Anselm Kiefer, un des artistes les plus considérables de notre temps, a voulu s'immerger deux jours entiers dans l'atelier de Rodin à Meudon, parmi les plâtres du maître et spécialement ses abattis. Rodin ne cessait jamais de monter et remonter les « détails » de ses sculptures. Or cette stratégie est revendiquée aujourd'hui comme sienne par Kiefer. « Je ne considère pas mes « tableaux » comme des produits finis ; pour moi, ce sont comme des carrières, des accumulations de possibilités ». En complicité avec Catherine Chevillot, directrice du musée Rodin, Kiefer a donc souhaité se mesurer à l'illustre auteur du livre Les cathédrales de France, souhaitant même reprendre ce titre pour son exposition, ce qui lui a été refusé. Elle s'appelle donc sobrement Kiefer-Rodin (jusqu'au 22 octobre, avant d'être présentée à la Barnes Foundation de Philadelphie du 17 novembre 2017 au 12 mars 2018). Au-delà de la stratégie créative du démontage-remontage, Rodin et Kiefer auraient un autre et fondamental trait commun, ainsi défini par Véronique Mattiussi, responsable du fonds historique et de la bibliothèque du musée Rodin : une « capacité émotionnelle hors du commun, renforcée par une disponibilité extrême » que Kiefer traduirait en ce qui le concerne par un « cynisme avoué et salutaire ». Diable !
L'exposition associe d'énormes « tableaux » (c'est Kiefer qui met le mot entre guillemet ), des peintures de femmes nues sur plaques de plâtre réunies en livres (le tout sous le titre « Cathédrales de France ») et des sculptures sous vitrines. Comme toujours, les tableaux impressionnent. Ce ne sont pas des tableaux ordinaires : « Je n'utilise pas des couleurs mais des substances précise l'artiste, que je travaille en laboratoire ». On distingue des tours identiques aux « maisons » construites à Barjac avec des conteneurs dans lesquels du béton a été coulé, dont plusieurs avaient été érigées au Grand Palais pour l'exposition Documenta il y a dix ans. Ces tours-cathédrales sont plus ou moins noyées dans des coulées de plomb. Or ce plomb recouvrait naguère le toit de la cathédrale de Cologne, Anselm Kiefer en a racheté une grande quantité. Il en fait des livres, il l'introduit dans ses oeuvres. Par ailleurs, iI n'oublie pas que Rodin, admirateur des cathédrales de France, ne souhaitait pas qu'elles soient restaurées et conservées : elles devaient mourir, comme lui-même. Kiefer déclare en écho : « Je considère que les ruines ne sont pas des choses désastreuses, c'est au contraire le commencement de la reconstruction d'un cycle, le temps circulaire. »
La notion de temps circulaire est importante chez Kiefer, il la doit à Jules Michelet dont il avait placé une phrase en exergue de l'exposition du Grand Palais : « Le temps circulaire des astres, de la mer et des femmes. » Oui, des femmes dont Rodin associait ses innombrables corps nus dessinés aux cathédrales selon une mystérieuse alchimie à laquelle Kiefer est extrêmement sensible. Ne demandez surtout pas ce que cela veut dire. Il n'y a pas de signification : c'est Kiefer qui le dit en précisant : « je demande à chaque spectateur de finir l'oeuvre ». Oui, c'est un peu facile et il n'est pas le seul à utiliser ce genre de pirouette pour ne pas avoir à rendre compte des ambiguïtés et contradictions qui ont tant contribué à sa célébrité (sa relation avec le nazisme en particulier). Mais cela n'est pas grave : ses travaux apparaissent toujours comme d'une incroyable puissance, certainement équivalente à celle de Rodin avec qui il a eu raison de se mesurer, puisque les processus créatifs des deux artistes sont les mêmes, ainsi définis par Rainer Maria Rilke : « l'artiste est celui à qui il revient, à partir de nombreuses choses, d'en faire une seule et, à partir de la moindre partie d'une seule chose, de faire un monde. »
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