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[verso-hebdo]
22-09-2016
La lettre hebdomadaire
de Jean-Luc Chalumeau
Une leçon de Claude Monet
Dans un émouvant roman paru cet été, Michel Bernard raconte quelques épisodes de la vie de Claude Monet, particulièrement les circonstances douloureuses de la mort de sa première femme, Camille, en 1879 (Deux remords de Claude Monet, éditions La Table Ronde). De Camille, on sait qu' il a fait plusieurs chefs-d'oeuvre, dont La Femme à la robe verte (1866, Kunsthalle, Bremen), La Capeline rouge (1873, Cleveland Museum of Art) et les célèbres Femmes au jardin à Ville d'Avray du Musée d'Orsay où elle est représentée plusieurs fois (1866). L'auteur s'attache aussi à la bouleversante Camille sur son lit de mort de 1879 (également au Musée d'Orsay) : voilà pour les tableaux exceptionnels. Michel Bernard est un spécialiste de la guerre (celles de 1870 et 14-18 en particulier), d'où une belle première partie consacrée à Frédéric Bazille, grand ami de jeunesse de Monet, qui mourut au champ d'honneur à Beaune-la-Rolande à la veille de ses 29 ans, en décembre 1870. Bazille était déjà un grand peintre, et sa gloire aurait été immense s'il avait pu accomplir l'oeuvre à laquelle il était à l'évidence destiné.

C'est Claude Monet qui connut une renommée mondiale et même, grâce à son ami Clemenceau, un statut de peintre officiel célébré comme un héros national, jusqu'à la fin de sa longue vie (1840-1926). Or Monet n'a pas peint que des bons tableaux, loin s'en faut. Il n'empêche : sa réputation de peintre génial et infaillible ne pouvait être mise en question. Dans un texte important de la revue Art News en 1957, Clement Greenberg a pourtant mis les pieds dans le plat : « Durant sa maturité et sa vieillesse, Monet a peint beaucoup de mauvaises toiles. Il en a produit aussi d'excellentes. Ni le grand public, qui l'admirait sans réserve, ni l'avant-garde du temps, qui l'avait condamné sans appel, ne paraissaient faire de différence entre elles » Michel Bernard rappelle que Monet commençait à perdre la vue depuis le début du XXe siècle, et avait tendance à tellement retoucher ses tableaux qu'il les gâchait souvent. Il lui arrivait de s'en apercevoir, et il les détruisait ; il lui arrivait aussi d'en laisser passer. Certains, exécutée parallèlement aux Nymphéas, sont parvenus jusqu'à nous (il y en a au moins un exemple navrant, pieusement accroché aux cimaises du Musée Marmottan-Monet).

Heureusement, Clemenceau exigea que son ami se fasse opérer de la cataracte, et le vieux peintre retrouva la lumière et la perception des couleurs qui lui permirent de mener à bien le grandiose projet des nymphéas, « bouquet offert à la France ». Ici, le romancier devient historien et sociologue en remarquant que les mauvais tableaux, ceux qui prenaient « un aspect ratatouille » étaient parfaitement protégés par la réputation du peintre. « A Paris ou à New York, les grands bourgeois donnaient de plus en plus d'argent pour pouvoir accrocher un Monet dans leur salon. Il était le peintre le plus cher du monde, donc le meilleur, même si l'on n'était plus très sûr de ce qu'on voyait sur le tableau... » Le snobisme comme moteur du marché de l'art n'est donc pas une nouveauté du XXIe siècle : c'était déjà le cas dans les années 1920. Telle est la leçon de Monet : dès qu'un artiste figure parmi les plus cotés au monde, alors il est forcément bon. Les milliardaires d'aujourd'hui sont généralement tout aussi incultes que les grands bourgeois d'hier. Leur seule ambition : posséder ce qu'il y a de plus cher. Remarquons tout de même que Monet, lui, avait multiplié les chefs d'oeuvre pendant des décennies. Peut-on en dire autant aujourd'hui des premiers inscrits sur la sacro-sainte liste annuelle de ArtPrice ?
J.-L. C.
verso.sarl@wanadoo.fr
22-09-2016
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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