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[verso-hebdo]
18-02-2016
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La chronique de Gérard-Georges Lemaire |
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Chronique d'un bibliomane mélancolique |
Gianni Sassi, uno di noi, sous la direction de Sergio Albergoni, Gino Di Maggio & Fabio Simon, Mudima, 324 p.
Gianni Sassi (1938-1993), qui a un homme qui avait plus d'une corde à son arc, en particulier la musique. Mais c'est dans le domaine de l'édition qu'il a laissé une trace absolument profonde dans la culture italienne des années soixante à quatre-vingt-dix. Il est demeuré célèbre comme le fondateur de la revue Alfabeta, qui a joué un rôle considérable à la fin du siècle dernier. Ce gros volume, renfermant une incroyable iconographie, permet de découvrir ce personnage qui, pour beaucoup, est comme une étoile filante dans le ciel des arts et des lettres de l'Italie qui vivait des moments difficiles avec les années de plomb puis avec ce qu'on appelle la fin de la première République. Il fait partie de ces personnages qui ont eu un rôle essentiel, mais dont on ne saurait trop définir lequel. Cette publication comble donc ce manque. Son action dans le domaine de la recherche musicale est considérable si l'on songe à ses relations privilégiées avec John Cage et tout le travail de promotion qu'il a pu accomplir avec lui ou d'autres compositeurs qui avaient cette exigence et cette audace, comme David Tudor et Walter Marchetti., ou le groupe de rock Aera En ce qui concerne la poésie d'avant-garde du début du XXe siècle, il produit le coffret contenant les microsillons de Futura - poesia sonora : Arrigo Lora-Totino avait enregistré son interprétation des grands poètes dadaïstes ou futuristes encore bien peu édités. Ce fut lui qui a créé Polyphonix puis Milano Poesia, événements qui ont rassemblés les meilleurs poètes de l'époque, de Giorgio Bassani à Adriano Spatola. Son activité de promoteur est absolument considérable car il n'a jamais cessé de créer des événements importants comme les journées dédiées à Eric Satie. De B¨t en passant par Frankenstein, il a été le créateur des revues les plus passionnantes depuis les années soixante. Mais sa notoriété comme éditeur a culminé avec la création d'Alfabeta en 1979, pour laquelle il s'était assuré de la collaboration d'Umberto Eco et de Nanni Balestrini. En même temps qu'il faisait paraître cette revue culturelle, il eut l'idée de créer dans le même format intitulée La gola, un périodique entièrement consacré à la gastronomie. Ce fort volume permet de mesurer l'incroyable dynamique de l'activité de cette homme qui a été sans le moindre doute l'un des plus créatifs des trois dernières décennies du siècle passé. Par exemple, j'y ai découvert son travail graphique, qui a fait de lui l'un des plus étonnants dessinateurs d'affiches d'alors. Les témoignages apportés par ceux qui l'ont connu et qui ont travaillé avec lui constituent un portrait qui se propose comme un rébus. Voilà un livre qui comptera dans l'histoire des avant-gardes de l'Europe récente et qui met au devant de la scène un homme qui nous fait nous demander pourquoi nous sommes actuellement dans l'impossibilité de réaliser quelque chose de comparable.
Soufisme et surréalisme, Adonis, traduit de l'arabe par Bénedicte Letellier, « Essais », Editions de la Différence, 320 p., 24 euro.
