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[verso-hebdo]
14-06-2018
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Nick Wadley, rétrospective, Europe House, Londres.

Nick Wadley (1935-2o17) a disparu il y a quelques semaines. Il a fallu qu'il ne soit plus de ce monde pour qu'on lui fasse enfin l'honneur d'une rétrospective. Historien d'art, spécialisé dans l'étude de Paul Gauguin et du postimpressionnisme, Il a été aussi un collaborateur du prestigieux Time Letterary Supplement. Enfin il a joué un rôle dans la constitution des archives de Stefan et Franciszka Thermerson, présentant plusieurs de leurs ouvrages ou de leur correspondance. Mais, sur le tard, il s'est découvert un don pour le dessin. Mais il a choisi le dessin humoristique. Le champion du réalisme Champfleury, Charles Baudelaire, ou encore Francis Carco, qui leur a consacré un livre, auraient pu le classer parmi les « humoristes », ce qui n'avait alors rien de péjoratif ou de réducteur. Il a conçu différents ouvrages (Blue Owl, Man + Doctors, Man + Tables, je ne saurais les citer tous) et a publié aussi de nombreuses (et délicieuses) cartes postales. Il a également créé une édition de luxe sur l'univers de Franz Kafka, qui est une véritable merveille. Il s'était placé aux antipodes des styles à la mode. En fait, son art avait une connotation anglo-saxonne, d'autant plus qu'il jouait avec les mots et les images, mais était presque intemporel. Mais il avait un humour inégalable, qui faisait mouche avec une pointe d'ironie, parfois caustique, mais sans jamais être vulgaire ou trop lié à l'actualité. C'est la relation de l'être humain aux autres et aux choses qui l'amusait de mettre en scène. Ce n'était pas à proprement parler un héritier de Hogarth ou de Daumier, car la politique ou la critique sociale n'était pas son champ privilégié. Il y avait dans son écriture plastique quelque chose de mordant qui était compensé par une bienveillance naturelle. Dans un genre considéré comme lié à l'éphémère, au présent, au moment saisi sur le vif, il a su tirer une « philosophie » qui faisait plutôt songer aux sceptiques de la Grèce antique. C'est un grand artiste que nous perdons en lui. Espérons qu'on le découvrira bientôt en France.




Rodin et la danse, sous la direction de Christine Lancestremere, musée Rodin, Paris / Editions Hazan, 192 p., 35 euro

Le thème n'est pas forcé : la danse tient une place importante dans la sculpture d'Auguste Rodin. Et cela est d'ailleurs dans la logique de sa démarche car il a toujours désiré échapper au caractère statique de son art. Introduire le mouvement par des poses, comme il l'a fait par exemple avec Les Bourgeois de Calais, ne pouvait le satisfaire entièrement. Au crépuscule de sa vie, il a réalisé une importante série de dessins où il a représenté des femmes nues exécutant des pas de danse. Cela faisait déjà un moment que l'artiste s'intéressait cette question, à une époque où l'art chorégraphique connaissait une révolution profonde. Certes, Edgar Degas avait déjà exaspéré des positions adoptées par les ballerines classiques dans ses propres sculptures. Cela est devenu pour lui une sorte de défi qu'il se lançait lui-même : il voulait dépasser ses propres limites formelles. Cela est des plus remarquables dans la série des Mouvements de danse en terre cuite de 1911. Certains vont jusqu'à la rupture d'équilibre, comme l'Assemblage et le Pas de deux sur colonne avec oeuf. Un bronze est né la même année de cette quête plastique. Mais ce n'est que le prolongement d'une interrogation passionnée qu'il a poursuivie depuis les années 189o avec différentes études dont celle pour Iris et celle pour Adam. Et encore plus tôt, le Persée et Méduse anticipait déjà en 1887, tout comme la Figure volante, cette aspiration à une transgression forcée des dispositifs imposés par les volumes sculptés. Les Trois vertus (189o-1899) demeuraient dans une optique symboliste, mais faisaient du Ce faisant, Rodin, n'essayait pas d'échapper complètement au classicisme (des oeuvres latines montrent d'ailleurs que la danse pouvait être un sujet). Il essayait d'abord d'échapper lui-même et trouver des moyens d'expression novateurs et qui soient en phase avec les créations qui se faisaient jour à cette époque. La richesse de l'abondante documentation (photographies, dessins, ébauches, études diverses, etc.) permet de se faire une idée très précise d'une logique intérieure qui a poussé le vieil homme aller jusqu'au bout de quelque chose qui remettait en cause tout ce qu'il avait pu réaliser jusqu'alors. C'est passionnant et oblige de voir et de comprendre, une fois de plus, Rodin, dans une optique nouvelle.




