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[verso-hebdo]
17-09-2020
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Lettre à Miranda - sur le déplacement des monuments de l'art de l'Italie, Quatremère de Quincy, introduction par Edouard Pommier, postface par Emmanuel Alloa, Editions Macula, 168 p., 18 euro.

Il faut être reconnaissant aux éditions Macula de rééditer les ouvrages d'Antoine Chrysostome Quincy, dit Quatremère de Quincy (1755-1849), qui a joué un rôle aussi éminent dans la sauvegarde du patrimoine français pendant la période révolutionnaire, iconoclaste par essence, mais aussi par la suite. En effet, la conservation des architectures et des oeuvres d'art du passé n'était pas un impératif à l'époque et le renversement de l'Ancien Régime n'a fait qu'accentuer cette tendance. Il faut attendre Victor Hugo et l'action de Viollet-le-Duc alors que les Anglais et les Allemands, avec la lame de fond romantique, avaient déjà éprouvé un intérêt passionné pour le Moyen-Age. Révolutionnaire très modéré, favorable à la monarchie, il est incarcéré pendant la Terreur. De nouveau député en 1797, il est démit de ses fonctions et proscrit. Le coup d'Etat du 18 Brumaire l'a sauvé et est devenu secrétaire général de la Seine en 1800. Il est entré à l'Institut en 1804 et il est nommé intendant des monuments et des arts en 1815. S'il a écrit beaucoup, il est aussi un homme qui agit : il sauva l'église Sainte-Geneviève et la fontaine des Innocents (qu'il a fait déplacer). N'ayant jamais abandonné ses convictions royalistes, la Restauration lui permet d'avoir des opportunités qu'il n'a pas exploitées et il est nommé secrétaire perpétuel de l'Académie française. Il est promu professeur d'archéologie au cabinet des antiquités de la Bibliothèque nationale. Il est encore élu dépité de la Seine en 1820. Quinze ans plus tard, il dirigea les Annales de l'institut archéologique.
Ce bref abrégé de sa carrière ne saurait rendre tout à fait justice à son oeuvre. Mais il permet de prendre la mesure de cet homme exceptionnel qui a été le grand pionnier de la notion de protection du patrimoine français. Dans son introduction, Edouard Pommier nous rappelle les guerres révolutionnaires qui ont commencé en l'An II dans les régions qui correspondent à la Belgique actuelle. Se pose déjà la question des monuments qui devraient être préservés par le Conservatoire du Muséum des arts (le futur musée du Louvre). Mais, deux ans plus tard, en 1796 (An IV), Sous le Directoire, il déclare qu'en ce qui concerne Rime, il vaudrait mieux laisser ces monuments in situ. Il publie ses Lettres à Miranda sur le déplacement des monuments de l'art de l'Italie dans un ouvrage qui a suscité pas mal de réactions, favorables ou défavorables. C'est cette année, alors qu'il est en exil en Allemagne, qu'arrivent les oeuvres prises à Venise et à Rome. Il a changé de point de vue depuis ses premières déclarations, surtout en ce qui concerne Rome : il préconise que le musée de la capitale de la chrétienté non seulement ne soit pas amputé, mais, au contraire, soit largement complété.
Une fête patriotique devait même célébrer en Thermidor le magnifique butin que nos armées ont permis de rapporter à Paris. Schiller a écrit en 1803 un poème pour se plaindre de toutes ces spoliations alors qu'en France on en est arrivé à parler de « rapatriement ». Avant d'aborder l'examen du petit livre de Quatremère de Quincy, il faut dire deux mots du destinataire de ses lettres : il s'agit de Francisco de Miranda (1750-1816), qui a combattu pour l'indépendance de son pays d'origine et a donné le nom du pays voisin, Colombia, partisan d'une Confédération américaine de Venezuela, qui n'a pas abouti (Bolivar a eu un projet assez analogue). Exilé, il s'est trouvé à Paris pendant la Révolution. Il porta l'uniforme sous les ordres de Dumouriez et a participé à la bataille de Valmy où il s'est distingué -, il est fait lieutenant-général -, il a combattu en Belgique et a pris part au siège de Maëstricht. Jugé trop proche des Girondins, il est emprisonné et n'a pu fuir que grâce à Quatremère grâce auquel il a pu se réfugier en Angleterre. Profitant de la guerre d'Espagne, il est retourné dans son pays natal pour prendre le pouvoir, mais il ne peut que signer le traité (en fait, une capitulation) de 1812 qui a mis fin à ses espoirs. Après une première lettre traitant de philosophie, il lui parle dans la seconde de la question italienne.
Il y a fait l'éloge de la papauté qui a su préserver l'héritage antique. Il développe la question dans la troisième lettre et fait l'éloge de Winckelmann (non sans quelques réserves). Dans les deux lettres suivantes, il préconise le voyage en Italie (ce qui n'est pas une nouveauté, car beaucoup d'artistes et d'amateurs ont entrepris ce périple, à commencer par Nicolas Poussin, pour ne citer que lui. Il rappelle aussi que les grands souverains qui sont allés guerroyer en Italie et n'ont pas dilapidés les trésors de la péninsule (il parle de Charles Quint, qui a livré Rome à un sac épouvantable, en particulier de la part de ses lansquenets luthériens ! - il corrige son assertion quelques pages plus loin). Mais il insiste surtout sur la question précise de l'Antiquité. Il insiste néanmoins sur les écoles qui ont marqué l'histoire de la Renaissance et ce qui a suivi et qui doivent demeurer une source d'enseignements. Cet ouvrage est très important car l'auteur y jette les fondements d'une nouvelle perception de l'architecture et des arts anciens. Il semble abandonner l'idée d'un musée universel qui aurait pu être celui de Paris. Ces lettres ont été écrites deux ans avant la campagne d'Egypte de Bonaparte, qui a créé un musée au Caire, qui constituait une collection très riche, dont les Anglais se sont emparées quand les troupes françaises ont dû rentrer et qui pour la plupart ont fini au British Museum de Londres et s'y trouvent encore ! Les questions soulevées par Quatremère de Quincy ont continué à se poser jusqu'à une date récente (il suffit de penser au musée qu'Adolf Hitler voulait créer à Linz). Ce livre, qui ne fait que mettre en évidence certains points d'un nouveau regard sur l'art ancien n'a cependant pas perdu une once de sa valeur pour le lecteur d'aujourd'hui, s'il éprouve quelque intérêt pour la conservation des oeuvres d'art.




