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[verso-hebdo]
29-01-2015
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Courtoises frimousses avec fleurs, Daniel Dezeuze, « correspondances » Tarabuste, s. p., édition limitée à cent exemplaires.
Mysticades, Daniel Dezeuze, Tarabuste Editeur, 46 p., 20 euro


L'Art de la solitude, Daniel Dezeuze, Editions Athanor, Ce n'est pas à moi à vous dire que Daniel Dezeuze est l'un des artistes les plus marquants de sa génération. C'est désormais une chose établie. Mais je devrais ajouter une autre chose : c'est aussi un poète de grande valeur. Plusieurs publications récentes le prouvent. Je commencerai par Courtoises frimousses avec fleurs, qui est à première vue une pochade, mais qui, au-delà de son humour, associe des prénoms de femmes à des compositions chromatiques. Les dessins figurent d'ailleurs à droite du texte, dessins superbes et énigmatiques, car s'ils semblent abstraits, ils n'en sont pas moins allusifs et évoques quelques images imprimés dans l'esprit de l'artiste, des images végétales pour l'essentiel. Je donne un exemple : « ALAMANDA vous êtes la forme ultime/de mon coloriage./En vous je mets toutes les couleurs,/mes espérances et mes passions./Je m'applique et tire la langue/pour ne pas dépasser votre frêle contour./Je rajoute du rouge, du bleu, du vert,/pour vous donner la teinte/de l'Eternité./Sophia ou Muse-pute,/femme de quartier et de toutes couleurs,/recevez ces pigments à vous dédies. » D'autres sont encore plus cinglantes de cet humour au vitriol. C'est un ouvrage magnifique avec des reproductions en couleur. Mysticades, comme le titre l'indique, s'inscrit dans un registre ambigu, entre la relation irrationnel à la transcendance et le travail du dessinateur. Chaque texte est accompagné d'une ligne ou deux, en bas de la page, indiquant les termes de la relation graphique, mais aussi en nous faisant découvrir un paysage élargissant le champ de notre perception de l'oeuvre. Le texte et le dessin s'enchevêtrent. Fasciné par les écrits des agnostiques, des hérétiques, Dezeuze nous offre le fruit de ses méditations, comme celui-ci : «  Nous pinçons les cordes du Créé/en refusant tout arrangement./Nos lyres veulent faire danser le monde/quand bien même ils sont fiente et boue. Et sa fange/colle à notre peau. » Donc pas d'illustrations dans ces pages, mais une étroite collusion entre le poème et le dessin, l'un ayant autant de poids que l'autre. Enfin, dans l'Art de la solitude, il ne se départit pas de son esprit grinçant, mais met en scène différentes influences essentielles dans la construction de l'espace mental de ses oeuvres plastiques, à commencer par l'art chinois qui l'a toujours passionné. En témoigne ce court poème : « Pins suaves sous le vent/pinceaux à nuages/Chiens couchants/de l'occident muré/Le soleil ici s'en va tassant midi/vers un crépuscule du soir/squamé. » Dans un texte aux tonalités polémiques en fin de volume, il parle de son intérêt pour la culture de la Chine ancienne et en fait l'éloge. Mais pas de « chinoiseries » dans ses textes comme dans ses dessins en noir et blanc : il s'agit d'une réinterprétation toute personnelle qui se fond avec d'autres dominantes dans sa pensée. Rarement un artiste de notre temps a donné dans l'écrit une autre façon de peindre ou de dessiner, en dévoilant des lignes de tension qui ont sous-tendu son existence et sa création. Ce sont là que quelques uns des beaux livres qu'il a écrits et « illustrés». Cela mériterait de constituer une anthologie.



