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[verso-hebdo]
15-06-2023
La chronique
de Pierre Corcos
Un film de méditation
"Si tu parcourais une plaine et si, malgré ta bonne volonté d'avancer, tu reculais, alors la cause serait désespérée ; mais tu gravis une pente raide, aussi raide peut-être que toi-même vu d'en bas, si bien que les reculades peuvent aussi n'être dues qu'à la nature du terrain : tu ne dois pas désespérer", écrit Franz Kafka. Cette phrase traduit correctement l'idée qui émerge peu à peu du superbe film d'Hadi Mohagegh, L'Odeur du vent.
Quant à l'histoire résumée, elle est simple, apparemment prosaïque : un pauvre herboriste lourdement handicapé vit seul avec son fils toujours alité dans une maison perdue au milieu d'une plaine d'Iran. Mais un jour, à la suite d'une panne de transformateur, l'électricité vient à manquer. Contacté, un électricien du service public accourt pour la réparation. Mais une pièce, difficile à trouver, fait défaut. Cet électricien héroïque, affrontant d'innombrables obstacles et ne désespérant jamais, va tout faire pour effectuer cette réparation... On le sait, le propos d'un bon film ne consiste guère à juste nous faire connaître les faits et/ou l'idée. Ils ne sont là que pour donner au réalisateur l'occasion - par un arrangement spatio-temporel d'images et de mouvements, de sons et de silences - de créer une oeuvre originale, nous transportant dans un ailleurs, inspirant parfois d'autres cinéastes. Comme le disait Merleau-Ponty, « le sens du film est incorporé à son rythme comme le sens d'un geste est immédiatement lisible dans le geste, et le film ne veut rien dire que lui-même ».

Pour des raisons pratiques, le commentaire critique d'un film a tendance à séparer, par l'analyse, ses divers éléments comme le scénario, les mouvements de caméra, le décor, le jeu des acteurs, la musique, le montage, la temporalité, etc., alors même que leur intrication reste la plus précieuse valeur... Dans ce film iranien, qui semble tenir de la parabole ou de la fable, les efforts du technicien zélé (un Sisyphe affrontant l'absurdité du monde ou un Ulysse continuellement déporté), stoïque en face de l'adversité, prennent tout leur sens de la vastitude de ces terres montagneuses et déshéritées (le Tchaharmahal-et-Bakhtiari, situé au centre ouest de l'Iran et pays d'origine du réalisateur), des paysages déserts et grandioses que, point dérisoire et minuscule, il doit sans cesse traverser. Les plans généraux, d'une ampleur admirable, alternent avec les plans moyens de micro-scènes dans des villages perdus, qui scandent les pérégrinations du héros (interprété par le cinéaste lui-même, âgé de 43 ans). Sens de l'humain dans un environnement hostile... « J'ai souhaité montrer la dignité des habitants de cette région, malgré tous les problèmes et les difficultés qu'ils affrontent. Ce qui m'intéressait c'était d'approcher ces gens simples, solidaires et qui vivent dans la simplicité de la nature », confie Hadi Mohagegh dans une note d'intention réduisant quelque peu son propos à des fins de communication médiatique. On voit la dignité de ces paysans, l'infrangible dévouement du technicien et, d'un autre côté, la misère infinie de l'homme secouru, obligé de progresser lentement, péniblement sur ses genoux à cause de son handicap, et cet enfant, immobile sur une couche anti-escarres. Le monde est terrible, les obstacles sont permanents, et nous n'avons que l'entraide, la compassion pour ne pas désespérer... Mais là où un autre film, moins original et bien-pensant, se serait contenté de véhiculer le message solidaire en l'illustrant, L'Odeur du vent de Hadi Mohagegh le dissout dans une série de plans fixes, très longs, dans des images de paysages qui sont des chefs-d'oeuvre photographiques. Mettant bien entendu l'éthique au service de l'esthétique, et non l'inverse. Sauf à la toute fin, pas de musique de film d'ailleurs qui soulignerait telle ou telle intention, mais juste des sons infimes ou un silence épais. Le sens de l'espace/temps dilaté connote un cinéma de méditation. La puissance poétique et photographique évoque la filiation d'un autre cinéaste iranien d'envergure, Abbas Kiarostami (1940-2016) dans des films comme Le Goût de la cerise ou Le vent nous emportera. On peut être aussi tenté - sans être certain de ne pas céder à un réflexe journalistique dès qu'il s'agit d'un film iranien - d'interpréter cette panne électrique et ces empêchements sans nombre comme une image de la société iranienne, contrainte sous le régime procédurier et répressif des mollahs. Mais la splendeur de l'image et l'ampleur des perspectives viendraient distendre cette courte interprétation.

« Ce que j'entends par lenteur d'un film, c'est que je pense que celle-ci doit être au service de la vie et de son rythme », indique Hadi Mohagheg. Extrême lenteur de l'herboriste handicapé par ses jambes tordues et paralysées, allongement par bifurcations successives de la mission salvatrice du technicien et durée exceptionnelle des plans fixes contribuent à un étirement de la temporalité qui rapproche L'Odeur du vent d'un cinéma expérimental. Cependant à ce ralentissement généralisé se mêlent l'immensité de l'espace et l'ample respiration du vent. Voilà qui nous élève hors du flux précipité et du confinement de l'ego à travers une véritable expérience de méditation filmique... Le film est bien moins message à interpréter qu'expérience à vivre pleinement. Diffuse dans la matière filmique, la parole du réalisateur en a produit la temporalité, les images, le silence. Et nous méditons avec lui.
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
15-06-2023
 

Verso n°136

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