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[verso-hebdo]
16-05-2019
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Rouge, art et utopie au pays des Soviets, sous la direction de Nicolas Liucci-Goutnikov, RMN - Grand Palais, 288 p., 45 euro.

Il n'y a pas si longtemps, la Royal Academy de Londres présentait une vaste exposition sur le même thème, l'art et l'architecture en Union soviétique à la mort de Staline. Celle-ci s'inscrit dans la même perspective. Avant d'entrer dans le vif du sujet, il me faut rappeler que les avant-gardes ne naissent pas avec la Révolution d'Octobre. Après la riche saison de l'Art Nouveau, des groupes d'avant-garde font leur apparition. Le voyage de F.T. Marinetti en Russie en 1914 est un grand succès. Il a donné des conférences à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Des groupes futuristes avaient déjà vu le jour dans ce pays dès 1912. Malgré de visibles similitudes, le nationalisme ambiant a fait que le futurisme qui prenait racine en terre russe était éloigné des principes du fougueux poète italien. Le groupe Hyleïa (converti à l'idée du cubo-futurisme) a publié son manifeste en 1912 : Une gifle au goût du public. Mais d'autres groupes sont nés dans la même période comme l'ego-futurisme, ou La Queue d'âne, qui réunit des poètes novateur comme Maïakovski, Alexandre Blok, Kamenski, Khlebnikov, entre autres. La prise du pouvoir par Lénine allait complètement métamorphoser l'esprit de ces courants : les uns vont vouloir se mettre en retrait, d'autres, au contraire, comme Maïakovski et Khlebnikov, vont vouloir jouer un rôle de premier plan dans la culture qui soit en phase avec cette immense mutation politique. Le premier crée le LEF (qui signifie Levyi Front Iskusstev, Front gauche des arts) avec Serge Tretiakov. D'abord une publication (in peut voir une collection de cette revue au sein de l'exposition avec les couvertures dessinées par Rodtchenko et qui a été publiée jusqu'en 1925). Maïakovski a été une été le propagandiste majeur de la révolution soviétique et a parcouru le pays en train pour diffuser ses idées à travers la poésie et le théâtre. Le suprématisme, mené par Kazimir Malevitch, et le constructivisme conduit par Alexandre Rodtchenko, ont aussi voulu contribuer à la fusion des arts plastiques et de l'espace social concret. Lénine, contrairement à ce qui est souvent déclaré, a soutenu ces artistes, ces dramaturges, ces metteurs en scène, ces écrivains, qui aspiraient à créer une révolution dans la révolution. L'exposition début avec les événements de novembre 1917, et le début de 1918, quand Moscou devient la capitale de ce nouveau pays et que Léon Trotski crée l'Armée rouge. Les artistes favorable aux soviets se mettent aussitôt à la tâche et cherche comment donner naissance à un « art de la production» (Ossip Brik et Nicolaï Poutine en sont les principaux théoriciens) en rupture définitive avec le passé, mais aussi avec l'idée des avant-gardes : il s'agit d'intégrer l'art dans la réalité sociale qui est en train de se constituer.