Dessins et motifs, Benjamin Lévesque, Books Factory, 98 p., 10 euro

Benjamin Lévesque fait parti de ces artistes qui, de nos jours, n'ont pas peur de puiser leur inspiration dans la littérature, comme cela a été le cas très récemment avec Franz Kafka et les Leçons de ténèbres de Patrizia Runfola. Cette fois, c'est Jacques Roubaud et son roman Mademoiselle Kolakoski, paru chez Gallimard en 1981, qui a retenu son intention. Il ne s'est pas mis en tête de l'illustrer dans le sens classique du terme, mais l'a tout de même traduit par des scènes, les unes drolatiques, les autres un peu monstrueuses. On retrouve chez lui l'esprit de Francisco Goya, qui lui avait suggéré une merveilleuse série d'oeuvres, mais aussi des grands caricaturistes du XIXe siècle. Il y a dans ses dessins à la plume un singulier mélange de raffinement graphique, d'humour, de sensibilité extrême, de jeu entre le mots et ce qui est traduit pour l'oeil. C'est un univers intime qui se révèle par le truchement de l'écrivain, qui n'est pas un pur prétexte pour lui, mais la motivation pour mettre en forme ce qui trotte dans son esprit et fait de lui un peintre hors du commun. Bien sûr, son attitude n'est pas de celles qui font mouche de nos jours où il faut être direct, sans nuance et fabriquer des histoires simples pour des esprits simples. Ce petit livre délicieux montre à quel point la prose de Roubaud peut délivrer encore d'autres significations à travers son regard si fin et l'encre de sa plume qui peut être tendre ou satirique, sinon fantastique. Ces pages sont complétées par des Suites et variations très subtiles de Christophe Averty qui est sorti de sa fonction de journaliste pour s'affirmer pans une prose plus sophistiquée et qui lui convient à merveille. C'est somme toute ce qu'on aimerait voir plus souvent dans la relation un peu perdue entre l'art et la littérature.




L'Eunuque, Terence, édition bilingue traduite et présentée par Bruno Bureau & Christian Nicolas, « Commento », Les Belles Lettres, 562 p., 25 euro

De Térence on ne possède que la transcription qu'a pu faire le grammairien Donat au IVesiècle d'après l'ouvrage perdue de Suétone. On ne sait pas exactement quant cet auteur est né, ni quand il est mort (190 - 159 avant notre ère sont les dates les plus souvent avancées). On sait qu'il a été esclave et qu'il a été vendu au sénateur Terentius (d'où sans doute son nom) et qu'il a été protégé par le cercle de la famille des Scipion. Il a traduit environ 108 comédies de Ménandre et est parti en Grèce en 160 à la recherche d'autres pièces à adapter. Et puis on perd sa trace. Si le comique est sa marque de fabrique, ses pièces ne sont pas moins complexes pour autant. Le modèle choisit par l'auteur pour cette pièce qui est présentée dans une traduction inédite est inspirée par Ménandre. Elle a été représentée en 166 avant notre ère et jouée plusieurs fois, ce qui n'était pas l'habitude de l'époque pour ce genre de pièce. Elle est écrite dans une langue étrange, une sorte de latin abâtardi d'expressions vernaculaires ou inventées. Il s'agit de l'amour qu'éprouve un jeune homme, Phédria, pour une courtisane nommée Thaïs. Mais elle aussi sujette aux avances de Thrason, un militaire. Phédria lui offre un vieil eunuque pour la servir alors que Thrason lui fait cadeau d'une jeune et belle servante éthiopienne, qui avait été élevée auprès de Thaïs. L'histoire ne cesse plus de se compliquer de scène en scène. Le frère de Phrédia tombe amoureux de la jeune fille (« virgo ») et Parmenon, esclave des deux frères, permet à Chéria de s'introduire auprès d'elle sous l'aspect d'un eunuque. Il la viole pendant son sommeil. Mais en réalité l'esclave n'en est pas une et les complications commencent. En fin de compte, tout est bien qui finit bien car Chéréas épouse la « vierge » et Phrédria obtient les faveur de Thaïs tout en vivant aux dépends de Thrason, qui est le dupé de l'histoire. Ce court résumé est loin de rendre compte des rebondissements et des surprises qui interviennent dans le feu de l'action. C'est sans doute la pièce qui a été le plus plébiscitée par le public romain. Les commentaires savants des deux traducteurs sont parfois trop pointus pour être lus et compris par d'autres que des latinistes spécialisés dans le théâtre. Alors, on s'en remettra à la traduction qu'en a faite en 1654 très librement Jean de La Fontaine, qui avait une prédilection pour cette oeuvre.




