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[verso-hebdo]
06-04-2023
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Pastels, sous la direction de Caroline Corbeau-Parsons, musée d'Orsay, 144 p., 29 euro.

Il y a un certain nombre d'années, le musée d'Orsay nous avait régalé d'une très belle exposition de pastels. Celle-ci est tout aussi belle et peut être visitée jusqu'au 2 juillet. Elle est accompagnée par un très bel album qui permet d'emporter chez soi la reproduction de la plupart des oeuvres présentées. On y trouve pour l'essentiel des compositions de la seconde moitié du XIXe siècle. L'ouvrage est classé par thèmes, alors que pour l'exposition elle-même des salles entières sont réservées aux plus illustres des artistes qui ont utilisé cette technique : Edgard Degas, Odilon Redon, mais aussi Lucien Lévy-Dhurmer, qu'on a beaucoup oublié. La première section est dédiée aux portraits et commence avec Edouard Manet, avec le portrait de madame Emile Zola et le portrait d'Irma Brunner.
Parmi tous ces noms illustres ont été glissés d'autres moins connus comme Louise Breslau, Antonio de La Gandara, Georges Desvallières ou Marie Bashkirtseff ou encore Pascal Dagnan-Bouveret. Puis vient une section réservée au monde du travail, celui de la terre et de la mer, avec Jean-François Millet, Paul Gauguin, Giovanni Segantini, Léon Lhermite, Fernand Legour-Gérard et Piet Mondrian à ses débuts. Ici se mêlent plusieurs orientations et aussi plusieurs générations qui se sont côtoyées. On se rend compte que l'impressionnisme a joué alors un rôle déterminant, mais pas exclusif. Les scènes de la vie intimes ou des figures isolées (comme La Repasseuse de Degas), ses ballerines qui se préparent, ses hommes en hauts de forme qui discutent derrière un décor ou encore Le Nageur de Gustave Caillebotte.
Les bords de mer nous font rentrer Eugène Boudin et les rives de la Tamise de Claude Monet avec son Pont de Waterloo. La partie réservée à l'intimité est sans doute celle qui révèle l'essence de la quête des artistes de la dernière partie du XIXe siècle. Georges Lebrun, Eugène Loup ou Paul Helleu n'ont pas révolutionner les arts plastiques mais ont concentré leur intérêt sur des figures dans des poses expressives mais naturelles. Eva Gonzales et Mary Cassatt ont privilégié les scènes de maternité, qui n'ont jusque là peu intéressé leurs homologues masculins. Armand Guillaumin ou Edouard Vuillard se sont attachés aux objets disposés dans une pièce, mais sans reprendre les principales données de la nature morte. L'« intimité » est une partie où la femme est saisie dans ses gestes les plus réservées, comme la toilette ou simplement le dévoilement sans fard et sans pose convenue, à l'inverse des peintres académiques. Il n'est que de voir les oeuvres de Maurice Denis ou d'Emile-René Mesnard. Dans cette perspective c'est Degas qui est allé le plus loin, imaginant ses modèles nus des positions d'un naturalisme extrême.
La grâce et la beauté ne sont pas toujours ses règles. Quand on arrive à l'avant- dernière chapitre - « essence de la nature» - on découvre les merveilleuses vues de montagnes de Lévy-Dhurmer ou celles des bords de mer de Pierre Prina ou d'Ernest Duez. Et que dire du parc nocturne de Jòzsef Rìppa-Rònal ? C'est une petite merveille entre le réel et l'imaginaire. L'Arcadie est la conclusion de cet album où Henri Fantin-Latour traduit par sa passion pour la musique de Wagner et où Ker-Xavier Roussel dépeint une scène de la mythologie. Ainsi découvrirons-nous toutes les formes qu'ont pu prendre les oeuvres au pastel d'une période qui voit éclore le postimpressionnisme, mais aussi le préambule de l'art moderne. On ne saurait se passer d'un ouvrage qui dévoile tant de merveilles ou les fait redécouvrir.




