Il y a eu déjà, par l'imagination survalorisée, cette exaltation romantique de la folie, puis la psychanalyse, qui sut donner sens au délire (cas Schreber), puis l'art brut défini par Dubuffet en 1945 (avec la figure du fou génial, Wölfli), puis le cas emblématique d'Artaud (folie et poésie), puis l'antipsychiatrie (débutant à Londres dans les années 60), ce regard tout autre sur la folie, et la responsabilité de l'institution familiale et/ou psychiatrique. Et enfin le brûlot de L'Anti-OEdipe (1972) de Deleuze et Guattari, posant comme révolutionnaire en puissance le processus schizophrénique. Le fou : véridique, révolutionnaire, martyr, héros... Le cinéma a été bien entendu inspiré par cette grande vague porteuse à la Hokusaï ! On pense à des films comme Family life (1971) de Ken Loach, ou Vol au-dessus d'un nid de coucou (1975) de Milos Forman. Ils témoignaient pleinement, face aux structures normalisatrices voire mortifères de l'institution, d'une dimension critique et utopiste de la folie.
Mais un demi-siècle après, la vague est retombée (sans doute pas un bon signe), elle n'est plus qu'un clapotis léger d'expériences humanistes limitées, menacées, dont le documentaire Sur l'Adamant de Nicolas Philibert (Ours d'or à la Berlinale) offre un intéressant reflet.
Mesurons déjà l'écart entre ce documentaire et celui (intitulé La Moindre des choses) qu'en 1996 Nicolas Philibert consacrait à la clinique de La Borde... Fondée en 1953 par Jean Oury et dirigé par lui jusqu'à sa mort en 2014, cet établissement psychiatrique exemplaire applique des approches sociothérapeutiques et autogestionnaires où, de surcroît, le théâtre a toute sa place (élaboration collective d'une mise en scène et d'une représentation). À La Borde travaillaient Felix Guattari et l'éducateur Fernand Deligny, et la folie n'était pas réduite à la seule « maladie mentale »... L'Adamant, où Nicolas Philibert a réalisé son dernier documentaire, est juste un bateau amarré pas loin de la gare de Lyon à Paris. Précisément un centre de jour ouvert en 2010, dépendant du pôle psychiatrique Paris Centre et recevant un certain nombre (une quarantaine) de patients des quatre premiers arrondissements. Alors, psychiatrie flottante vraiment alternative ? Bien sûr l'on ne voit pas ici de blouses blanches, et l'art-thérapie (par le dessin, l'écriture, la musique, la peinture) est bien présente, intégrée aux soins comme dans beaucoup d'autres établissements psychiatriques actuellement, bien sûr les emplois du temps et les comptes de la caisse sont gérés par tous. Le documentaire suggère aussi comment, par l'architecture originale du lieu (beaux plans sur le bateau, sur la Seine qui miroite) autant que par cette ambiance de chaleureuse tolérance qui y règne, on évite la routine débilitante et autoritaire de l'asile. Mais la « camisole chimique » (les neuroleptiques) reste très présente, et même vivement défendue par quelques patients. Et, hors costumes et attitudes, on ne voit pas ce qui distingue les infirmiers et médecins traitants qui opèrent sur L'Adamante de ceux que l'on pourrait trouver à Sainte-Anne ou dans d'autres établissements psychiatriques. Surtout, en regardant ce film, réalisé au demeurant avec tact et les meilleures intentions (nous prévenir que même des lieux simples comme celui-ci restent fragiles et menacés par le rouleau compresseur d'une bureaucratie hospitalière obsédée par les économies, la rentabilité), on éprouve le sentiment que la grande question de la folie (qui interpelle notre rationalité, la norme, le droit à la différence, etc.) s'est aujourd'hui banalisée, aplatie. En même temps que la psychiatrie s'est, par manque de temps et de moyens, pragmatiquement fonctionnalisée. L'industrie pharmaceutique sort grande gagnante de cet état de choses. Jusqu'à même investir le peuple surnuméraire des petits névrosés...
Puisque les temps de la folie féconde sont hélas derrière nous, il ne reste donc plus aux spectateurs qu'à revenir sur la parole de ces supposés « fous » du documentaire Sur l'Adamante. Ils racontent - avec moins d'« éléments de langage » certes mais plus de présence que maints technocrates - leur histoire devant la caméra du cinéaste... Voici Frédéric. Un peu dandy et décadent, fin et très cultivé, causant si bien du Malheur qui se succède de génération en génération, et convoquant les fantômes de Rimbaud et de Van Gogh. Fou lui ?... Voici Sandra qui témoigne de l'immense douleur qu'elle continue à ressentir depuis qu'on lui a pris son enfant de cinq ans. Folle, elle ?... Voici Justin qui nous dit combien les bruits et les sons de la ville l'agressent, et nous explique pourquoi il a besoin de se protéger contre les multiples flux d'ondes qui le traversent. Fou lui ?... Oh, rétorqueront vite certains, elles ou ils en font trop, nous épuisent, sont « ingérables » avec leurs symptômes ! Et il n'y a plus assez de temps et d'écoute aujourd'hui pour cette rugueuse parole archaïque de la déraison.
Pourtant elle émane aussi de la tragique histoire humaine, et elle témoigne de ses irréparables blessures. Mais, entre les discours formatés, spécialisés, institutionnalisés et la parole poétique, artistique, encore et toujours réservée à un petit nombre, la normalisation avance, pour la plupart, à vive allure. Le film de Nicolas Philibert le sous-entend... Henri Michaux, lui, le disait clairement : « Qui cache son fou meurt sans voix ».
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