des anecdotes savoureuses dont il tire la leçon : celle où il a lu que l'épouse et la famille de Thomas Mann n'ont pas voulu déranger le grand auteur qui était en train d'écrire pour lui annoncer que la guerre était déclarée. Magris ironise sur ce respect superlatif ! Et d'ailleurs, le lecteur pourra prolonger cette histoire en se souvenant que l'auteur de La Montagne magique croyait que d'avoir reçu le prix Nobel l'aurait protégé des nazis ! Il y a dans ces pages, se situant entre le petit carnet de note personnel et la micro nouvelle une forte volonté d'aller chercher dans le monde réel ou dans l'histoire littéraire des petites vérités, qui ont des significations bien plus grandes qu'il ne semble. Et il a particulièrement excellé dans des petits faits curieux dont chacun d'entre nous peut être le témoin. Et il a su en faire un petit conte avec ou non un « moralité ». C'est vraiment un beau livre, qui allie le plaisir, le sourire et la gravité.
Berlioz, Bruno Messina, Actes Sud, 208 p., 18 euros.
Il faut reconnaître que c'est une sacrée gageure de parvenir à faire un ouvrage qui est à la fois une biographie et une monographie de l'oeuvre d'Hector Berlioz qui soit plaisant à lire et riche d'informations, et surtout sans être réducteur. L'auteur est parvenu à cerner le caractère complexe du grand musicien, qui est plein de contradictions : on le voit à la fois obstiné (comme, par exemple lorsqu'il veut obtenir le prix de Rome (il finit par l'avoir en 1830), ou, plus généralement, pour la composition des orchestres qui doivent exécuter ses créations), mais prompt à tomber dans le découragement, à enrager, à ne pas savoir se concilier l'amitié et le soutien des personnes importantes du milieu musical de Paris. C'est un grand travailleur et un mauvais coucheur ! Il parvient à ses fins toujours avec difficultés, finit par être plus connu et apprécié en Angleterre et en Allemagne qu'en France, connaît des échecs cuisants, mais parvient toujours à relancer ses projets et à contourner les difficultés qui s'accumulent. Il écrit aussi beaucoup dans différents périodiques de longues chroniques sur la vie musicale et écrit un livre, le Grand traité d'instrumentation et d'orchestration moderne en 1843, qui devient rapidement un ouvrage de référence incontournable, et aussi ses récits de voyages, des Etudes sur Beethoven, Gluck et Weber (1844), Les Grotesques de la musique (1859) et des mémoires qui paraissent posthumes. Deux écrivains ont tenu un rôle déterminant dans son univers : Goethe, surtout avec son Faust, qui lui inspire sa Symphonie fantastique ainsi les Huit scènes de Faust, qui deviennent ensuite La Damnation de Faust, et Shakespeare, quand il assiste à une représentation d'Hamlet. Pour un mécréant, il a conçu une oeuvre religieuse magnifique, avec L'Enfance du Christ, la Messe solennelle, le Requiem et le Te Deum. Au fond, étant devenu à nos yeux le plus grand musicien français de l'ère romantique, on connaît mal la vie et la carrière de Berlioz. Cet ouvrage très bien fait nous permet de faire connaissance avec un homme que nous avons rangé parmi les auteurs classiques, ne prêtant plus attention à ce qu'il a réellement été.
Swing Time, Zadie Smith, traduit de l'anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson, Gallimard, 478 p., 23,50 euros.