Mater Earth, Prune Nourry, Nancy Huston, préface de Bono, entretien avec Catherine Greiner, Château La Coste / Actes Sud, 80 p., 29 euro.

Depuis 2010, Prune Nourry travaille à la réalisation d'une sculpture géante dont l'idée est venue d'une femme enceinte que l'artiste a fait poser dans un bain de lait (sic). Laissons de côté la mince préface avec ses références aux Evangiles et qui ne nous apprend rien sur l'oeuvre que nous sommes sur le point de voir se développer. Observons plutôt comment prend naissance cette sculpture. Ses formes généreuses et agrandies dans l'espace n'émergent plus d'un plan liquide, mais d'un terrain couvert d'herbe. Dans son dialogue avec Catherine Grenier, l'artiste explique le cours du processus de sa création et aussi les manifestations périphériques qui l'enrichissent. Le visage est craquelé. Le ventre ressemble à un dôme de forme irrégulière. Et puis il y a toutes les digressions qui laisse le visiteur songer au devenir de cette création censée représenter la création. Il pourra en tout cas à son aise circuler entre les formes immergées.
Le journal de Nancy Huston ne semble pas servir à grand-chose car il consiste surtout en comparaisons avec différentes compositions célèbres en volume, de Lascaux à la Nana de (mais je dois confesser que je suis de parti !) Niki de Saint-Phalle, en passant par Jean Dubuffet (Jardin d'hiver) et Andy Goldworthy (Dark Room). Ce n'est pas franchement pertinent. Cette oeuvre n'est pas déplaisante à voir, mais ses présupposés sont un peu simpliste : les idées exprimées ne sont pas difficiles à comprendre ! Un peu moins de « littérature » aurait peut-être mieux valu. C'est une belle réalisation, mais est-ce une grande oeuvre d'art ? Difficile de répondre par les temps qui courent..., la tendance est de confondre un peu tout :la sculpture, le paysage, une signification assez simpliste. Au fond, il vaut mieux se limiter à regarder cet ouvrage en oubliant toute la littérature que l'entoure.




La Vitesse de l'ombre, Annie Le Brun, Flammarion, « savoir », 128 p., 23, 90 euro.

L'auteur a pris pur point de départ un constant que nous avons tous fait : le nombre des images numériques ne cesse de prend une tournure exponentielle. Elles croissent et se multiplient avec une rapidité déconcertante, vertigineuse. Et ce phénomène a changé les rapports économiques : tout devient alors un produit commercialisable. Soit. Annie Le Brun s'ingénie à comprendre quel a été le geste décisif qui a entraîné le renversement des pratiques artistiques traditionnelles. Le fameux Nu descendant un escalier amène Marcel Duchamp, à Munich, devant une côte bien difficile à monter et qui est le renoncement à la peinture Dans le cas de René Magritte, Le Jockey perdu de 1923 a pris tout son sens quand le peintre a décidé de changer les grands arbres de la forêt en des bilboquets en 1925 : le paysage devient complètement imaginaire.
Je dois avouer ne pas tout à fait saisir la signification du parallèle établi entre les deux artistes par l'auteur. Je ne comprends pas non plus cette recherche de « passages » par ces deux artistes lorsqu'ils progressent dans leur oeuvre... Et la relation qu'elle suggère entre leurs dilemmes et l'intérêt de Walter Benjamin pour les passages parisiens - cela me paraît un jeu d'associations un peu branlantes. Mais elle nous a habitué à ces ellipses un peu cryptiques de pensées sur un fil subtile ! Aby Warburg est convoqué à son tour avec son Atlas Mnémosyne...
Annie Le Brun passe ensuite à mettre en relation trois figures bien différentes : Raymond Roussel, Alfred Jarry et Parmigianino avec son célèbre autoportrait. Et elle oppose Roussel et Proust pour la question du temps. C'est chaque fois une affaire d'« optique » mentale. Elle poursuit, toujours selon un mode digressif dont la logique continue à échapper. Très sincèrement, je ne parviens pas à comprendre le mystère que contiendrait la figuration des Deux Dames vénitiennes de Carpaccio. En quoi serait-elles mystérieuse ? Et quelle connivence auraient-elles avec Juliette de Sade et sa complice pourraient avoir avec ces deux femmes de la bonne société de leur temps ? Je ne perçois pas non, dans le chapitre suivant, la dimension érotique de La Nuit espagnole que Françis Picabia a peint en 1922. En définitive, notre auteur nous fait partager ses rêveries fantasques, franchement exaspérés, sans pourtant nous fournir la clef pour relier les figures choisies les unes aux autres. Et le récit continue sur le même ton en associant l'Antea de Parmigianino et Les Affinités électives de Toyen. Je peux admettre qu'on soit habité par l'esprit du surréalisme, mais moins qu'on invente un jeu où le lecteur n'est pas en mesure de s'approprier les règles. Annie Le Brun a toujours parié sur l'irrationnel, mais jamais jusqu'à ce livre elle n'est allée aussi loin dans des région obscures et impénétrables d'un rêve éveillé au cours d'un voyage délirant dans l'histoire de l'art occidental.




