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[verso-hebdo]
19-10-2023
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Machins d'art, une histoire de l'art moderne, de l'art contemporain et de l'art brut, sous la direction de Jeanne-Bathilde Lacourt, LaM / Editions in fine, 280 p., 32 euro.

Ce musée créé par la métropole de Lille, existe depuis quarante ans. Sa collection comprend quelques huit mille oeuvres. L'idée qui l'a fait naître a été de ne plus tracer de confins entre les formes d'art depuis l'apparition de l'art moderne au début du XXe siècle. Ce choix peut sembler incongru, mais il reflète bien l'esprit de notre époque qui a intégré l'art brut à son histoire et qui lui a même dédié un musée à Lausanne. Bien sûr, il peut sembler étrange de retrouver côte à côte des tableaux de Braque ou de Modigliani à côté des oeuvres d'Auguste Forrestier et de Joseph Wittlich. Vassili Kandinsky et Aloïse Corbaz voisinent, comme tant d'autres peintres et sculpteurs venus d'horizons bien différents. Mais, en fin de compte, ces mariages inattendus ne sont pas si choquants qu'on le croirait car l'évolution des arts au cours du siècle passé a souvent introduit un esprit antiacadémique au-delà de la mutation profonde des codes plastiques. Bien sûr, il s'agit là d'un renversement radical de ce que nous considérons comme étant digne d'une présentation muséographique. Mais les normes artistiques ont tellement été métamorphosées que ce distinguo n'est plus de mise. Et, d'une certaine façon, ce musée rend bien compte de tous les phénomènes qui ont touché le monde l'art pendant cette période durant laquelle le changement permanent était de règle.
Depuis la donation de Geneviève et Jean Masurel en 1979, cette collection s'est enrichie et on y découvre des pièces non négligeables de Jean Dubuffet et de Mimmo Rotella jusqu'à Pierre Soulages et le groupe anglo-saxon Art Language. L'art brut y a pris une place considérable et on comprend que nos prédécesseurs ont eu un goût d'un genre nouveau. Les extravagances du Nouveau Réalisme ou de Fluxus ne donnent plus l'impression d'être des iconoclastes sauvages. Tout concourt à cette course effrénée à la transgression et au rejet des notions traditionnelles, en particulier celle de la beauté. Reste maintenant à savoir si les ultimes développements qui se sont faits jour ces dernières décennies ne marquent pas un point final à une longue histoire en abolissant de manière définitive toute référence au passé. Ce choix qui a été fait pour célébrer cet anniversaire donne la mesure d'un basculement complet et sans retour qui aura pour destination l'abolition de l'art proprement dit.
Ce mot a été préservé à des fins purement spéculatives. En voyant tout ce que LeM propose au visiteur, ce dernier est en droit de se poser bien des questions et se méditer sur ce qui s'est déroulé entre Apelle et Andy Warhol et surtout ce qui va pouvoir sortir du désenchantement actuel qui ne trouve de compensations que fiduciaires. Le mauvais goût et la vulgarité sont des plus rentables ! Ce catalogue est la traduction en acte de ce que nous venons de vivre et, pire, de ce que nous sommes en train de vivre. . Il en est que plus précieux.




Qu'appelle-t-on philosopher ? L'atelier d'Hannah Arendt, Pierre Bouretz, « Tel », Gallimard, 386 p.,