Les Bazille du musée Favre, Michel Hilaire, Gallimard, 96 p., 25 euro

Le destin n'a pas été clément pour le jeune peintre montpelliérain Frédéric Bazille (1841-187o). Sergent-major dans les zouaves, il a été tué au cours des combats contre l'armée prussienne à Beaune-la-Rolande dans le Loiret, le 16 août 187o. Ce fut une double mort, car on oubliera le jeune homme au talent pourtant si prometteur lors de la première exposition des Indépendants chez Nadar en 1874. Et on a continué à l'oublier jusqu'à temps qu'un critique avisé, Roger Marx, inclue ses tableaux dans une exposition sur l'art français qu'il a organisée en 19oo, l'occasion de l'Exposition universelle de Paris. Ce fut une grande injustice car, en dehors de son talent déjà affirmé, il a é té un généreux collectionneurs des oeuvres des peintres qu'il admirait le plus ; comme Renoir et Monet avec lesquels il a partagé un atelier. Les oeuvres de Bazille conservées par le musée Favre dans sa ville natale permettent de se faire une idée assez précise de son parcours. On commence par découvrir des académies de son apprentissage, et une première nature morte encore tâtonnante. Mais son étude nu de 1864 prouve quel point il a fait de rapides progrès et qu'il était déjà en mesure de sortir de l'influence de l'enseignement de Charles Gleyre, dans l'atelier duquel il était entré deux ans plus tôt. Son Atelier de la rue de Fürstenberg (1865) donne l'idée de ce qu'il tente de rechercher alors : un réalisme, sans doute, mais un réalisme qui s'accompagne d'une sensibilité chromatique très affinée. Les toiles qui suivent, paysages et natures mortes, trahissent bien sûr encore bien des difficultés à affirmer ce qu'il est et pas mal de petites maladresses. Mais déjà il fait montre de qualités indéniables. La Vue de village (1868) marque le franchissement d'un cap. Le Portrait de Pierre-Auguste Renoir ne fait que confirmer ces rapides progrès et sa volonté d'entrer dans une sphère de la peinture qui est celle de mettre sur un pied d'égalité la forme et la couleur (ici, des gris et des noirs pour l'essentiel). La Toilette (187o) est une réussite : il a su tirer parti d'un thème orientalisme sans tomber dans les travers du genre. Il demeure encore entre deux orientations. Il n'a pas renoncé un genre de réalisme, mais le transgresse en certains points. La Négresse aux pivoines se situe dans la même optique, mais démontre une grande maîtrise dans le rendu du sujet et dans le traitement du bouquet. Quant à son Ruth et Booz, c'est un tableau très étrange qui fait valoir son désir de sortir des sentiers battus avec cette vision nocturne. Cette collection ne comprend pas certaines des toiles les plus connues de sa main, mais elle suffit nous faire aimer cet artiste qui n'a pas aller jusqu'au bout de son histoire.