Qui va là !, Hadrien Laroche, Rivages, 144 p., 17 euro

Voici un auteur qui jongle entre la philosophie la plus austère, celle de Heidegger ou de Derrida, en passant par des «écrivain comme Jean Genêt et des artistes emblématiques comme Marcel Duchamp et qui écrit des ouvrages romanesques on ne peut plus simples et conformistes dans leur forme. Mais ce n'est pas moi qui lui jetterai la première pierre, loin s'en faut. Ces pages sont rédigées avec beaucoup de retenue, avec même une relative économie de moyens. L'histoire qui se tisse entre les trois protagonistes n'est pas d'une originalité ébouriffante, c'est vrai. Elle est assez captivante pour nous convaincre d'aller de l'avant dans notre lecture. En fait, Hadrien Laroche joue sur le fait que tous ses personnages sont déplaces, les uns parce que ce sont de nouveaux émigrés arrivés de Corée jusqu'à Hope, dans la région de Vancouver, ou parce qu'ils ne sont pas parvenus à y trouver vraiment leur place, par exemple à l'université Jacques Derrida. Rien à faire, cette situation presque stéréotypée sur le plan des sentiments et des relations trinitaires n'offre pas le flanc à l'indifférence ou à l'ennui. C'est a u contraire un livre tonique, aux accents mélancoliques, qui mêle un réalisme très épuré et une finesse dans la suggestion des pensées et des sentiments des figures qui finissent par s'abîmer dans une histoire qui leur est fatale. C'est sans doute là une gageure. Mais l'auteur s'est sorti d'affaire, nous aussi par la même occasion, mais pas ses héros !




Vivre à présent, Nadine Gordimer, traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par David Fauquemberg, « Folio », 592 p., 9,00 euro

Nadine Gordimer 1923-2014), on se le rappelle, a reçu le prix Nobel de littérature en 1991. L'écrivain sud africain a été récompensé pour son action contre l'apartheid dans son pays comme Toni Morisson, deux ans plus tard, l'a été pour son engagement pour les droits civiques aux Etats-Unis. Mais les grands idéaux ont-ils produit une grande littérature ? Dans le cas de Nadine Gordimer, la question se pose. Sans doute l'histoire qu'elle développe dans ce long roman est-elle passionnante sur un plan sociologique, car elle nous relate toute la complexité de la société de son pays, où il ne s'agit pas seulement d'une confrontation entre Blancs et Noirs. Le problème est ici que l'exposition des problèmes posées par les questions raciales, doublées de questions politiques, sociales et culturelle, très bien mis en scène par le récit, aboutit à un roman hautement didactique. C'est la limite de ce genre de littérature et on avait pu le constater dans les romans d'André Brink, son compatriote. Vivre à présent reste un témoignage passionnant, mais le fait que le fond l'emporte tellement sur la forme et même sur les destins des personnages mis en scène, qui ne sont là que pour révéler la trame délicate de la période de transition, une fois Mandela au pouvoir, qui a été un succès, cela ne fait aucun doute, mais qui a été très loin de résoudre toutes les tensions et toutes les inégalités qui se sont maintenues et qui n'ont pas encore trouvé de solutions viables. A l'heure actuelle, ce genre de fiction sert plus aux historiens et aux observateurs de la politique internationale qu'aux amateurs de littérature, l'auteur s'étant élevé avec véhémence contre les productions littéraires n'allant pas dans ce sens.




Autour de mon cou, Chimananda Ngozi Adichie, traduit de l'anglais (Nigéria) par Mona de Pracomtal, « Folio »314 p.

Devenu assez connue par ses livres qui paraissent régulièrement chez Gallimard, cette jeune femmes nigérienne nous délivre dans ces nouvelles publiées en français en 2009) toutes les contradictions qui sont apparus après la décolonisation de l'Afrique et en particulier de son pays. Dans ces textes qui sont élaborés comme des romans minuscules, elle parvient à mettre en scène ces conflits intérieurs ou trop réels qui concernent une génération qui est sortie de l'indépendance, mais qui s'est retrouvée éloignée de ses origines et aussi mis à l'écart par le monde occidental. Ce n'est pas un ouvrage militant, ni un ouvrage contestataire (en tout cas dans ses intentions), mais un livre qui tente de relater le mieux possible cette réalité. Alors, bien sûr, il fallait s'y attendre, c'est au détriment de l'art romanesque et au profit de la représentation d'une société donnée à un moment donnée. Sans être jamais un reportage, et rédigé avec pas mal de sagacité, Chimananda Ngozi Adichie nous fait découvrir le continent noir (le sien), qui n'est plus simplement une affaire géographique, une question de peau, de mentalité, mais d'une culture divisée car, au Nigéria, on parle anglais et on pense en partie en des termes anglo-saxons. Le séjour aux Etats-Unis d'une des jeunes femmes représentées dans ce livre en est la démonstration mi amère, mi savoureuse. C'est un écrivain tel qu'on va en voir de plus en plus dans le morcellement des civilisations dans le monde du XXIesiècle.
Gérard-Georges Lemaire
29-01-2015
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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