La Découverte de l'amour III - Simon et Peggy, Gil Ben Ayche, Editions du Canoë, 284n p., 18 euro.

Ce récit commence en 1967, quand Simon allait, dès qu'il le pouvait, rendre visite à son grand-père, Salomon, dont l'état de santé se dégradait assez rapidement. Un beau jour, on est venu d'urgence le chercher et il a tout de suite compris que c'était la fin de Salomon. Le récit se poursuite par la description du parcours jusqu'au lycée. Le gamin pouvait y aller (ce qu'il préférait quand il faisait beau) ou en autobus. On découvre ces rues et des paysages urbains qu'il parcourait régulièrement pour aller suivre ses cours. Et il y avait l'immeuble où il demeurait. Les personnes de sa famille apparaissent peu à peu et ses amis de classe...
Il avait une prédilection pour Alain, un petit Juif oriental, qui parlait encore le français avec un fort accent yiddish. Peu à peu il nous fait découvrir ce pan de proche banlieue, avec sa plage inventée par un astucieux habitant du début du siècle dernier en détournant de l'eau de la Marne et en créant une plage avec ses cabines de bain, qui ressemblaient comme deux gouttes d'eau à celle de la Normandie à la mode, à son café Mozart, point de ralliement des lycéens. Il nous offre le théâtre de ce moment où l'enfance est sur le point de basculer dans l'adolescence. Il nous fait connaître Peggy par qui commence sa relation compliquée, mains ennivrées, avec le sexe faible. Petit à petit Alain nous brosse le panorama complet de son univers à mesure que le temps passe, son professeur de français, d'autres amis, des sportifs du lieu, tous les endroits où jouer, parler, se promener dans ce coin d'Ile-de-France.
Nous le suivons au gré de sa progression dans le temps, ce qui rend ce livre un peu singulier car on se demande assez vite s'il ne s'agit pas tout simplement de l'autobiographie de l'auteur. Mais toute existence est une fiction (pouvant cependant être réelle) relatée comme le serait les aventures les plus extravagantes et palpitantes 'un héros de L'Ile au trésor, ou de tout récit de pirates. L'auteur a très bien su raconter cette petite saga du quotidien qui pourrait avoir été le nôtre. C'est très plaisant à lire, d'autant plus qu'il sait nous réserver des surprises et des intensités narratives. C''est un livre où l'on fait corps avec ce qui est rapporté, avec une intrigue qui pourrait être celle de n'importe qui d'entre nous, et qui demeure pourtant passionnante. Le texte, aussi étrange que cela puisse paraître, non seulement tient la rampe, mais finit par être vraiment captivant alors qu'aucun événement exceptionnel n'y figure.




Divorce à l'anglaise, Margaret Kennedy, traduit de l'anglais par Adrienne Terrier, revu par Anne-Sylvie Homassel, Quai Voltaire, 384 p., 24 euro.

