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[verso-hebdo]
20-09-2018
La chronique
de Pierre Corcos
Duchampien, kafkaïen et israëlien
L'artiste américano-israëlien Roee Rosen fait partie de ceux, assez rares tout de même (mais ce fut toujours le cas aux époques antérieures...), qui rendent quelques lettres de noblesse à ce qu'on appelle « art contemporain ». Les snobs le fuient (trop compliqué pour eux), les spéculateurs le boudent (trop subversif pour le « marché »), les béotiens l'évitent (trop de culture artistique derrière), mais des commissaires d'exposition (Catherine David, Hila Peleg) qui veulent faire connaître son énorme travail y ont décelé la conjonction heureuse de recherches souvent antagonistes et trouvant ici un équilibre délicat. Aussi, jusqu'au 29 octobre au Centre Pompidou, l'exposition Histoires dans la pénombre vient piquer la talmudique sagacité de tous ceux que la gadgétisation mercantile et spectaculaire du gros de l' « art contemporain » laisse sur leur faim intellectuelle, et a fini par ennuyer.

Artiste, cinéaste et écrivain, Roee Rosen enseigne au Ha'Midrasha Art College et à la Bezalel Art Academy en Israël, et son travail joue sur plusieurs niveaux. Jamais il ne se jette, comme tant d'autres artistes contemporains, sur une « idée », supposée géniale, qui ébaubit les gazettes, les marchands d'art et le grand public, trouvaille qui sera déclinée, ressassée ad nauseam... Non, d'abord Roee Rosen avance masqué, en inventant, mettant en scène des identités fictives (Justine Frank, Maxim Komar-Myshkin), autres artistes plus ou moins sulfureux devenant objets d'études et/ou producteurs d'oeuvres (au passage, ce fregolisme lui permet de remettre en question l'« identité » de l'artiste créateur, son « style ») ; ensuite, et sous forme de citations biaisées, discrètes, il repasse par des propositions de la modernité duchampienne, dadaïste, pour expérimenter leur fonctionnement aujourd'hui, ou alors, en un palimpseste audacieux, il réécrit des chefs d'oeuvre classiques (Le Marchand de Venise de Shakespeare), en les agrémentant de multiples dessins ; et enfin, il arrive toujours à faire chuter le sérieux de ses thèmes (l'Histoire, le politique, la littérature) dans une sorte d'humour glaçant à la façon de Kafka, ou de canular distancié à la manière de Marcel Duchamp... Par exemple, dans le film The Dust Channel de 23' - projeté en continu au Cinéma du Musée, niveau 4 - la xénophobie se voit métaphorisée en phobie de la poussière et de la saleté. Action se situant dans une famille bourgeoise israëlienne, dures images sur Holot, un aride centre de détention dans le Neguev pour demandeurs d'asile, discours agressif de Netanyahou, paroles d'une militante : tous ces éléments critiques fort sérieux voient leur narration distanciée par une musique classique dont le livret est en russe, perturbée par un reportage insistant sur les mérites incontestés des aspirateurs Dyson, et par quelques variations érotico-perverses qui saluent la mémoire de Buñuel au passage. On pressent que des vérités politiques et psychanalytiques profondes passent, mais latéralement... Comme l'écrivait Franz Kafka, « l'art vole autour de la vérité, mais avec la volonté bien arrêtée de ne pas se brûler ».
Maxim Komar-Myshkin serait le pseudonyme d'un certain Efim Poplavsky (1978-2011), poète juif émigré russe ayant fondé le Buried Alive Group, le « groupe des morts-vivants », un collectif d'artistes ex-soviétiques, basé à Tel Aviv, s'étant eux-mêmes déclarés zombies culturels. Ce Komar-Myshkin souffrait apparemment de paranoïa, convaincu que Poutine fomentait des tentatives d'assassinat contre lui ! Pour se défendre contre Poutine, se venger de lui, le malheureux Poplavski prit le pseudonyme de Komar-Myshkin, ce qui signifie en russe une souris et un moustique, animaux symbolisant des nuisances, et se livra à un rituel vaudou sous la forme d'un gros album de peintures figuratives à la gouache et commentées, faisant référence à maintes réalités politiques russes, et inspiré des albums d'Ilya Kabakov ou Viktor Pivovarov... Au passage le visiteur appréciera les talents et l'imagination débordante (perverse souvent) de Roee Rosen, alias Poplavsky, alias Komar-Myshkin. Le livre exposé ici, détaché en pages illustrées et calligraphiées, s'appelle Vladimir's Night (2014). On découvre aussi, dans la même grande salle, des oeuvres du Buried Alive Group.
Dans une autre grande salle de ce quatrième étage du Centre Pompidou, le curieux, que l'esprit labyrinthique de Roee Rosen n'a toujours pas rebuté trouvera The Blind Merchant (1989-1991) qui est tout simplement une version antagoniste - puisqu'elle se place cette fois du point de vue de l'usurier juif Shylock - du Marchand de Venise de Shakespeare, une autre version rédigée et illustrée par Rosen. Ce palimpseste méticuleux est donc accompagné de 145 dessins, dont certains remarquables de facture expressionniste en noir et blanc, et d'autres tracés « à l'aveugle », puisqu'on part ici de l'idée que Shylock est - métaphore de la cécité, qui ne « voit pas » les Juifs mais répète juste un stéréotype caricatural - aveugle. Parmi les personnages mis en scène, on trouvera Louise Brooks jouant Nerissa, Rosen incarnant Shylock, Edward Saïd dans le rôle de la princesse d'Aragon et du Maroc. Toute cette (re)mise en scène fonctionne comme une provocation incitant le visiteur, avec son sens critique et son humour propres, à relire, réinterpréter les grandes oeuvres classiques...

Le 29 et le 30 septembre, trois projections et des discussions avec Roee Rosen vont permettre, à tous ceux que cette oeuvre résolûment contemporaine intrigue, de bien mesurer l'écart entre les fumisteries tapageuses d'un certain art contemporain et les mystifications savantes et humoristiques de cet épigone authentique de Marcel Duchamp.
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
20-09-2018
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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