Suprématistes et constructives vont jusqu'à l'abolition de la peinture telle qu'on a pu le connaître au préalable. Rodtchenko publie un Manifeste productiviste en 1921. Et Vladimir Tatline imagine un impressionnant Monument à la IIIe Internationale en 1919 (qui ne sera jamais réalisé). Nathan Altman imagine un décor architectural pour célébrer le premier anniversaire de la Révolution. C'est une période où artistes, écrivains, metteurs en scène (comme Meyerhold), croient concilier un nouveau langage esthétique et la réalité des mutations sociales en cours. Lénine n'est pas opposé à ces projets, sans les soutenir avec enthousiasme). La longue et sanglante guerre civile, la mort de Lénine en janvier 1924, la lutte de pouvoir opposant Trotski à Staline, ce dernier l'emportant haut la main, tout cela provoque un changement de cap dans la conception des arts. Très vite, les utopiques illusions des artistes sont désormais compromises et l'on veut un art qui soit accessible aux masses laborieuses et qui offre une vision positive et réaliste de l'Union soviétique. Gustave Klucis a été l'un des artistes les plus choyés dans cette perspective de retour un art figuratif, mais en employant encore quelques recettes avant-gardistes dans ses affiches. L'AkhRR, créée en 1922, rassemble déjà plus de trois cents adhérents, qui veulent tous oeuvrer dans cette direction. Si le photomontage de propagande est encore prisé, la peinture célébrant les grands dirigeants de la patrie du socialisme, le monde ouvrier et le monde paysan d'une manière très traditionnelle, avec, en plus, une dose de démagogie célébrant des conquêtes sociales et économiques.
Ce nouveau programme artistique est bien représenté par Alexandre Samokhalov ou Alexandre Deïneka, l'auteur de l'insipide Lénine en promenade avec des enfants de 1938. Le projet démesuré du palais des Soviets, dessiné par Boris Iofan, Chtchuko, Gelfreokh, dont on peut admirer la maquette et les plans dans une salle de l'exposition, reflète à merveille l'esprit qui domine alors ; le pavillon de l'URSS réalisé par Boris Iofan lors de l'Exposition universelle de Paris est de la même veine. Le réalisme socialiste devient très rapidement le seul art admis par le régime. Staline devant le cercueil de Jdanov, composition d'Alexandre Guerassimov (1948) peut être regardé comme l'archétype de cet art d'un réalisme qui est digne de celui du siècle précédent, avec cette haute dose d'optimisme propagandiste. Au fond, seul le cinéma s'en tire plutôt bien avec des créateurs de premier rang comme Dziga Vertov. Et il en a d'autres moins connus, mais eux aussi talentueux.
L'exposition révèle cette grande métamorphose esthétique qui ne cessera pas avec la mort de Staline en 1953. C'est une grande leçon d'histoire et aussi l'évolution des arts en fonction des volontés du régime totalitaire. D'immenses peintres, sculpteurs et architectes ont été balayés de cette histoire (Rodtchenko avec ses photographies et ses photomontages, est l'un des rares à avoir pu échapper à cette purge), au bénéfice d'artistes parfois talentueux du reste, mais qui se sont pliés avec ravissement aux ukases de Staline et de ses subordonnés. Cette marche à rebours est très parlante, bien documentée, passionnante en somme, si l'on veut comprendre ce qu'a pu entreprendre l'Union soviétique et aussi ses limites.




