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[verso-hebdo]
14-12-2017
La lettre hebdomadaire
de Jean-Luc Chalumeau
La crise de l'art contemporain serait-elle pour demain ?
Larry's list est un site internet bien dans l'esprit de notre temps : fondé par deux jeunes allemands basés à Hong-Kong il dit tout sur les plus gros collectionneurs du monde qui doivent s'y trouver entre eux avec une certaine délectation. Cela intéresse évidemment aussi tous ceux qui cherchent à approcher pour des raisons diverses ces 3.500 personnes disposant d'une fortune minimum de 1 milliard de dollars et qui jouent avec passion au grand jeu de l'art contemporain comme d'autres jouent dans les casinos de Las Vegas. Il faut payer pour accéder à la fameuse liste soigneusement tenue à jour, mais le site contient aussi, libres d'accès, de multiples informations sur les membres de cette nouvelle communauté ultra sélective. C'est ainsi que vous apprendrez que la femme d'affaires Gloria von Thurn & Taxis, après avoir collectionné pendant une trentaine d'années, s'est mise à son tour à la peinture. Elle fait des portraits, de préférence de gens riches et célèbres. Ces oeuvres, plus proches de la caricature débutante que de l'analyse sensible du visage humain, sont exposées dans la galerie de Robert Eberhardt à Berlin (un spécialiste du leasing d'art figuratif à la journée pour les espaces privés) et il paraît que cela plait beaucoup aux proches de la princesse. On s'en doutait et l'on souhaite une belle carrière artistique à la nouvelle artiste, dont Larry's list nous précise qu'elle habite « un des plus beaux palais privés au monde ».

J'ai trouvé la mention de Larry's list (clin d'oeil à Larry Gagosian) dans le remarquable travail de Jean-Gabriel Fredet récemment paru aux éditions Albin Michel sous le titre Requins, caniches et autres mystificateurs (364 pages, 22 euros). Les revues spécialisées dans l'admiration inconditionnelle de « l'art contemporain » se taisent ou tordent un peu le nez. Ainsi Le Journal des Arts note qu'on peut « faire le reproche à l'auteur de réduire l'art contemporain à Larry Gagosian, Jeff Koons et François Pinault. » Justement pas ! Jean-Gabriel Fredet, journaliste à Challenge, est un enquêteur professionnel particulièrement méthodique, et s'il dessine des portraits savoureux de Larry Gagosian (le plus grand marchand du monde) ou d'Eli Broad (le plus riche des mégalomanes collectionneurs) et de la cohorte des specullectors (contraction par Charles Saatchi de spéculateurs-collectionneurs), en revanche de très nombreux autres acteurs du monde de l'art sont cités et situés dans cet épais volume.

Placée dans le peloton de tête de la Larry's list, le cas de Sheikha al-Mayassa, de la famille régnante du Qatar, les al-Thani, est particulièrement réjouissant. Retenons cette autre princesse pour indiquer le type d'informations multipliées par Jean-Gabriel Fredet. La jeune femme (née en 1983), qui a acquis une culture occidentale en passant notamment par Sciences-Po Paris et Columbia à New York, s'est fait nommer présidente de la Qatar Museums Authority avec un budget annuel de 1 milliard de dollars pour ses achats. De quoi faire pâlir les grandes institutions publiques traditionnelles du monde entier. Elle entend se servir de l'art moderne ou contemporain comme d'un vecteur de communication pour faire rayonner son petit pays (deuxième réserve de gaz du monde) et modifier son image. Son Musée National du Qatar conçu par Jean Nouvel (qui doit ouvrir ces jours-ci) pourra montrer un triptyque signé Francis Bacon, Trois Etudes de Lucian Freud, acquis chez Christie's en 2013 pour 142 millions de dollars, et Nafea Faa Ipoipo ? (Quand te maries-tu ?) de Gauguin acheté directement cette année auprès de la famille suisse Staechelin pour, nous dit l'auteur, 300 millions de dollars. La Sheikha sait ce quelle veut et se moque du prix. Elle contribue à rendre complètement fou le marché de l'art. Jean-Gabriel Fredet ne manque pas d'évoquer « l'exubérance irrationnelle des marchés » dénoncée en son temps par Alan Greenspan pour la finance. La phrase célèbre annonçait une crise qui ne manqua pas de se produire. Fredet la prévoit à son tour pour l'art contemporain. Certains, avec lui, la sentent venir (Jeff Koons a débauché une trentaine de ses assistants à 21 dollars de l'heure en juin dernier). On dit même que le budget de la Sheikha serait remis en cause par la famille. Retenons notre souffle et attendons la suite.
J.-L. C.
verso.sarl@wanadoo.fr
14-12-2017
P.S. Ce sont les vacances de Noël ! Verso-Hebdo s'arrête un peu.

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Verso n°136

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