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[verso-hebdo]
21-09-2023
La chronique
de Pierre Corcos
Des noces tumultueuses
Ceux pour qui l'art n'a pas de prix, stricto sensu, considèrent comme une aberration qu'il puisse être traité de marchandise parmi d'autres, que des milliardaires béotiens se l'accaparent ou bien qu'il donne lieu à des spéculations identiques à celles de la Bourse. Pour eux l'art, tout comme le sacré, garde quelque transcendance qui devrait le placer au-dessus de l'immanence de l'échange généralisé. En effet peut-on financièrement évaluer la Joconde de Vinci ou l'Olympia de Manet ? Qu'un nabab puisse les acquérir, et il aurait alors pleinement le droit de les détruire... En outre, comme le stipule d'entrée de jeu le texte de présentation dans la grande et passionnante exposition L'art-gent - L'argent dans l'art (jusqu'au 24 septembre à la Monnaie de Paris), entre l'art et l'argent demeure « une contradiction fondamentale. La monnaie est une unité de référence d'un système qui définit clairement la valeur d'une marchandise, elle est sans affects et permet de neutraliser toute forme de contestation dans les échanges. Au contraire, l'acte de création demeure instable par nature, imprévisible, soumis aux aléas du hasard dans son élaboration, puis dans son évaluation par le commanditaire, le public et la critique. Cette contradiction pose la question sous-jacente de la valeur : valeur de la marchandise et, notion plus complexe, valeur de l'art ». Pourtant, jamais sans doute l'art n'a autant été investi par l'argent qu'à notre époque de néolibéralisme triomphant. Des créateurs se satisfont de cet état de choses, d'autres le contestent ou refusent ces noces perverses, et l'on sait par exemple que depuis 1980, un artiste comme Hans Haacke à travers ses installations dénonce la subordination du monde de l'art à la finance...
Mais l'affaire reste complexe et les liens s'avèrent anciens : « L'art est venu à Anvers parce que l'art fraie volontiers avec l'argent », constatait par exemple, à propos du marché de l'art aux XVe et XVIe siècles aux Pays-Bas, l'historien et économiste J.-M. Montias. Alors comment rendre compte de cette complexité, si ce n'est par une approche mythologique, historique, anthropologique, économique, assortie d'un florilège d'oeuvres et de propositions esthétiques significatives ? Un pari d'exhaustivité que l'exposition a risqué, sous la houlette du commissaire Jean-Michel Bouhours, historien de l'art et conservateur de musée. Six parties suivant un cheminement chronologique, plus de deux cents oeuvres anciennes et contemporaines croisées, des films et des objets, beaucoup de commentaires accessibles... En fait deux thèmes s'entrechoquent : comment les artistes représentent/critiquent le monde de l'argent, et comment le monde de l'argent investit/accapare les artistes. Voilà les deux puissants protagonistes d'un mariage forcé, tumultueux. Le plus jouissif pour les amoureux inconditionnels de l'art restant bien sûr ces propositions plastiques où l'idole de l'Argent est raillée, bafouée, ridiculisée par des artistes tout à fait conscients de son emprise, certes, mais au fond persuadés que le monde vénal a plus besoin d'eux, au final, qu'eux de lui.

Lorsque par exemple Michel Journiac, Hans-Peter Feldmann et Michel Nedjar malmènent de façon drôlatique de vrais billets de banque, lorsqu'Arman emprisonne des dollars dans une résine transparente (Vénus aux dollars - 1970), lorsque Robert Whitman, Andy Warhol ou Robert Rauschenberg fabriquent à leur manière du faux argent, ou lorsque d'autres artistes, comme Yves Klein inventent des transactions dérisoires (en 1959, il s'était agi de céder contre un poids d'or fin une « zone de sensibilité picturale immatérielle » (sic) située sur les bords de la Seine !), c'est évidemment les enfants terribles de l'art qui piétinent la considération infinie que les adultes normaux accordent à la sphère économique... Mais dans les propositions d'un Joseph Beuys (Art = Capital, 1980), bien plus qu'une contestation ludique, c'est une nouvelle « plastique sociale » qui s'élabore, dans laquelle la créativité ne serait pas plus le domaine unique des artistes que le capital le domaine exclusif des entreprises. Et par cet exemple seul, l'on mesure combien le potentiel d'utopie et/ou d'inventivité inhérent à la démarche artistique marque une longueur d'avance par rapport aux standards de l'axiomatique capitaliste. Parler de « longueur d'avance » suggère une sorte de course entre l'art et l'argent. Et c'est elle effectivement qui transparaît dans cette stimulante exposition... Tout s'accélère, et la naissance de la technologie blockchain et des cryptoactifs préparent une nouvelle économie de l'art « avec des transactions financières de pair à pair indépendantes des réseaux bancaires ». La dernière partie de l'exposition, intitulée « Art et argent, entre flux et datas », laisse entrevoir un monde où les notions d'oeuvre et d'artiste perdraient leur consistance. Mais ce qui persiste, sert de fil rouge à l'exposition et entretient durablement la réflexion, reste bien cette notion fondamentale de « valeur ». Valeur donnée par le marché, valeur conférée par l'Histoire ou valeur imposée par la classe dominante.
En tous cas, n'avoir point enclos idéologiquement l'art entre les murailles de l'argent reste, convenons-en, tout à l'honneur de l'Hôtel de la... Monnaie.
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
21-09-2023
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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