Le critique d’art ne sait pas grand chose des neurosciences. C’est tout juste s’il s’est un peu informé des célèbres travaux du professeur Jean-Pierre Changeux sur les relations du neurone avec l’art, sans que cela aille bien loin. Mais voici qu’il subit lui-même un Accident Vasculaire Cérébral et les choses changent : son propre cerveau lui apparaît, à sa stupéfaction et son émerveillement, riche d’un potentiel immense et jusque là insoupçonné. Or son expérience est terriblement difficile à décrire. S’il en parle au médecin, celui-ci pense qu’il a rêvé. S’il se confie à un ami psychanalyste, ce dernier peine à cacher sa crainte d’une certaine confusion mentale, de toute façon pour lui cela ne tient pas debout.
Je voudrais témoigner, ne serait-ce que pour vérifier si d’autres ont vécu une expérience semblable, de ce qui m’est arrivé à la Pentecôte 2013. Voici : frappé par un AVC, pendant trois jours et trois nuits - mais pas plus - il me suffisait de fermer les paupières pour voir, non pas un écran rosâtre, mais un vaste spectacle sans cesse renouvelé, éclairé par une belle et assez forte lumière, comparable à celle d’un clair de lune. Il ne s’agissait pas d’images mais de sites s’emboîtant les uns dans les autres à l’infini. J’ai très vite appris, parfaitement conscient, à en visiter quelques uns comme un plongeur parcourt des fonds sous-marins, puis à ouvrir les paupières pour retrouver le monde « normal » avant de les clore à nouveau pour faire de nouvelles découvertes.
Cela avait commencé par une formidable architecture classique de pierre, que j’identifiais comme l’atelier de David au Louvre vers 1800. Une jeune femme était là, mystérieusement belle, les pieds nus dans sa robe de mousseline : à l’évidence Juliette Récamier, dont je savais très bien qu’elle n’avait pas posé dans l’atelier du peintre, mais dont je découvrais pourtant les moindres détails du visage. Cela s’était poursuivi avec la traversée d’un labyrinthe de bois sculpté d’une grande noblesse dont les motifs raffinés du XVIIe siècle m’apparurent comme ceux de la sacristie de l’église Saint-Sulpice. Lors du troisième jour je me trouvais devant une interminable file de personnages qui avançait vers moi : c’étaient d’abord des soldats en guenilles de Jacques Callot, puis se mêlant à eux avant de les remplacer tout à fait, des étrusques tels qu’ils apparaissent sur les parois vivement peintes des tombes toscanes. Je n’ai jamais visité ces tombes et, plus étrange encore, je n’ai pas pu voir la fresque inspirée des Etrusques dont le projet pour un plafond du Louvre avait été commandé en 1984 à Gérard Fromanger, mais jamais réalisée, l’artiste n’ayant pu livrer que les esquisses préparatoires. Ils étaient là pourtant, formidablement vivants et présents. Je n’oublie pas non plus, vu un peu plus tard, un vieillard barbu, minuscule au milieu d’un vaste paysage parsemé d’architectures antiques. Ce n’était nullement un tableau, pourtant c’était un Nicolas Poussin et je reconnaissais Diogène en train de jeter son écuelle. Fait plus extraordinaire encore : mon voisin de chambre d’hôpital grogna à ce moment, et je vis très distinctement le visage de Diogène émettre le grognement. Je n’avais plus qu’à ouvrir les paupières et lire un article publié la veille, dans Le Monde, par Angela Sirigu, directrice de recherche au Centre de neuroscience cognitive : « Paradis des neurosciences ». A mon avis, au paradis des neurosciences, il doit y avoir de l’art...
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