C'était le printemps, dimanche 22 mars, dans le jardin de la fondation Cartier, boulevard Raspail : les jonquilles et les primevères sortaient de l'herbe en abondance et un pâle soleil semblait triompher de la couche de « particules fines » qui recouvrait alors la capitale. Il y avait du monde pour visiter l'exposition Bruce Nauman (jusqu'au 21 juin), un monde aimablement accueilli par les souriantes jeunes filles de « l'équipe de médiation ». Les gigantesques vitres de l'architecture audacieuse conçue par Jean Nouvel étaient de leur côté impeccablement translucides, bref tout allait bien. D'où venait donc l'étrange sentiment de malaise qui, peu à peu, me gagna en visitant les installations du célèbre américain ? Disons tout de suite que, techniquement, l'exposition est une réussite, l'artiste étant parvenu à occuper tout l'espace de la fondation Cartier qui n'est pas immense (ce n'est pas le Grand Palais) mais certainement pas étriqué. On comprend donc que le quotidien Le Monde, qui soutient officiellement l'événement, se déclare « ravi de s'associer à la Fondation Cartier pour l'art contemporain à l'occasion de l'exposition Bruce Nauman, et de partager avec son audience son engouement pour cet artiste. » On comprend moins pourquoi le critique d'art du même Monde maugrée dans l'édition datée du 22 mars « Grand artiste, petite expo » sous prétexte qu'il n'y a là « que » six oeuvres.
Une demi douzaine d'installations, oui, mais parfaitement représentatives du parcours de celui qui, depuis quarante-cinq ans, incarne le prototype de l'artiste dit contemporain. La pièce la plus ancienne, Untitled, a été créée en 1970 pour la Biennale de Tokyo. Vidéo couleur diffusée par deux vidéoprojecteurs, sur le mur et sur le sol, montrant deux danseuses allongée sur un tapis dessinant un cadran, qui tournent au sol dans le sens des aiguilles d'une montre. Il s'agit donc d'une méditation sur l'écoulement du temps (32 minutes et 32 secondes en boucle). Fort bien, et alors ? Heureusement, c'est le guide réservé aux enfants, beaucoup plus clair que l'autre, qui donne une clef : « les danseurs respectent sa drôle de mécanique, mais au fil du temps leur chorégraphie n'est plus aussi parfaite... » Nauman montrerait « les limites de l'homme » en exigeant de ses danseuses soudées par leurs mains entrelacées de tourner « jusqu'à épuisement ». Première impression de malaise. L'oeuvre suivante chronologiquement est Carousel (1988) : ce sont des moulages taxidermiques de daims, lynx et coyotes, démembrés et suspendus par le cou qui tournent indéfiniment en grinçant (« son sinistre et lancinant » précise le guide). Ce carrousel ressemble volontairement plus à un abattoir qu'à un manège. Deuxième impression de malaise.
Le sommet de la gêne est atteint avec Anthro/Socio, 6 vidéos couleur diffusées par trois vidéo-projecteurs et 6 moniteurs couleur, plus douze hauts parleurs, qui fut présentée pour la première fois au MOMA en 1991 par Robert Storr (le critique attitré de Bruce Nauman, qui signe l'un des textes du catalogue de la Fondation Cartier), puis en 2009, à la Biennale de Venise dont Nauman occupait le pavillon des Etats-Unis (Lion d'or de la meilleure participation nationale). La tête d'un homme chauve est montrée sous différents angles de vue, elle est coupée par les deux bords horizontaux des écrans de manière à y apparaître engoncée : elle tourne indéfiniment autour de son axe, et le personnage (il s'agit du performeur Rinde Eckert) chante sur différentes tonalités : « Feed me/eat me Anthropology » (« Nourris-moi/mange-moi/Anthropologie ») ainsi que : « Help me/hurt me/Sociology » (Aide-moi/blesse-moi/Sociologie ») et : « Feed me/help me/eat me/hurt me » (« Nourris-moi/aide-moi/mange-moi/blesse-moi »). Placé au milieu de ces images et de ces interprétations lancinantes diffusées avec un maximum d'intensité, le spectateur ne sait comment réagir à ces impératifs absurdes auxquels il ne peut rien répondre. Il n'est pas question d'interactivité, mais d'agressivité dirigée contre moi qui regarde et entend. Je ne peux éprouver qu'un troisième sentiment de malaise. « Fondamentalement, mon oeuvre est issue de la colère que provoque en moi la condition humaine » a dit l'artiste. Une colère sans issue, ni pour lui ni pour les spectateurs qu'il convoque au sein de ses mises en scène théâtrales, énigmatiques et pour le moins anxiogènes. « Je veux que mon art soit véhément et agressif » a également déclaré Bruce Nauman. Cette exposition printanière à Paris démontre qu'il a parfaitement réussi.
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