Adonis est sans doute l'écrivain arabe le plus connu en Occident et les Editions de la Différence ont publié plusieurs de ses recueils poétiques. Dans cet ouvrage singulier, il tente qu'il juge lui-même dans son introduction de très hasardeux, mais qui lui permet de jeter un pont entre les deux cultures qui l'habitent, la culture musulmane et la nôtre. Il faut reconnaître que d'associer soufisme et surréalisme et de mettre en parallèle ces deux manières de se confronter à l'univers et au divin est une véritable gageure. Mais, pour lui, ce n'est pas aussi aberrant que cela puisse paraître à première vue. Il y a déjà un point commun entre ces deux univers : celui d'une rébellion. Et si l'auteur ne tient pas à trop rapprocher les deux démarches, il fait valoir ce qui les rend si particulières et sur certains points assez proches. Je dois avouer que je n'ai pas une grande connaissance des soufis pour porter un jugement -, je m'en remets donc complètement à la science et à l'expérience de l'auteur. Je sais seulement qu'ils ont été considérés comme des hérétiques, qui ne pouvaient pas résider dans les cités du nouveau monde musulman par ce qu'ils s'adonnaient à des cérémonie qui incluaient l'ivresse, et l'une de ces ivresses était celle provoquée par le café. Adonis souligne le fait que leur quête de l'absolu (le divin) était assez éloignée des enseignements du Coran ! Le surréalisme présente aussi cette volonté de restituer à l'individu la possibilité de se détacher de la réalité pour atteindre des sphères (le rêve en premier et toutes sortes d'expériences littéraires et artistiques) qui lui restituent sa véritable dimension et sa liberté. Ainsi, malgré des différences considérables, il existe des points d'intersection dans ces deux démarches si lointaines. Je suis loin de partager la vision que donne Adonis du surréalisme, mais elle n'en est pas moins intéressante et en mesure de nous montrer que ce que les personnes qui se sont regroupés autour de la figure d'André Breton ont poursuivi une recherche de nature mystique. La subtilité de la pensée de ce grand poète et sa culture profonde nous permet aussi de comprendre que la culture naît des croisements les plus étranges et même les plus aberrants. Mais, si l'on met de côté de nombreux a priori et surtout les clichés sur les grandes civilisations, on se rend compte que ces contaminations ont été et demeurent la source de nouvelles façons d'appréhender le monde, de l'expliquer et d'en comprendre les mécanismes. Il y a bien entre la forme spirituelle radicale du soufisme et le champ d'investigation des surréalistes des orientations assez voisines. Le mettre en relief peut aider à une compréhension réciproque . Bien sûr, dans ces pages, j'ai plus appris sur le soufisme et la poésie d'ibn'Arabî que sur le surréalisme ; mais c'est sans doute le plus important.
Le Carré des Allemands, Journal d'un autre, Jacques Richard, « Littérature », Editions de la Différence, 176 p., 17 euro.
Jacques Richard s'était déjà fait remarqué dans on pays - la Belgique - pour deux recueils de nouvelles récompensés par deux prix. Dans ce nouveau livre, il entreprend quelque chose de nouveau, qui n'est plus de l'ordre de la nouvelle. Mais le choix de composer son ouvrage en le divisant en cinq carnets de notes démontre qu'il n'a pas éprouvé la nécessité de se lancer dans la recherche exténuante du roman qui, de toute façon, ne convenait pas à son projet. Il a voulu raconté l'histoire d'un homme dont le père a fait parti des vaincus et des infâmes de la Seconde guerre mondiale : il s'était enrôlé dans la Légion des volontaires français et avait combattu en Russie aux côtés des hommes de la Wehrmacht et de la SS. Il a fait partie des rares rescapés de cette aventure guerrière. Et impossible pour lui de reprendre une vie normale car il porte une marque honteuses, qui l'empêchera à jamais de retrouver une vie normale. A travers ces récits disjoints, le lecteur recompose cette histoire, mais peut comprendre les difficultés qu'éprouve le fils à se retrouver dans l'image de son père, sans pour autant le rejeter complètement, comme s'il n'avait jamais existé. Il a été gracié, certes, mais cette grâce ne s'est pas transformée en un oubli total de ses fautes. C'est un paria jusqu'à sa mort. Jacques Richard a su avec beaucoup de sensibilité exposer les sentiments contradictoires qui traversent l'esprit de son narrateur et le troublent, mais aussi mettre noir sur blanc ses propres pensées, sans cependant vouloir nous imposer une réponse. L'histoire est impitoyable pour les vaincus ! Et c'est plutôt de cela qu'il s'agit dans ce livre qui est écrit avec une certaine science et beaucoup de sensibilité. Mais il s'agit aussi de la logique étrange de la filiation. Etre né d'un criminel de guerre et d'un traître à sa patrie n'est pas une mince affaire. Alors que faire ? Tout effacer et effacer de sa mémoire cet homme qui a commis ces erreurs ? Ou alors le faire entrer dans son univers, même si cela est douloureux ? Peut-être existe-il une autre voie, plus ardue sans doute, plus cruelle aussi, qui consiste à accepter cet héritage avec tout ce qu'il comporte. Quoi qu'il en soi, le Carré des Allemands est un livre qui ne saurait laisser personne indifférent.