Gobseck et autres récits d'argent, Honoré de Balzac, édition d'Alexandre Péraud, Folio « classique », 448 p., 4, 90 euro.

Il est de notoriété publique que Balzac était toujours criblé de dettes. C'était un homme qui vivait toujours au-dessus de ses moyens. Plus il gagnait d'argent, plus il s'endettait. Ses affaires finissent souvent mal comme la fonderie de caractères qu'il avait installée rue Visconti. Mais il n'a pas été le seul écrivain de son siècle à connaître ces désagréments : Lamartine était un créditeur congénital et n'a jamais pu se refaire et Dumas, malgré les sommes énormes qu'il engrangeait avec ses romans, ses récits de voyages et ses innombrables pièces de théâtre, était toujours poursuivi par ses créanciers. Seul Victor Hugo a fait fortune avec sa littérature. Dans sa longue et documentée préface, Alexandre Péraud affirme que l'argent est devenu, avec l'oeuvre de Balzac, un personnage vivant dans la littérature. Je ne partage pas son opinion, mais je crois néanmoins que les questions financières ont une place déterminante et obsédante inconnue avant lui. L'auteur est un nostalgique de l'Ancien Régime et voit dans l'ascension de la bourgeoisie aisée un danger pour la société. Il dénonce les artisans de cette nouvelle donne sociale et, en particulier, les usuriers. Gobsek en est l'archétype. On ne peut comparer sa cupidité à celle de l'Harpagon de Molière : sa richesse, il la tient des déboires des autres et de leur spoliation. C'est une sangsue sans la moindre pitié. Toutefois, au début de son récit, il nous présente des aristocrates qui ne peuvent consentir à un mariage si le prétendant n'est pas fortuné. Les meilleures familles ne sont pas exemptes de la hantise des biens matériels. Quand il dépeint la figure du vieux Gobsek, on apprend que si son père était hollandais, sa mère était juive. Là, Balzac tombe dans le cliché le plus vieux du monde occidental. Il nous relate son enfance, son voyage aux Indes et puis la découverte de la seule chose qui puisse le combler : l'or. Mais il ne fait pas que dénigrer le personnage odieux : il montre aussi que les nobles sont aussi responsables de leur perte en ayant une façon de vivre dispendieuse et futile. Gobsek prétend être le maître des destinées de tout ce joli monde. La nouvelle écrite en 1830 montre que les sorts d'une bonne famille ont partie liée avec ceux de Gobsek : ils sont intimement liés et le grippe-sou maléfique leur est indispensable, même s'il a le pouvoir la ruiner. Ils forment une sorte de confraternité dont le moteur est l'argent. Les autres nouvelles réunies dans ce volume démontrent à quel point Balzac avait le souci de mettre en relief le cynisme de la société de son temps. Dans Le Député d'Arcis, on voit comment le candidat aux élections d'une circonscription dont le chef-lieu est Bar-sur-Aube se trouve pris dans les mailles du filet machiavélique tendu par tous ceux qui entendent profiter de son succès politique (parmi lesquels on retrouve Rastignac !) et dans Un homme d'affaires, écrit en 1845, il a voulu révéler tous les rouages d'une machination qui n'a d'autre fin que le lucre. En somme l'auteur du Père Goriot a tenu à mettre à jour ce qui serait le véritable fondement de la société, la bonne comme la moins bonne ; ce fut une excellente idée de la part d'Alexandre Péraud d'avoir composé cette anthologie sur ce thème, où tout se résume en de sordides calculs et que Balzac analyse sur un ton très libre et même enjoué. Tous les Gobsek ne sont pour lui que les crapuleux instruments de cette machinerie qui fait tourner le monde, non leur créateur.




Le Monolinguisme de l'autre, Jacques Derrida, Galilée, 144 p., 24 euro.