L'histoire se déroule dans un quartier populaire de Londres pendant les années 1980. Elle a pour protagonistes deux lycéennes (la narratrice, dont la mère est originaire de la Jamaïque et Tracey, dont la mère est blanche et le père, alors en prison, est noir), toutes deux de couleur, ou plus exactement des métis. Elles se retrouvent au cours de danse, où elles apprennent l'art des claquettes. Elles ont en commun une passion sans limite pour l'art de Fred Astaire et de Billy Robinson. Tracey fait de rapides progrès, alors que son amie est handicapée par ses pieds plats. Celle-ci va plus tard travailler (à la fin des années 199o) pour une chaine musicale, la YTV, avant d'être engagée par Aimee, une étoile de la musique pop en Australie. Cette dernière va ensuite créer une école pour les jeunes filles dans un village d'Afrique occidentale et la narratrice fait partie de son équipe. Là, la vedette va tomber amoureux d'un très jeune Noir et parvient l'adopter (plus tard, la narratrice fera connaître ce scandale la presse). Entre temps, les deux amies se sont perdues de vue. Tracey est entrée dans une école du spectacle alors que la narratrice a continué des études normales. Mais la première devient une victime de la drogue et ne parvient pas réaliser son grand rêve. Elle finir par avoir une place d'ouvreuse et vole la recette dans une salle de concert. La narratrice ne cesse jamais de la rechercher et découvre peu à peu la vérité de son histoire, en particulier celle du viol qu'elle aurait subi pendant son enfance. Elle se remémore les rares moments où elles ont pu danser ensemble, comme ce fut le cas dans le spectacle intitulé Guys and Dolls, et puis, brièvement lors d'une représentation de Show Boat. De retour en Angleterre, la narratrice apprend par sa mère que Tracey avait essayé de la joindre. Alors sa mère est très malade et est dans une maison de santé. Avant de mourir, celle-ci insiste pour que sa fille adopte Tracey pour la sauver. Si le roman de Zadie Smith est écrit d'une manière assez conventionnelle, pas mal dans l'esprit du réalisme anglais de l'après-guerre, ce n'en est pas moins un livre d'une excellente facture, même s'il insiste un peu trop sur les problèmes sociaux et psychologiques de son temps. Mais sous son air assez simpliste, cette histoire est en réalité assez complexe et l'auteur a très bien su agencer tous ces moments de l'existence de ses deux héroïnes.
Fictions, Jorge Luis Borges, traduit de l'espagnol (Argentine) par Roger Caillois, Nestor Ibarra & Paul Verdevoye, révisée par Jean-Pierre Bernès, Folio, 2o8 p., 6,6o euros.
Le Livre de sable, Jorge Luis Borges, traduit de l'espagnol (Argentine) par François Rosset, révisée par Jean-Pierre Bernès, Folio, 144 p., 6,60 euros.
De tous les recueils de nouvelles de Jorge Luis Borges, Fictions est sans doute le plus célèbre. Il renferme en effet quelques uns de ses textes qui sont devenus légendaires, comme « Les Ruines circulaires » et « La Bibliothèque de Babel ». Paru en 1940 aux éditions Sur à Buenos Aires, qui est l 'émanation de la revue dont l'écrivain a été l'un des créateurs, L'ouvrage aurait été le fruit d'hallucinations qu'il aurait eues en 1938, peu de temps après la mort de son père, à la suite d'une chute. Réédité en 1944, il reçoit un prix, mais ne gagne pas l'engouement du public. Mais si ses nouvelles s'éloignent radicalement du strict réalisme, elles sont pensées de manière très sophistiquée. Ce livre n'a eu aucun succès en Argentine à sa sortie et c'est en France, pendant les années cinquante, qu'il a séduit les intellectuels de l'époque. Ces écrits se situent à mi-chemin entre l'essai et la pure nouvelle, et Borges insista sur le fait qu'il devait beaucoup aux grands écrivains du passé. Mais il dépassa le simple pastiche : ce sont des créations où ils métamorphose en fictions des notes très érudites, au point qu'on en sait plus quelle est la part de vérité et d'imagination qui s'y trouvent (je pense par exemple « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » ). Ce bibliothécaire de quartier, devenu ensuite directeur de la Bibliothèque nationale, commence alors à devenir un auteur important dans le monde entier. Les histoires qu'il raconte sont inoubliables et laisse le sentiment d'une croisière métaphysique dans un univers où la pensée se confond avec le rêve. Pour ceux qui ne connaissent pas encore Fictions, ils doivent se procurer ce petit livre, qui est en fait un livre immense. Avec El Aleph (1949) et El libro de arena (1975), entre autres, Borges ne cesse de produite ces nouvelles qui constituent son mode d'expression privilégié. Plus de trente années séparent Le Livre de sable de Fictions, mais on y trouve le même esprit. « Le Congrès du monde « est l'exemple de sa littérature anti-réaliste et qui transforme le récit en une sorte de méditation philosophique pleine de contradictions, sinon d'apories. Et c'est aussi la construction d'une nouvelle bibliothèque d'Alexandrie qui est l'un des grands enjeux de cette affaire utopique. A propos de ces treize nouvelles, Borges a parlé d' « exercices d'aveugle » pour parler d'un « argument impossible ».