Enquête sur la Shoah par balles, Danielle Rozenberg, I. Dans les colonies juives de Dniepropretrovsk, 198 p., II A Rava-Rouska et ses environs, 178 p., Hermann, chaque volume, 21 euro.
Ces deux volumes sont les premiers d'une série qui devraient constituer la mémoire des massacres commis par les troupes nazies pendant la période qui va de l'invasion de l'Union soviétique en 1941 à leur retraite en 1943. L'objectif est de recueillir des témoignages des dernières personnes qui ont pu assister à ces exécutions de masse et aussi d'assembler des preuves matérielles permettant de localiser les lieux de ces exactions et aussi les fosses communes. Ces travaux se font sous l'égide de l'organisation Yahad-in Unum, crée par la père Patrick Desbois, auteur de deux ouvrages qui a fait beaucoup parler lors de leur parution : L'Opération 1005 : des techniques et des hommes au service de l'effacement des traces de la Shoah (2005° et surtout de Porteur de mémoires : sur les traces de la shoah par balles (2007). Il est vrai qu'il n'a pas été le premier à étudier ce phénomène et que les personnes qui pouvaient s'intéresser à la question avaient déjà à leur disposition es recherches fort sérieuses et même des documents écrits ou filmés. Mais il avait su sensibiliser l'opinion publique à cet aspect de la Shoah beaucoup moins connu et expliqué que celui qui concerne les camps de la mort. Ces deux ouvrages s'appliquent à circonscrire leurs recherches sur des zones géographiques très précises. La première, qui se situe en Galicie orientale) est sans doute la plus intéressante car, en plus des horreurs exécutées par les Einsatzgruppen et leurs commandos de meurtiers de masse, qui arrivaient aussitôt les territoires conquis pour éliminer les responsables communistes, les Juifs et éventuellement les Tziganes (un peu plus tard, il faut ajouter les partisans). L'analyse de la situation n'est pas simple, d'abord parce qu'un certain nombre des Juifs avaient fui l'avancée allemande et que les archives, en particulier celles réalisées par les Soviétiques, ont tendances à ne plus distinguer les Juifs des autres citoyens éliminés lors de ces opérations. Les archives allemandes fournissent des éléments, qui sont néanmoins contrariés par la volonté d'occulter leurs méfaits à une échelle inouïe quand l'Allemagne a commencé à faire replier ses forces. L'enquête de la Yahad-in Unum a, depuis 2004, pour objectif de compléter ces connaissances par différentes méthodes, dont celle de la micro-analyse. Ce qui s'est passé en Galice est d'autant plus intéressant, disais-je, parce que Staline avait voulu que des colonies juives bien structurées soient réalisées, tout comme les colonies allemandes qui pouvaient se trouver dans la région. On découvre ainsi que les Juifs ont joué un rôle économique et social de la plus haute importance en préservant leur identité (d'ailleurs, exposition au musée d'histoire et d'art juif de Paris avait permis de découvrir des livres imprimés dans les années trente rédigés en yiddish. Ces implantations agricoles ont été transformées en partie en kolkhozes et jouissaient de relatifs privilèges par rapport à la paysannerie du lieu. Mais la question n'est pas si simple car les Allemands ont adopté plusieurs méthode de regroupement de ces populations : soit en les laissant dans ces centres, soit en les plaçant dans des ghettos, soit en organisant des camps, dont certain étaient des camps de travail. En sorte que chaque localité a eu une histoire différente et que le processus qui conduisait à la mort n'était pas homogène. Cette étude permet aussi de mieux comprendre le rôle (plus considérable que ne le croît) des supplétifs locaux et de la police, qui a participé activement aux fusillades. Les auteurs sont persuadés que la Shoah par balles a éliminé plus de deux millions de personnes, un chiffre bien plus élevé qu'on ne le croyait jusque là. Mais la diversité des situations selon les zones intéressées montrent hélas qu'il sera bien difficile de parvenir à un bilan exact et définitif. Ces deux premiers dossiers soulèvent des multitudes de questions car une partie de ces massacres se sont déroulés avant la conférence de Wannsee en janvier 1942, d'autres, après. La spécificité du front russe rend toute spéculation beaucoup plus délicate.
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Gérard-Georges Lemaire 18-02-2016 |
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Verso n°136
L'artiste du mois : Marko Velk
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