Avec cette méditation sur la langue, et d'abord la langue maternelle, Jacques Derrida (1930-2004) adopte la forme dialoguée qui avait été utilisé par les anciens philosophes. Il s'inspire de L'Essai sur l'origine des langues (écrit en 1755, laissé inachevé et publié après sa mort en 1781) -, Derrida y avait fait référence dans un de ses premiers ouvrages, De la grammatologie en 1967. Cette forme d'échange d'opinions donne ici un ouvrage particulièrement plaisant à lire. Il va conduire le lecteur à s'interroger sur sa propre langue, qui est sienne et en même temps ne l'est pas. Il part de cette curieuse contradiction (un vaste paradoxe, à première vue). Il insiste sur le fait que parler une langue ne correspond pas à l'identité ; comme il est né en Algérie, il prend l'exemple du Maghrébin qui parle le français : il n'en est pas pour autant français. Et cela vaut pour tous les pays francophones. La question est pour lui celui du « je grammatical ». A ses yeux, ce moi, il s'est façonné en dehors de la langue, de toute langue, dans une antériorité fondatrice. Le monolinguisme peut d'ailleurs être la création de l'Un coercitif (il prend pour exemple les langues qui ont été prohibées en Algérie au bénéfice du français). Pour lui, l'écriture, qui passerait nécessairement par la déformation et la métamorphose, serait une tentative de réappropriation. En tout cas, il voit la Langue comme une Loi. Avec ce qu'elle implique d'hégémonique. D'une certaine façon, ces pages sont une façon d'autobiographie, de récit de son enfance, car la langue qu'il a pratiquée venait d'ailleurs, d'un pays différent, qu'il ne connaissait pas alors. « J'avoue donc une pureté qui n'est pas très pure », note-t-il. Il insiste beaucoup sur la situation propre aux Juifs indigènes, qui sont devenus Français par le décret d'Adolphe Crémieux (alors ministre de la justice) promulgué en 1870 alors qu'ils ne sont pour la plupart jamais allés en France et que d'aucuns habitaient l'Afrique du Nord depuis de très longs siècles. En tout cas, ils ne provenaient pas de France. Derrida souligne que le ladino, la langue des sépharades, n'était pas en usage en Algérie. Pour ces Juifs-là, la question de la longue originaire est des plus complexes. La solution a été de rester juif tout en étant un citoyen français. Les Juifs ashkénazes de la métropole ont d'ailleurs la plupart du temps opté pour cette solution en Europe occidentale au nom de l'assimilation. Il commente longuement à ce propos plusieurs auteurs, dont Hanna Arendt, qui pense que rien ne peut supplanter la langue maternelle et qui, devant le fait que la langue allemande est devenue folle, se réfugie dans le déni. Pour Derrida, cette langue maternelle n'est « jamais purement naturelle, ni propre, ni habitable ». Pour conclure, il est persuadé que cette langue en cause d'amnésie, de déracinement, d'anamnèse, d'« indéchiffrabilité ». Le monolingue « parle une langue dont il est privé ». C'est le produit d'une aphasie. Mais peut-on parler d'une langue originaire ? Pas évident lorsqu'on pense au français tel que nous le pratiquons à Paris -, dans le reste de la France, il existe d'autres langues préexistantes (je ne parle pas des patois) et certaines encore vivantes ou moribondes. Le Français, pour les Bretons, les Alsaciens, les Provençaux, les Flamands, les Basques, les Catalans (etc.), est une langue coloniale. La langue n'est pas donnée dans tous les cas, mais s'imposerait comme le coucou dans le nid d'un autre oiseau. D'où son idée fondamentale : la langue de l'autre. En guise d'épilogue, Derrida souligne qu'il n'a pas esquissé un Bildungsriman ou ne autobiographie. Et il se raccroche, sans cesse, à sa notion d'illisibilité. Ses origines juives jouent dans son cas un rôle essentiel car les Juifs africains avait l'hébreu de la Torah, l'arabe qui était souvent leur langue vernaculaire en société et aussi pour la culture (Maïmonide a écrit la moitié de son oeuvre dans cette langue) et le français quand Alger fut conquise en 1830. Mais il n'a pas pris en ligne de compte ces grands écrivains qui ont choisi une autre langue pour écrire, comme ce fut le cas pour Joseph Conrad ou même, curieusement, pour F.T. Marinetti qui, bien qu'Italien, a écrit sa poésie et ses romans en français (la langue de ses études chez les jésuites à Alexandrie) jusqu'en 1912. La question est épineuse et l'on comprend que cet ouvrage a été pour Derrida un premier galop en vue d'une étude plus importante.




Les Essais, Michel de Montaigne, édition de Bernard Combeaud & de Nina Muegller, préface de Michel Onfray, « Bouquins », Robert Laffont, 1184 p., 32 euro.