Cette étude s'intéresse à la méthode adoptée par les philosophes. On s'est passionnément intéressé aux mille manières de composer une oeuvre chez les écrivains de prose ou de poésie. Mais on ne s'est pas beaucoup penché sur les modalités de l'écriture philosophique. Il y a bien des notes d'Emanuel Kant et de Wittgenstein, mais la moisson est assez médiocre. Hannah Arendt, quant à elle, a tenu ses Denktagbuch de 1950 à 1973.
Elle n'y a rien révélé de sa vie personnelle, mais y a parlé des ouvrages qu'elle était en train de méditer. On y découvre d'abord le lien qu'elle a établi entre philosopher et agir : la philosophie serait à ses yeux une forme d'action. Elle a publié The Origins of Totalitarism en 1951 à New York. On peut donc dire que ces carnets coïncident avec la publication de ce livre essentiel. Ce que révèle l'auteur dans son essai très fouillé, c'est la relation entre Arendt et la composition de ses essais, en somme une sorte de biographie où sa vie privée est assez peu développée et où son travail de réflexion et d'écriture sont examinés avec le plus grand soin et en détail. Il s'est efforcé de trouver les éléments qui ont servi à la construction de chacune de ses oeuvres. C'est donc une recherche très approfondie et très instructive pour comprendre cet auteur qui peut souvent déconcerter car en dehors des grands courants et des écoles de la philosophie de son époque.
Elle est indispensable pour les lecteurs qui se sont passionnés pour son mode de penser, qui a des aspects pour le moins déroutants. C'est également un moyen de suivre l'évolution de ses considérations sur le monde, qui demeurent profondément originales et loin de tout ce que ses contemporains ont pu concevoir. Elle demeure inclassable, et tous ces éclaircissements apportés par Pierre Bouretz nous permettent d'entrée dans la fabrique de la philosophie d'une figure singulière de ce XXe siècle qui n'a pas cessé de s'interroger sur ses propres travaux, se demandant quelle pouvait être leur valeur et leur utilité. Bien sûr, ce livre est d'une lecture qui n'est pas aisée car il requiert une certaine connaissance des écrits d'Hannah Arendt. Mais il est écrit avec le souci de ne pas sombrer dans le charabia des spécialistes qui croient qu'être obscur est la clef du philosopher vrai. Il ne demande qu'un peu de patience et aussi d'une volonté d'accepter les doutes et les interrogations de cette femme si peu commune. Notre auteur en fait une aventurière de la pensée. Je ne saurais lui donner tort.




Vers la poésie totale, Adriano Spatola, présenté et traduit de l'italien par Philippe Castellin, Les Presses du Réel / Al Dante, 280 p., 30 euro.

Adriano Spatola (1941-1988) a été sans l'ombre d'un doute, l'un des représentants les plus intéressants et féconds de la nouvelle poésie italienne. Il a été l'un des protagonistes du groupe Tam-Tam qu'il a fondé en 1972 avec Valerio Miroglio et Giulia Niccolai (je renvois le lecteur à l'anthologie que j'avais faite pour la revue Textuerre) Une revue portant ce nom a été publiée jusqu'en 1991 avec pas moins de soixante-quatre numéros.
Mort prématurément, il a laissé une oeuvre abondante, mais on a aujourd'hui oublié le rôle essentiel qui fut le sien dans le domaine de la création poétique des années soixante jusqu'aux années quatre-vingt. Il a utilisé toutes les formes de la poésie de l'avant-garde de l'époque et a souvent lu ses textes sur scène. Acteur-né, il a été un lecteur tout à fait extraordinaire. Cet essai a été publié en 1969. C'est l'histoire et le manifeste de la poésie expérimentale telle qu'on la concevait alors. Il la voit s'orienter vers « l'antiphilosophie des acrobaties spontanées ». C'est dire qu'à ce compte, la poésie échappe au style et à tout ce qui a pu la constituer jusque-là.  S'il se réfère à des artistes de la période dadaïste à Zurich, et souligne la contribution importante des futuristes italiens, il considère Dick Higgins comme le grand précurseur de cette poésie nouvelle après-guerre. Et il ajoute la notion de fusion des différents arts (John Cage est un de ceux qui sont allés dans cette direction).
Il avance la problématique de la « poésie totale », et expose les diverses voies qui ont conduit à sa conception qui dépasse tout ce qui a pu être fait pour y aboutir. Ce livre n'a pas pris une ride. Il s'impose comme le meilleur instrument pour analyser les genres de poésie issus de cette rupture draconienne (poésie visuelle, poésie concrète, poésie gestuelle, etc.). Si Adriano Spatola a pu paraître un énergumène facétieux, Ces pages démontrent qu'il avait de solides connaissances et aussi une intelligence de ce qui était en train de nourrir la poésie de la fin du siècle dernier. Qu'on ait pu faire abstraction de Vers la poésie totale est plutôt étrange. C'est La Mecque de la création de ces quasi cinquante années ! Sa lecture est recommandée pour qui s'intéresse de près à la poésie et a pu accepter le fait qu'elle n'est plus été celle de Ronsard ou de Lamartine...
Gérard-Georges Lemaire
19-10-2023
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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Christophe Cartier

"Rêves, ou c'est la mort qui vient"
édité aux éditions du manuscrit.com