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[verso-hebdo]
09-03-2017
La chronique
de Pierre Corcos
Des héroïnes méconnues
Freud parle (dans L'homme Moïse et la religion monothéiste) « du héros qui se rebelle toujours contre son père et le tue sous une forme quelconque ». Pourquoi ne pas évoquer ces héroïnes méconnues qui, à l'occasion du mariage traditionnel, forcé, se rebellent contre l'ordre patriarcal, encourant ainsi les plus grands dangers ?
L'actualité cinématographique nous donne à voir deux films (Noces de Stephan Streker et Tempête de sable d'Elite Zexer) remarquables, tragiques, sur cette question. Et s'ils éclairent magnifiquement leur héroïne, ils nous aident aussi à mieux nous expliquer l'obéissance de toutes celles, largement majoritaires, qui n'ont pu résister.

Il faut clairement avoir à l'esprit ce contre quoi la jeune musulmane Zahira doit lutter, quand elle tente de refuser le mariage traditionnel, arrangé, religieux qui est son inéluctable destin. C'est d'abord la religion, si présente et qui l'oblige à porter le foulard et faire ses prières. C'est ensuite l'enveloppante communauté pakistanaise, dans laquelle son père, s'il ne parvenait pas à la marier, perdrait toute considération. C'est enfin sa famille, à laquelle Zahira est naturellement attachée, qui exerce des pressions sur elle, permanentes, variées : menaces du père, culpabilisation par la mère, insidieuse persuasion par la soeur aînée (qui a cédé), lâchage et trahison agressive du frère, qui était d'abord son allié... Et pourtant Zahira vit en Belgique ! Et pourtant il s'agit là d'une famille « évoluée » (ils lui ont pardonné de s'être faite « engrosser », à condition qu'elle avorte vite et que, plus tard, elle se fasse recoudre son hymen ; en outre, ils lui offrent le choix entre trois jeunes Pakistanais de là-bas), d'une famille affectueuse ! Il n'empêche : comme un sépulcre la tradition doit se refermer sur l'adolescente. Ruses, simulacres, temporisations, manoeuvres dilatoires : Zahira résiste de toutes ses forces, pied à pied, se servant de rares soutiens autochtones, comme une camarade de lycée et son père, puis un adolescent qui veut partir en Australie. Ce combat héroïque se termine tragiquement et bouleverse les spectateurs, d'autant plus que le réalisateur belge, par ailleurs journaliste, s'est inspiré d'un fait réel qui fit grand bruit à l'époque... La comédienne Lina El Arabi, que Stephan Streker ne lâche pas de ses gros plans scrutateurs, campe une Zahira fragile, tendre, mais héroïque. Le scénario tend le filin dramatique jusqu'à la rupture. L'écart entre une société laïque, ouverte, tolérante, et une communauté religieuse, défensive et autoritaire, paraît abyssal. Pourtant le réalisateur refuse le manichéisme : les cérémonies traditionnelles restent ferventes, chaleureuses, les « bourreaux » de Zahira l'aiment vraiment, mais à leur façon, et son père incite à la commisération parfois, tant il souffre dans son corps des foucades insolentes de sa rebelle de fille... « La tragédie n'est pas une solution », écrivait Camus. Le film implacable de Stephan Streker montre que l'absence de solution mène à la tragédie.

Le film d'Elite Zexer, Tempête de sable, qui se situe dans une communauté bédouine au sud d'Israël, un village pas loin de la Jordanie, a quelque chose du documentaire tant la jeune réalisatrice israélienne connaît bien ce peuple et ses traditions. Ils avaient déjà servi de thème à un premier court-métrage... L'ordre patriarcal, la polygamie, la répudiation, le langage écrasant de la tradition : la cinéaste nous suggère ces modèles et codes culturels par une série de scènes fortes, significatives, et une remarquable direction d'acteurs. Layla (étonnante Lammis Ammar à la mine fière) vit une histoire d'amour cachée avec un jeune homme de son université. Ils s'aiment : alors pourquoi devraient-ils consentir à un autre mariage, traditionnel, arrangé, dont la cérémonie ostentatoire ne parviendrait pas à recouvrir de ses youyous et feux d'artifice le silence désespérant d'une incompréhension réciproque ? Mais ici, le drame de la fille complète celui de la mère, Jalila (Ruba Blal au visage de malheur) qui doit subir la seconde compagne de son époux, Suliman, et accueillir aimablement celle qui la supplante... Au final, la mère finira par défendre sa fille, après l'avoir persécutée au nom de la tradition, car « elle n'épousera pas un homme indigne d'elle » (sic), et la violence de cette protestation lui vaudra d'être répudiée. Ici, la réalisatrice israélienne laisse entrevoir, résistant parfois à la loi patriarcale, une possible solidarité féminine transgénérationnelle, qui n'existait même pas dans le film de Stephan Strecker. Mais d'un autre côté, là où la jeune Zahira de Noces trouvait, dans son environnement belge, la force de dire non au mariage arrangé, Layla, elle, prisonnière de son petit village dans le Néguev, terrifiée par la violence qui s'est abattue sur sa mère, finira par abdiquer et se soumettre à la tradition. Mais, par toute sa résistance, ses luttes, elle reste une héroïne. Le film, qui a notamment obtenu le Grand Prix du Jury au Festival de Sundance, a nécessité de la part de la réalisatrice une enquête extrêmement longue et minutieuse. Et son filmage, subtil, témoigne de tout ce travail d'investigation préparatoire.

Parce qu'elles prônent l'amour à l'encontre du mariage forcé, Zahira, Layla sont des héroïnes romantiques, et parce qu'elles défendent l'émancipation contre l'ordre patriarcal, leur combat exemplaire et tragique en fait des héroïnes modernes.
Pierre Corcos
09-03-2017
 

Verso n°136

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