Les Essais est sans nul doute le premier livre qu'il nous est loisible de lire sans trop de difficultés. Françoys Rabelais, qui a écrit ses fabuleux romans quelques décennies plus tôt (Pantagruel, le premier, a été achevé en 1532) ne l'est pas toujours : il y a des chapitres assez peu compréhensibles pour les modernes que nous sommes. L'option choisie ici n'a pas été de le « traduire », mais de simplement « rajeunir » l'édition originale complète de 1595 (posthume : trois ans après son décès -, mais il avait déjà publié de son vivant deux tomes, l'un en 1580, le second, deux ans plus tard. Il est singulier de noter que Montaigne est né en 1553, l'année où est mort Rabelais ! Son chef-d'oeuvre, Les Essais, est un ouvrage qui a connu de profondes transformations au fil de sa rédaction. Commencé en 1572, son auteur n'a cessé d'y travailler jusqu'à sa mort, en en modifiant toujours la physionomie. Montaigne y a adjoint des passages autobiographiques. De plus, ce n'est pas une totalité sous-tendue par une pensée unificatrice. Dans sa préface, Michel Onfray parle à juste titre d'un « cabinet de curiosités philosophiques ». C'est assez juste, car il traite de toutes sortes de sujets, mais en ignore d'autres. Mais de là à affirmer que Montaigne est le plus grand philosophe de « l'Occident judéo-chrétien » paraît une exagération. Montaigne ne fait pas reposer sa cause sur un système. On l'a souvent comparé à saint Augustin quand il a composé ses Confessions. Mais se dernier avait pour fondement la théologie catholique. Il n'est pas philosophe dans le sens où il n'a pas imaginé une représentation globale du monde (Gilles Deleuze l'avait déjà fait remarquer dans Qu'est-ce que la philosophie ?). Je le vois plutôt écrivant ce qui pourrait être les prolégomènes de l'esprit encyclopédique du Siècle des Lumières. Onfray corrige d'ailleurs ce jugement en précisant que l'oeuvre est comparable à un tableau de Jérôme Bosch : il est impossible de l'embrasser dans sa totalité et de tout mémoriser. Quoi qu'il en soit, ne pas être un philosophe ne veut pas dire ne pas être un penseur digne de ce nom. Il a sans doute avancé de nombreux pions en vue d'une réflexion qui a trouvé par la suite sa réalisation. La liste de ses « inventions » dressée par Onfray est excessive, même si ses successeurs lui devront beaucoup. Sans doute a-t-il raison de dire que Montaigne s'en est pris aux interminables commentaires de la théologie, ou des générations de docteurs de la foi ont « entre-glosé » les uns avec les autres. Mais ce n'est pas pour autant qu'il a créé la méthode introspective : il a pris conscience que le savoir est avant tout une expérience personnelle. Ce n'est déjà pas si mal ! Il n'invente pas le « sujet moderne » : il lui ouvre le chemin, ce qui est déjà beaucoup. Pour illustrer cette idée, Onfray prend pour exemple la chute de cheval qui l'a fait s'évanoui. Montaigne en tire la conclusion que le sommeil est proche de la mort. Rien de plus erroné ! Et je n'ai pas besoin de m'abriter sous l'aile de Sigmund Freud. En somme, notre maître en toutologie veut faire de notre écrivain le précurseur d'après tout et tous, de Francis bacon à Jeremy Bentham. La perspective est faussée : qu'il ait posé un regard neuf sur les autres peuples n'en fait pas le créateur de l'ethnologie, ni même de l'anthropologie. Il aurait aussi été l'inventeur de la religion rationnelle. Ce terme ne serait même pas adapté pour René Descartes ! Il annoncerait le fidéisme. Je suis convaincu que de changer Montaigne en un homme qui aurait jeté les bases de la philosophie la plus moderne n'aurait vraiment aucun sens. C'est un humanisme au plein sens du terme, qui a porté à son point culminant la connaissance telle qu'on pouvait la concevoir dans la seconde moitié du XVIe siècle en France. Et le voilà intronisé féministe, après avoir été célébré écologiste dans son observation des moeurs des animaux. Laissons tout cela qui ne fait que flatter les idées en vogue par les temps qui courent. Lisons ces Essais pour ce qu'ils sont : une merveilleuse tentative de pénétrer le monde d'alors en se débarrassant de toutes sortes de préjugés et de considérations inutiles pour se rapprocher d'une vérité, qui est celle que détient Montaigne. Il lui a fallu plonger dans la culture antique pour en retirer les fruits meilleurs et assimilé ces nouveaux savoirs que les voyage d'exploration et les sciences lui ont fourni. C'est un moment charnière de l'histoire de l'Europe où Martin Luther a déjà semé la discorde entre chrétiens (ses Quatre-vingt-quinze thèse sont été rédigées en 1517). Il convient de se souvenir que les guerres de religion commencent en 1562 et que le massacre de la Saint-Barthélémy a lieu dix ans plus tard, toujours du vivant de l'auteur. S'il ne se prononce pas directement sur les événements, il est évident qu'il adopte certaines convictions de la Réforme et, implicitement, en rejette d'autres). En définitive, ces Essais sont à méditer, comme Montaigne les avait conçus : méditer sur leurs assertions, leurs intuitions, leurs découvertes, et leur conception de l'être humain. C'est un art de vivre, qui contemple la connaissance comme faisant partie de cette quête ardente et profonde.




Le Théâtre de JohnMillington Synge, Françoise Morvan, Ides et Calendes, 128 p., 18 euro.

