Le commissaire scientifique de la grande exposition Luca Giordano du Petit Palais, Stefano Causa, n'a pas de mots assez enthousiastes pour évoquer « le plus grand peintre napolitain du XVIIe siècle » (jusqu'au 23 février 2020). Il peut s'appuyer sur l'éminent ancien patron du Louvre, Pierre Rosenberg, qui écrivait en 1984 que Giordano est un des peintres « les plus prolixes de tous les temps. Ses oeuvres sont aisément reconnaissables grâce à la liberté de leur facture... ». Il cite aussi John T. Spike : « Le peintre le plus prolifique qui ait jamais vécu, incontestablement. » Giordano travaillait vite (on l'appelait de son vivant Luca fa presto), il a laissé d'innombrables fresques et environ cinq mille tableaux et dessins dont Stefano Causa a retenu 92 exemples, mais le problème de Giordano, reconnaît le commissaire, « c'est Caravage » : « autant il est aisé de se rappeler les soixante à quatre vingt peintures attribuées à Caravage, autant il est peu probable que l'on puisse se remémorer rapidement un titre parmi les milliers de peintures réalisées par Giordano. » C'est si vrai que l'on ne trouve aucune mention de Luca Giordano dans l'Histoire de l'art faisant autorité, celle d'Ernst Gombrich, et si on le cherche dans l'énorme Histoire de l'art en cinq volumes d'Elie Faure on ne trouve qu'une évocation sibylline de « la peinture canaille de l'escamoteur Luca Giordano. » Que faut-il entendre par là ?
On pourrait comprendre que le napolitain ne fut pas seulement le disciple de Ribera et que, ayant voyagé, il fut habile à dissimuler ses emprunts à Caravage, Rubens, Titien, Véronèse et Tintoret. Mais ce n'est peut-être pas cela. Non seulement Giordano croulait sous les commandes de tableaux et devait se faire aider, mais il acceptait de considérables chantiers de fresques (on en a une idée dans l'exposition grâce à un espace réservé aux vidéos des principales) ce qui nécessitait de nombreux assistants qui n'avaient évidemment pas le même talent que le maître. Vraisemblablement, Luca Giordano ne montait pas lui-même sur les échafaudages : il se contentait de donner à ses aides comme modèles des esquisses peintes fort abouties, des « bozzetti » dont malheureusement pas un seul exemple n'est proposé dans l'exposition. Le commissaire aurait pu emprunter par exemple Un miracle de Saint Benoit (1680) un bozzeto de 48,5 x 60,5 cm, petit chef-d'oeuvre « fa presto » conservé par le Musée des beaux-arts de Strasbourg.
Luca Giordano avait reçu en 1678 la commande d'un cycle de six fresques pour la décoration du choeur de l'église San Gregorio Armeno à Naples. L'une d'elles s'intitule Un miracle de Saint Benoit. L'épisode de la vie du saint qu'il s'agissait d'illustrer a été raconté par Jacques de Voragine dans sa Légende dorée : « Un jour les frères voulaient élever une pierre qui était par terre pour la mettre en oeuvre, mais ils ne pouvaient y parvenir. Des hommes en grand nombre qui étaient là ne pouvaient pas non plus la soulever, quand l'homme de Dieu arrivant, donna sa bénédiction et la pierre fut élevée avec la plus grande célérité. » Sur un fond sombre dans la tradition napolitaine, l'artiste a fait jaillir, grâce à sa touche spontanée, des taches colorées d'une extrême qualité expressive. Les attitudes des figures frappent par leur justesse, la répartition de la lumière est d'une grande cohérence. On comprend, à l'aide de ce seul petit morceau de peinture, que Luca Giordano « escamotait » bel et bien son talent en faisant réaliser par d'autres une grande partie de ses oeuvres. Ce sont ces dernières qui occupent les vastes espaces du Petit Palais, non les précieuses esquisses peintes qui attestent du génie de Luca.
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