Printz, Jean-Jacques Dutko, Editions du Regard, 28o p., 29 euro

Jean-Jacques Dutko est sans doute l'un des meilleurs spécialistes de l'Art Déco en France. Cette réédition de la monographie (complétée) d'un des plus grands créateurs de cette époque s'est imposé par son originalité car il a repris de l'Art Nouveau une conception qui a été ensuite bien relativisée : chaque meuble est une création, une oeuvre part entière et pas seulement l'expression d'un style novateur dans un registre classique pour ce qui est de la structure de chaque pièce. Printz affirme dès le départ une méthode bien lui pour créer son mobilier. Il le pense en terme de sculpture (comme le souligne à juste titre l'auteur) et fait appel des gammes de matériaux, de formes, de couleurs, qui n'appartiennent qu'à lui. Au début, il privilégie le métal et la que rouge. Si l'aspect physique de ses chaises ou de ses tables varie sans cesse, il a sa « marque de fabrique « et ne cherche pas adhérer de trop près la mode de son époque. Il est très intéressant de noter que dans ses créations, il n'a de laisse de modifier la dimension formelle, mais pas sa grammaire de base. Ce double jeu lui a donné la faculté de varier de manière significative ses inventions stylistiques, tout en conservant son identité essentielle. Il a aussi beaucoup aimé jouer sur des références historiques très divers, mais toujours dans le cadre esthétique qui est le sien. Peu à peu, il diversifie l'arc de ses possibilités en adoptant l'usage du placage et de la marqueterie. Son univers n'est plus strictement lié la bichromie et l'association de deux matériaux : il en est arrivé à concevoir des armoires ou des paravents avec des gammes chromatiques élargies et cette très savante et singulière utilisation du placage, qui est devenu au début des années 193o l'une de ses principales caractéristiques. Aussi étranges qu'ont pu être ses meubles dès lors, il a néanmoins tenu à préserver une rigueur plastique sans égal (on retrouve d'ailleurs souvent des éléments formels de sa première phase). Si bien qu'il n'a pas versé dans une sorte de baroquisme clinquant tout en employant des bois précieux aux effets surprenants ; à la fin de son parcours, après la dernière guerre, il va utiliser des motifs décoratifs souvent figuratifs, la plupart du temps dérivés du japonisme. Ce n'est pas le meilleur de sa production, d'autant plus qu'il a tendance se répéter et aussi cesser aux exigences du moment. Mais il n'en reste pas moins l'un de s grands artistes décoratifs français de la première partie du XXe siècle.




UAM, Arlette Barré Despond, Editions du Regard, 412 p., 33 euro

La France n'a jamais eu une institution comme le Bauhaus, ni même quelque chose qui pût ressembler au Deutcher Werkbund, dont les travaux avaient été présentés au Salon d'Automne à l'initiative de Frantz Jourdan, son fondateur en 19o3. Après la Grande Guerre, l'exposition des Arts décoratifs de 1925 a fait apparaître une fracture entre les grands créateurs et l'industrie du meuble et même celle de la construction. Arlette Barré Despond raconte toutes les vicissitudes qu'ont connu certains cette occasion, comme Le Corbusier, dont le Pavillon de l'esprit Nouveau, avec une sculpture de Lipchitz devant son entrée, a été en grande partie caché ! Sans être mis complètement au ban de l'univers des arts appliqués, bon nombre d'artistes ne sont retrouvés marginalisés. C'est cette situation qui a entrainé en 1929 la création de l'Union des Artistes Modernes, qui rassembla des personnalités très diverses, mais toutes liées par la volonté de faire triompher une certaine idée du modernisme. Mais les rapprochement entre industriels et créateurs ne s'est effectué que dans des circonstances individuelles : il n'y a jamais eu de désir de mettre les arts au service de la grande production. Il faut d'ailleurs ne pas oublier ce sujet que l'Art Nouveau avait été plus novateur dans ce domaine. L'Ecole de Nancy a produit des séries importantes d'objets utilitaires ou décoratifs. Guimard a réalisé les entrées magnifiques des bouches du métropolitain. Malgré des efforts fait dans le domaine du cinéma, par exemplaire, avec le film L'Inhumaine avec des décors de Fernand Léger, jamais notre pays n'est parvenu adopter une politique sérieuse et suivie dans ce domaine. Ce livre dévoile toute la richesse des propositions plastiques faites par Robert Mallet-Stevens, Ozenfant, Charlotte Perriand, Jean Lurçat, les frères Martel, Jean Prouvé, Pierre Chareau, pour ne citer que ceux-là. Ce fort ouvrage est à la fois une histoire et une encyclopédie des arts appliqués en France à travers l'aventure fructueuse de l'UAM. Cette version « de poche » est vraiment indispensable à la compréhension des arts en France des les années trente.




Georges Félix Grosjean raconte son amitié avec Foujita, tapuscrit introduit et annoté per Sylvie Buisson, « Hors les cadres », Editions Paradox, 180 p., 21 euro