Dans son introduction, l'auteur fait des efforts considérables pour légitimer la façon dont il a traduit les pièces de John Millington Synge (1871-1909) afin de rendre l'anglo-irlandais des paysans et des pêcheurs, il a choisi un mélange de breton et de français - celait me rappelle la traduction que le professeur André Pézard avait faite de La Divine Comédie de Dante qui avait traduit le toscan de la fin du XIIIe siècle, qui est encore de nos jours assez lisible pour un italien (on étudie Dante à l'école primaire en Italie !) en un français médiéval qui ne nous est plus accessible - le prétexte ? : c'était la même époque ! L'auteur de ce livre pense qu'il aurait pu tout aussi bien traduire Synge même en argot (c'est pourtant le langage codé des mauvais garçons à Paris, qui n'a rien de rural !). A mon sens, tout cela frise l'absurde. Heureusement la suite est plus intéressante. Le théâtre de Synge, s'il n'est pas très populaire en France, est tout de même représenté régulièrement et apprécié. L'auteur commence à explique dans que esprit Synge a écrit : il était persuadé que la tragédie qui était liée à l'existence de la classe laborieuse s'appliquait aussi aux classes plus aisées. Il rappelle ses début : il aurait dû devenir musicien (il est allé en Allemagne compléter sa formation) mais a eu des doutes quant à sa capacité de se présenter devant un public. En janvier 1894, il se rend à Paris pour étudier à la Sorbonne. Après une sérieuse mésaventure sentimentale, il s'est rendu en Italie et est revenu à Paris où il fait une rencontre fondamentale, celle de William Butler Yeats. Il commence alors à écrire de la poésie et des critiques littéraires. Il se rend sur l'île d'Aran où il a pu perfectionné son irlandais et aussi ses connaissances sur le folklore. Ce fut pour lui une expérience déterminante. Il a écrit sa première pièce, When the Moon has Set. Puis il compose Riders to the Sea puis The Shadow of the Glen, qui sont toutes deux montées au Molesworth Hall. Elles sont attaquées par des nationalistes irlandais pour des questions religieuses. En 1903, il s'installe à Londres. Sa pièce The Playboy of the Western land (Le Baladin du monde occidental) provoque un tohu-bohu et un scandale lors de sa première représentation : c'est l'histoire d'un parricide imaginaire. La police a dû intervenir car le public provoque une émeute. Il écrit une autre pièce, The Tincker Wedding, qui n'a pas été jouée en Irlande, mais seulement à Londres. Aidée par l'actrice Molly algood, il achève Deidre of the Sorrows dont la premier a lieu eu théâtre de l'Abbaye en janvier 1910. Ses oeuvres paraissent cette année-là en vingt-deux volumes. Françoise Morvan explique en détail le dessein poursuivi par Synge et tous les obstacles qu'il a pu rencontrer dans son propre pays avec beaucoup de détails. Sa vie d'auteur dramatique a été tout, sauf un long fleuve tranquille !




Anthologie de littérature érotique, Claudine Brécourt-Villars, La Table Ronde, 250 p., 24 euro.

