La cause est entendue : comme le déclare avec résignation le commissaire priseur Arnaud Oliveux à propos de la cote vertigineuse de Kaws, street artist ayant atteint 14,7 millions de dollars chez Sotheby's pour une petite pièce fabriquée à partir de l'illustration d'un disque des beatles, « il bénéficie d'un potentiel d'acheteurs énorme, venus d'horizons très divers, totalement décomplexés, n'ayant que faire des règles du marché classique. Il est le symbole de cette nouvelle consommation de l'art contemporain, boostée par un marché de plus en plus globalisé (...) Peu importe si les pièces sont en nombre illimité. Les gens veulent des images facilement identifiables par tous. Et cela va dans le sens d'une uniformisation de la société actuelle et de son goût »(Le Figaro, 2 octobre 2020). Etant bien entendu que ces « gens » (ceux qui s'amusent à dépenser plusieurs millions de dollars pour une image stéréotypée) ont deux points communs : 1°) Ils sont incultes et se moquent de l'esthétique ; 2°) Ils sont milliardaires et pratiquent le jeu dit de « l'art contemporain » lequel, pour ce qui les concerne, n'a rien à voir avec l'art tout court.
Cette réalité de notre temps est absolument étrangère à une autre réalité, celle des nombreux ateliers dans lesquels des artistes (et non des spécialistes du marketing) conçoivent et réalisent des choses que Maurice Merleau-Ponty appelait des objets esthétiques. La galerie Schumm-Braunstein à Paris vient d'en donner un exemple avec une exposition de chantalpetit (elle écrit son nom sans majuscule en un seul mot), créatrice exceptionnelle qui aborde aussi bien la peinture, la sculpture, la vidéo ou la performance, dans tous les formats et toutes les techniques avec une faim d'expression jamais apaisée (mais elle n'est pas « expressionniste »). Le principal caractère de ses multiples expériences, c'est la présence de ce que l'on peut appeler l'effet de beauté. Ainsi par exemple, dans la série Palmyre, commencée en 2015 lors de l'annonce bouleversante pour elle de la destruction de la cité, chantalpetit a réalisé des petites ruines en sel rose de l'Himalaya. Ces ruines sont devenues des architectures organiques d'une extrême fragilité procurant la sensation physique d'une chute imminente et suscitant « presque un petit vertige » dit l'artiste. Ici se produit exactement le même phénomène que dans les grandes huiles sur toile, par exemple celles de la série récente des Astres : chaque oeuvre joue le rôle d'un signal.
Les signaux de chantalpetit ne s'adressent ni à la volonté pour l'avertir, ni à l'intelligence pour l'instruire ; ils montrent, et au-delà de ce qu'ils montrent en fait si peu (une constellation pailletée, un caméléon...), ils désignent essentiellement eux-mêmes. Car s'il y a des éléments du « réel » dans son oeuvre, elle ne prétend surtout pas l'imiter, ce réel, mais elle se mesure à lui pour le refaire. Elle nous suggère que son signal, en tant qu'objet esthétique, n'est pas au service du monde mais au principe d'un monde qui lui est propre. On peut dire cela de tous les artistes authentiques (ils existent, mais le plus souvent le système actuel les empêche d'être visibles). Chez eux, comme chez chantalpetit, l'objet esthétique semble s'exclure du réel, il ne peut nous engager dans son monde qu'en nous détournant du monde. Mais, d'une part, il ne faut pas que notre perception sombre dans le rêve, et il n'y a de perception que si nous sommes encore au monde ; d'autre part l'objet esthétique lui-même, ce petit Palmyre ou ce caméléon, doit être réel pour s'imposer à nous et nous entraîner dans ce monde qu'il nous offre, qui est son éblouissante signification. chantalpetit fait partie de ces artistes capables de faire sourdre de leurs inventions sans cesse renouvelées un effet de beauté. Il me semble que, par les temps qui courent, ce n'est pas rien.
www.chantalpetit.com
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