La Route de San Giovanni, Italo Calvino, traduit de l'italien par Jean-Paul Manganaro, Folio, 192 p., 6,60 euros.
Cette suite de nouvelles fait partie de la première partie de l'oeuvre d'Italo Calvino qui a contribué à le faire connaître, mais qui n'est pas aussi prisée que la seconde où il a changé complètement d'orientation. Elle a été publiée posthume, cinq ans après sa mort, en 1990. Il avait commencé, comme beaucoup de jeunes auteurs de la péninsule, à suivre la voie du néoréalisme, qui a dominé pendant l'après-guerre. C'est Cesare Pavese qui l'incite à écrire et il fait paraitre en 1947 son premier roman, Le Sentier des nids d'araignées. Mais il s'en est vite écarté dès le début des années cinquante et a choisi d'écrire des histoires qui avaient une tonalité fantastique, comme Le Baron perché (1957) ou Le Chevalier inexistant (1959), qui ont connu un grand succès. Dans ces pages, il se remémore son père, ses jeunes années dans la région de San Remo, puis ses années de résistance (il a fait partie du groupe Garibaldi, communiste), sa passion juvénile pour le cinéma et il évoque la vie quotidienne de ces années très difficile de la guerre civile. Il démontre dans ces récits une grande qualité stylistique et une belle fluidité dans son art narratif. C'est malgré tout un beau livre, touchant et qui nous fait découvrir ce qu'a été Calvino avant de se lancer dans l'aventure périlleuse de la littérature, où l'imaginaire triomphe.
Le Con d'Irène, Louis Aragon, « Le Petit Mercure », Mercure de France, 96 p., 5, 8o euros.
Ce petit chef-d'oeuvre d'érotisme a vraisemblablement paru anonyme en 1928. Immédiatement interdit par la censure, on ignore jusqu'au nom de l'éditeur ! Mais il n'en reste pas moins vrai qu'Aragon, qui ne l'a pas signé pour des raisons évidentes, est très loin des mièvreries surréalistes qu'André Breton, avec sa notion subliminale (et quelque peu niaise) d' « amour fou » a imposé à ses amis. Dans ce récit minuscule, Louis Aragon fait l'éloge du plaisir féminin, libre et sans (bonne) conscience, chose rare dans ce genre de littérature. La femme est l'émanation de la jouissance et la recherche sans arrière-pensée et sans pudeur. Elle se révèle bien peu agréable et prend même l'apparence d'une figure à la fois fascinante et monstrueuse, prête à tout pour parvenir à ses fins voluptueuses. Scandaleux en diable lorsqu'il a été publié, Le Con d'Irène ne le semble plus beaucoup aujourd'hui, alors que la pornographie a envahi notre monde. Mais il n'en demeure pas moins une merveilleuse fable, où les flèches du désir doivent partager la scène avec les pulsions corporelles et des fantasmes immoraux : s'y affirment les étranges manigances de la femme à la recherche de son pur et impitoyable plaisir qui prend une tournure maléfique.
|