J'ai conservé un très bon souvenir d'un livre précédent de Claudine Brécourt-Villars, Du couvent au bordel et j'en avais parlé dans la dite chronique il ya deux ans. Cette fois, elle nous propose une anthologie érotique qui ne se milite pas à la poésie, comme c'est souvent le cas. Elle aussi choisi de ne pas remonter à l'Antiquité, mais de commencer au XVIe siècle avec François, Rabelais, Marot, Ronsard, Brantôme - rien de plus « classique », - mais aussi avec Marguerite de Navarre et Montaigne, ce qui est plus surprenant. Le siècle suivant nous fait découvrir des hommes de lettres peu connus, tels Pierre Motin, Claude Petit, Nicolas Chorier et Michel Millot, aux côtés de malherbe, de Jean de La Fontaine, de Corneille et de Théophile de Viau. C'est assez drôle Madame de La Fayette près de l'abbé de Choisy ! Il en est de même au XVIIIe siècle et c'est ce qui fait l'intérêt de ce volume plein de surprises. L'abbé de Grécourt est une découverte pour moi tout comme Jean-Charles Gervaise de La Touche ou Claude Godard D'Aucour. Et il y en a encore d'autres pour nous surprendre en face de Diderot, Beaumarchais, Mirabeau, Restif de La Bretonne, Sade, bien sûr, ou Andréa de Nerciat. Presque tous les grands noms de la littérature su siècle suivant, de Victor Hugo (une lettre à Léonie Biard, mais aussi un passage de L'Homme qui rit) à Guy de Maupassant en passant par Théophile Gautier (Lettres à la Présidente), Charles Baudelaire et Paul Verlane. Parmi les textes surprenants, il y a la poésie de Jules Verne, intitulée « Lamentation d'un poil de cul de femme ». De nouveau, quelques auteurs peu connus viennent nous étonner. Mais, en ayant ainsi remonté le fil du temps, en dehors de quelques ouvrages ou poèmes célèbres, le lecteur ne connaît pas forcément les textes réunis. En ce qui concerne le XXe siècle, l'auteur a été encore plus généreux. Apollinaire et même Marcel Proust (j'ai parlé récemment de la découverte de la traduction anglaise d'un « Eloge de la masturbation » encore inédit en français), font partie de ceux qui peuvent figurer de plein droit dans cette anthologie ; mais Claudine-Brécourt-Villars nous réserve des surprise, surtout du côté des femmes, comme Marguerite Burnay-Pruvins (Le Livre pour Toi, 1907) et Hélène Picard (L'Instant charnel, 1907), Catherine Pozzi, Renée Dunan (Les Caprice du sexe, 1928), entre autres. Autre étonnement : François Mauriac (j'avoue ne pas me souvenir de ce passage de Thérèse Desqueyroux !). Après quoi, on rencontre moins de surprises : c'est normal, car les moeurs et le bon ton ont connu un grand déclin, malgré la censure toujours en vigueur jusqu'à son abolition par le président Giscard Destaing. Mon tout constitue un remarquable embarquement vers Cythère. Les grands écrivains français, exception faite de Bossuet et de Paul Claudel ! Je considère cette anthologie comme un antidote puissant à la pornographie qui a gagné nos auteurs contemporains à la mode, qui pense épicer leurs oeuvres d'un je ne sais quoi de moderne, qui n'est au bout du compte qu'un stratagème de bas étage. Et chaque lecteur y trouvera des pages qui vont le renverser, ou lui remémorer quelque histoire d'amour, quelque griserie des sens, ou une étreinte unique en son genre. En tout cas l'éros et l'écriture de haut vol ont continué à faire très bon ménage, pour notre plus grand plaisir et, parfois, notre damnation.




Confession téméraire, Anita Pittoni, avec deux dessins d'Ugo Pierri, préface de Simone Volpaio, traduit de l'italien par Marie Périer & Valérie Béranger, La Baconnière, 216 p., 20 euro.