Margaret Kennedy (1896-1967) a connu un succès considérable à partir de son second roman en 1927 (La Nymphe au coeur fidèle), succès que ne s'est jamais démenti (une vingtaine de roman en quarante années). A quoi serait dû ce succès ? Sans doute à différents facteurs : un style simple, une narration limpide, un récit sans circonvolutions, un peu d'esprit et une dose de sentimentalisme qui n'excède pas certaines limites et est contrebalancé par une forte dose d'humour. En sommes, l'héritage du grand roman edwardien.
Elle a su toujours maintenir un équilibre délicat entre une forme littéraire accessible à tous et avec une manière de composer son histoire d'une optique moderne. Elle n'a jamais été particulièrement douée pour la construction de ses intrigues, mais elle a très bien su les narrer. Cette fois-ci, elle nous ramène à l'année 1936. Notre héroïne se présente au lecteur par une lettre qu'elle adresse à ses parents partis en villégiature en Engadine. Elle est issue d'une bonne famille et a fait un mariage des plus convenables. Elle a des enfants, mais son mari, Alec, la déçoit. Elle ne prend pas tout de suite conscience de la réalité de sa vie, qui pourrait être enviée par tant de ses contemporains. Ses parents et surtout ses beaux-parents, quand ils apprennent sa décision, font tout pour qu'elle renonce à telle idée. Margaret Kennedy nous introduit dans un milieu plutôt aisé et solidement ancré à des valeurs. Betsy Canning semble avoir tout pour être heureuse : elle est riche, elle est encore jeune, elle a une progéniture adorable, elle peut évoluer sans peine de sa maison de Londres à sa propriété au pays de Galles, elle jouit d'une liberté relative.
Mais là, elle risque le pire : rompre les normes fondamentales qui font tenir debout cet édifice si enviable et à ce mode de vie privilégié. Ce n'est pas la morale qui est en jeu ici, mais le sens de la famille et de ce qu'elle représente aux yeux d'autrui. Ce qui est curieux dans ce roman, ce n'est pas l'écriture, les dialogues si vifs, les portraits si bien campées, mais plutôt le roman proprement dit. La rupture qui s'annonce est un problème qui secoue toute cette petite société qui tient tant à ses prérogatives. Ce qui est en jeu est une conception des relations sociales et des apparences, au fond d'un stéréotype sacré et donc impossible à renverser. Le bonheur, les sentiments, les grands élans de l'esprit sont secondaires dans cette affaire - même si lord Byron est souvent cité (sans vraiment une autre raison que de citer un grand homme qui a été aussi un aristocrate !). Ce que l'écrivain a su mettre en scène n'est pas une histoire où deux êtres s'éloignent l'un de l'autre et mettent en danger leur existence, plus au propre qu'au figuré, mais l'histoire de cette tentative de fuite et de cette tentative pour tout faire afin qu'elle ne se produise pas. Il n'y a dans cet ouvrage aucun pathos, rien de violemment liés aux affects les plus profonds, mais une idée bien solide et peu sujette à discussion qu'on se fait du « beau monde » et de ses règles.
Margaret Kennedy s'en prend à ces codes intangibles, mais sans vouloir choquer ou renverser les valeurs les plus chères aux Britanniques de cette époque. Elle montre l'envers du décor, non sans humour et une relative dose de vitriol. Elle sait à merveille manipuler ses marionnettes dans un décor tout à fait réel, mais qui semble un décor de théâtre. C'est brillant et vraiment efficace. Et puis c'est une oeuvre qui n'entend pas introduire de la nouveauté dans un genre bien malmené au début du siècle dernier avec James Joyce, Virginia Woolf, Wyndham Lewis et quelques autres, sans être vieux jeu, au contraire. Et malgré cette retenue, elle ne peut être associé à aucun grand auteur de l'ère victorienne ou du début de l'ère edwardienne.
Gérard-Georges Lemaire
06-04-2023
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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