Sylvie Buisson a eu l'excellente idée de créer une collection d'ouvrages qui sont d'abord des textes inédits ou rares sur des artistes de l'âge d'or de la modernité au début du XXe siècle. L'un des deux premiers volumes de cette série concerne Tsuguharu Foujita, l'artiste dont elle a produit le catalogue raisonné (elle prépare un nouveau volume en ce moment), qu'elle a présenté au musée Maillol ces dernières semaines avec une exposition superbe. Le nom de Félix Grosjean ne parle pas aux historiens d'art : c'est patron de presse, qui a créé le journal Sud-Ouest. Il avait connu le peintre pendant l'entre-deux-guerres à Montparnasse, et il le retrouve à Tokyo transformé en champ de ruines après la capitulation de l'empereur Hiro-Hito. A cette époque, Foujita se retrouve dans une situation assez pénible car il avait réalisé de grandes oeuvres de propagandes pour le régime militaire de son pays. Il a été condamné pour son soutien inconditionnel aux menées belliqueuses de son pays. Ce qui n'empêcha pas les servi de Mac Arthur d'avoir recours à ses services ! Le portrait qu'a fait Félix Grosjean n'est pas seulement anecdotique : il nous parle bien sûr du passé que les deux hommes ont pu partager à Paris, mais aussi de sa condition en 1945 et pendant les années suivantes, avant qu'il n'ait pu aller aux Etats-Unis (il ne rentrera à Paris qu'en 1950). Les souvenirs de Grosjean ne sont pas toujours précis et il commet souvent des erreurs (ce qui est normal dans ce genre d'exercice) : Sylvie Buisson les corrige dans ses notes copieuses et riches. Grâce au récit de cet ami fidèle et aussi aux entretiens qu'il fait avec le peintre sur son passé (son grand voyage en Amérique latine, ses relations avec l'armée nipponne pendant la guerre), nous découvrons des moments de son existence qui nous étaient quasiment inconnus. Ce volume contenant de nombreux documents photographiques est indispensable pour mieux connaître cet artiste et pour le suivre dans son étrange parcours dans l'existence comme dans sa création. L'idée n'est pas ici de toucher les seuls spécialistes, mais aussi et surtout d'intéresser tous ceux qui ont envie de découvrir une des figures les plus importantes de l'Ecole de Paris.




Marie Vassilieff, propos recueillis par Jeanne Hayes, préface et notes d'Anne Egger, « Hors les cadres », Editions Paradox, 180 p., 21 euro

Elle est née à Smolensk en 1884. Elle a étudié à l'Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg à partir de 1903. Elle se rend à Paris deux ans plus tard. Dans ce merveilleux tapuscrit où l'on découvre beaucoup de choses sur sa vie et sur le monde qui l'entoure, on la surprend suivre les cours de Henri Matisse dans son Académie libre. Elle adore son professeur et l'admire, au point de traduire certaines de ses Notes d'un peintre qui paraissent dans la revue La Toison d'or en 1909. Elle commence aussi à connaître le petit monde de l'art de Montmartre et de Montparnasse. Elle est très attachée au vieux Douanier Rousseau qui la demande en mariage ! Picasso fait son portrait et elle se lie avec Soutine et avec Modigliani (lui aussi fait son portrait). Elle 1911, elle crée l'Atelier russe de peinture et de sculpture dans une impasse donnant sur l'avenue du Maine. Les grands artistes la fréquentent et des oeuvres de beaucoup d'entre eux ornent ses murs. Elle y organise des conférences et Fernand Léger est venu y parler. Au début de la guerre, elle ferme son atelier et crée une cantine pour les artistes nécessiteux, mais demeure toujours lieu fréquenté par Chagall, Zadkine, Foujita, Diego Rivera. Elle part en Russie en 1915 et expose lors de la fameuse exposition futuriste « 0,10 » à Petrograd et à celle baptisée « Magasin » à Moscou en 1916. Puis elle rentre à Paris, où elle participe à l'exposition organisée par André Salmon dite Salon d'Antin, qui a lieu dans l'hôtel particulier du grand couturier Paul Poiret. Elle organise avec Max Jacob un banquet en l'honneur de Georges Braque blessé au combat. En plus de ses tableaux, elle commence alors à faire des poupées en chiffon. Elle a plus de succès dans la décoration que dans la peinture. Tout cela, on le retrouve, et bien d'autres choses, dans ce document qui aurait dû aboutir à un livre devant sortir en 1929 (elle avait déjà dessiné la couverture avec pour titre : La Bohême au XXe siècle). Ces pages sont très émouvantes, pleine d'esprit, de joie de vivre et mettant à jour le caractère du peintre russe : elle était résolue et avait du caractère, mais était tendre et généreuse. Dommage qu'elle n'aient pas été mises au propre, rédigées et enfin publiées. Sylvie Buisson a eu une idée magnifique en débusquant ces textes bien cachés qui nous révèlent la vérité de la vie d'artiste à Paris.