Nous devons être reconnaissants à Samuel Brussell d'avoir eu l'idée et le courage de publier les oeuvres d'Anita Pittoni (1901-1982), qui s'est illustrée en créant après la dernière guerre la maison d'édition Il Zibaldone, où elle a publié, entre autres, des inédits d'Italo Svevo, Umberto Saba, le grand poète dialectal Virgilio Giotti et quelques unes de ses propres oeuvres.  Je dois reconnaître à ma grande honte que je ne la connaissais pas, et que personne à Trieste ne me n'avait jamais dit le moindre mot à son sujet. La préface du libraire Simone est très utile pour comprendre quelle a été cette aventure éditoriale, qui n'a pas passé alors inaperçue. Mais on ne sait que peu de chose de l'écrivain. Il faut dire qu'elle ne semblait pas disposée à se révéler. Elle le faisait pourtant dans ses livres, en particulier dans cette Confession téméraire. Ce qui m'a frappé dès le premier texte de ce recueil, c'est qu'elle relate les sentiments et les émotions qu'elle a ressentis lors d'une promenade dans cette ville si étrange et fascinante. On ne peut pas oublier qu'Italo Svevo, dans ses romans, ne fait jamais aucune description de la ville à de très rares exceptions. Quand on lit « La Fenêtre à meneaux », on ne peut que songer à son grand précurseur, mais aussi à des passages de Franz Kafka dans Le Procès. Si elle parcourt des rues, des venelles, emprunte des passages, grimpe des marches, et ne retient au fond, place de l'Unità d'Italia, que l'enseigne des Assicurazioni Generali, qui prend sous sa plume une signification emblématique. Mais rien de l'architecture, même des passants (qui ne sont que des « gens » jamais précisés), pour ne retenir que tout ce qui occupait son esprit pendant cette course gyrovague. Elle parle d'ailleurs ici de « spatialité abstraite » et cette expression lui convient à merveille. Il en est de même chez elle : on n'y voit aucun meuble, aucun objet de décoration, pas le plus petit tableau, mais la pure expression de ce qui se joue dans son fort intérieur, où se déroulent des mutations et des métamorphoses sentimentales, humorales, mélancoliques, et une sensation d'enfermement profond. Parfois un être humain, indéfini, vient à son secours dans ces promenades « en aveugle » : on ignore tout de lui. Il y a aussi un « autre » qui demeure invisible et pourtant omniprésent dans ses pensées. Les seuls chapitres où elle établit une relation passionnée est celui où elle évoque Nietzsche, présent par un livre qui l'a particulièrement inspirée ; elle dialogue même avec lui. Et pourtant on parle parler de narration dans le sens le plus conventionnel, car elle nous raconte l'histoire de ses pensées qui cheminent et s'interrogent sur tout ce qui la touche de près. Ces pensées sont vivaces, se transmuent à la vitesse de l'éclair, ouvrent des horizons imprévus, engendrent d'autres réflexions, et finissent par constituer un conte très court mais néanmoins prenant. Dans Le Rêve, de manière paradoxale, les êtres et les choses prennent plus de consistance. Tout est un peu plus concret. Dans le chapitre inaugural, i y a un homme qui compte pour la narratrice et qui donne consistance à ses faits et gestes. Sa présence s'inscrit dans la réalité de sa demeure. Dans toutes ces pages, elle révèle ses relations avec sont qui lui ont été proches et dévoile sa vie intérieure. Mais de son existence d'être de chair et de sang, elle passe toujours par le truchement de ce récit intériorisé. Est-ce une écriture détachée du réel ? En partie, sans doute, mais pas complètement. Ce qu'elle explique à elle-même et en même temps à nous qui la lisons se révèle beaucoup plus transparent à mesure que nous apprenons à la connaître en découvrant les mouvements de son esprit. Cela peut sembler d'abord cryptique, mais l'est de moins en moins. Ce n'est pas de l'onirisme ou un doux délire solitaire, mais une manière différente de narrer une existence, ce qui constitue la réalité de ce que nous sommes, tel que nous nous le racontons. Tour ce qu'elle a vécu s'est vécu encore et encore sous son crâne, avec des fragments de matérialité et ce que est recomposé dans le souvenir et dans la douleur de ce souvenir. Deux textes ont été ajoutés : ils ont traits à la vie littéraire de Trieste. Le premier relate un incident qui a eu lieu avec Umberto Saba dans sa librairie. Et puis elle évoque la publication des poèmes recueillis dans Les Oiseaux. Enfin, elle évoque la mort de Roberto Bazlen survenue en 1963. Ce dernier, comme Gianni Stuparich, a joué un rôle éminent dans sa vie littéraire. Et qui était lui aussi un « exilé volontaire » -, un exilé intérieur, si vous préférez. Ce n'est pas un livre de plage -, c'est bien mieux que cela, un livre de chevet, de votre chevet.
Gérard-Georges Lemaire
16-05-2019
 

Verso n°136

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Christophe Cartier au Musée Paul Delouvrier
du 6 au 28 Octobre 2012
Peintures 2007 - 2012
Auteurs: Estelle Pagès et Jean-Luc Chalumeau


Christophe Cartier / Gisèle Didi
D'une main peindre...
Préface de Jean-Pierre Maurel


Christophe Cartier

"Rêves, ou c'est la mort qui vient"
édité aux éditions du manuscrit.com