Muralnomad, le paradoxe de l'image murale en Europe (1927-1957), Romy Golan, Editions Macula, 396 p., 44 euro

Les dates choisies par l'auteur, dans un premier temps, peuvent surprendre. Mais elle ont leur raison d'être : le 17 mai 1927, est inaugurée la salle des Nymphéas est inaugurée au sein de l'Orangerie à Paris. L'année 1957 demeure plus problématique car elle ne correspond à la réalisation d'aucune oeuvre majeure. Mas laissons cela de côté et tentons de comprendre la démarche de l'auteur. Il commence son récit par les références aux grandes réalisations de la fin du XIXe siècle, comme celles de Puvis de Chavannes. Il évoque aussi d'autres réalisations en Europe, comme celle de L'Epopée slave (commencé en 1912) d'Alfons Mucha, mais qui n'était pas une peinture murale, mais une suite de grands tableaux. Il a en revanche décoré l'Obecni Dum de Prague (la Maison municipale, construit entre 1905 et 1912, et non l'hôtel de ville comme le dit l'auteur). On se rend vite compte que Romy Golan, ne traite pas stricto sensu le thème de la peinture murale, mais plutôt celui d'une nouvelle conception de l'espace. D'où, par exemple l'exemple d'une toile aérofuturiste de Tato (En survolant le Colisée, 1930). Bien sûr, après avoir évoqué les panoramas, qui ont été très populaires au XIXe siècle, il examine les oeuvres de Fernand Léger, La Fée électricité de Raoul Dufy, les « fresques » des Nabis au Théâtre de Chaillot, par exemple, il consacre une grande partie de son ouvrage à l'Italie, où le régime fasciste va permettre à de nombreux artistes de réaliser des ouvrages monumentaux dans les nouveaux bâtiments édifiés à l'époque, du palais de justice de Milan aux édifices de l'exposition universelle de 1ç42 à Rome (désormais quartier de l'EUR), qui n'aura jamais lieu. Contrairement à l'Allemagne nazie, l'Italie fasciste a laissé la plus grande liberté à ses artistes, et quand ils réalisaient des oeuvres idéologiques (comme Mario Sironi, Enrico Prampolini ou Ottone Rosai, c'était par engagement personnel). D'où le nombre et la richesse plastique des compositions monumentales (mêm abstraites, comme à la Cada del Fascio à Côme), peintes ou sculptées ou encore réalisées en mosaïque. L'Exposition universelle de 1937 à Paris a permis aux visiteurs de découvrir des ouvrages d'une ampleur rare car il n'y avait pas que le Guernica de Picasso dans le pavillon espagnol. Pour l'après-guerre, l'auteur nous parle du Corbusier, de Jean Lurçat, de Jean Bazaine, de Joan Mirò, d'André Bloc et nous faire retourner Milan, à la Triennale , on découvre les environnement en néon de Lucio Fontana en 1951, ou le plafond réalisé par Capogrossi et Prampolini en 1954. Même si l'on peut trouver à redire sur les perspectives théoriques de ce gros volume, on y apprend tout de même assez pour qu'il retienne notre intérêt.




Nouvelles, Théodor Storm, traduit de l'allemand et présenté par Alain Cozic, Les belles Lettres, 424 p., 27, 50 euro

Le nom de Théodor Storm ne parle pas beaucoup aux lecteurs français. Né en 1817 à Husum, dans le Schleswig-Holstein, au nord de l'Allemagne près de la frontière danoise, il a fait des études de droit et a été juriste puis juge. Il a commencé à écrire très tôt, et écrit avec ses amis Theodor et Tycho Mommsen Le Lieder Buch dreier Freunde en 1843. Parla suite sa principale source d'inspiration a été les récits légendaires traditionnels. Ami d'Eduard Mörike, de Gottfried Keller et d'Ivan Tourgueniev, il s'est orienté ers une littérature de caractère réaliste. Cet ouvrage rassemble huit nouvelles publiées entre 1862 et 1881, sur les cinquante-huit qu'il a pu écrire au cours de son existence. Mais parler de lui comme un pur réaliste n'a pas de sens car il a puisé largement dans les thèmes du romantisme allemand et a eu aussi une manière de traiter ses sujets d'une façon qui ne répond pas toujours à cette définition. De plus il y a chez lui une bonne dose de fantastique (on devine ici l'influence d'Hoffmann) et aussi un sens profond et dramatique du fatum. En effet, toutes ces nouvelles sont empruntes d'une tonalité tragique, le destin ne cessant jamais de frapper ses héros. Tout cela dans une atmosphère dense et pesante, très pessimiste. Un récit m'a plus frappé que tous les autres : il s'agit d'Au château. Les premières pages, avec la découverte des lieux, la vision de ce château qui a perdu sa splendeur passée, cette étrange dialectique entre ce lieu du pouvoir et le village, tout rappelle un peu ce que plus tard couchera par écrit Franz Kafka dans Le Château. Storm possède un imaginaire complexe, qui établi des intensités singulières entre ses personnages. On se rend vite compte que ses histoires reposent sur des contradictions qui rend tout bonheur impossible et tout accomplissement hors de portée. S'il s'est efforcé de les ancrer dans la réalité de son temps, on comprend qu'il ne le fait que pour introduire d'autres dimensions qui y échappent. Il a été un grand précurseur, ce que Thomas Mann avait su reconnaître avec émotion et avec insistance.




Le Goût de la Grèce, Jean-Claude Perrier, Mercure de France, 11o p., 8 euro

C'est l'évidence même : la Grèce pourrait donner lieu une quantité énorme de volumes de ce genre et qui seraient d'une qualité comparable. L'auteur a dû se trouver devant un dilemme car son problème a dû être de retrancher plutôt que de rechercher ! Mais il faut admettre qu'il est parvenu un bon équilibre entre la littérature du passé et celle du présent (d'Homère à Plutarque en passant par Sappho et Platon, puis de Byron à Flaubert et pour le XXe siècle de Jean Cocteau à Marguerite Yourcenar, en passant par Michel Déon. Des noms par dizaines affluent dès que je songe à la question. Mais peu importe : ce qui compte ici c'est la faculté de l'auteur de trouver des textes pertinents et qui concernent plusieurs époques. Le seul reproche que je puisse lui faire est d'avoir négligé la Renaissance et l'âge baroque et surtout le siècle des Lumières qui a été celui des grandes fouilles archéologiques (où, assez souvent, on a pris des vases étrusques pour des vases grecs, ce qui était excusable car les Etrusques ont copié les Grecs de manière assez fidèle dans ce domaine). Mais ce type d'ouvrage est une initiation ou une incitation, comme on voudra. Et Jean-Claude Perrier est parvenu à préparer un florilège qui est à la fois éclairant et plaisant pour le lecteur. Tout en finesse.




Nos ancêtres les arabes, Jean Pruvost, « Le Goût des mots », Points, 28 p., 8,1o euro

J'ai été surpris d'apprendre que le nom de la ville de Saragosse en Espagne, Zaragoza, venait de l'arabe : c'est la transcription de César Auguste en latin ! Dans ce livre qui est fois passionnant et divertissant, nous découvrons qu'un très grand nombre de mots arabes (ou persans ou turcs en vérité, car ces langues se sont interpénétrés avec l'islamisation) sont passés dans notre langue. Bien sûr, certains sont évidents, comme méchoui, chéchia, coucous ou encore charia et djinn. Mais il y a des surprises. Par exemple dans le domaine médical, chimique, mathématique, avec alambic, azimut, zénith, zéro et dans bien d'autre, d'arobase à benzène. Le nombre de ces mots empruntés aux langues du Maghreb, du Proche et du Moyen Orient est très impressionnant. Jean Pruvost nous fait découvrir cette galaxie linguistique en détail et nous prouve que nous avons depuis des temps lointains été imprégné par ces mots que nous avons repris tels quels que nous avons francisés comme sucre (qui vient de sukkar) et café (qui vient de kawa). Le phénomène est ancien est liés toutes sortes de circonstances, d'aucunes historiques (déjà à l'époque de Saint Louis), d'autres liées la connaissance, d'autres enfin l'introduction de produits nouveaux. Voici un livre vraiment indispensable pour jeter à bas bien des préjugés linguistiques et montrer qu'une langue se façonne grâce à des multitudes d'influences étrangères, parfois lointaines dans le temps et dans l'espace. L'ambre, le benjoin, la civette, le musc, le jasmin l'eau de naffe, pour ne citer que cette catégorie d'exemples, nous le prouve amplement.
Gérard-Georges Lemaire
14-06-2018
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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