Giorgio De Chirico, la peinture métaphysique, sous la direction de Paolo Baldacci, Editions Hazan/ musée de l'Orangerie, 240 p., 39, 95 euro.

Si l'on veut comprendre l'art de Giorgio De Chirico, il est indispensable dans son cas de s'attacher à sa biographie pour sa jeunesse et pour les années de sa formation. Il voit le jour en Grèce, ce qui ne saurait indifférent : presque toute son histoire est emprunte de l'antiquité classique. Il est né à Vòlos en Thessalie le 10 juillet 1888. Giorgio et son cadet Roberto (qui prendra le pseudonyme d'Alberto Savinio) sont élevés à Athènes. Giorgio finit ses études à l'Ecole polytechnique en 1905, mais il n'a pas l'intention de devenir ingénieur comme son père. La famille décide alors de s'installer à Munich. Avant de se rendre en Bavière elle se rend en Italie et visite Venise, Rome et Milan où se tient l'Exposition universelle en 1906. Giorgio passe les épreuves pour entrer à l'Académie des Beaux-arts de Munich dès le mois d'octobre. Il est admis et est inscrit sous le nom de Georg von Kiriko. Il ne tarde pas à découvrir la peinture d'Arnold Böcklin. Il peint ses premiers tableaux qui peuvent être regardés comme des relectures (ou même des pastiches) de cet artiste dès le début de 1909. On retrouve dans ces tableaux le caractère baroque et ludique du peintre bâlois. En mars 1909, il loue un appartement à Milan avec son frère. Il prend des cours de latin et découvre les oeuvres de Nietzsche.
Au début du printemps 1910, sa famille s'installe à Florence. C'est alors qu'il jette les bases avec son frère de leur philosophie de l'art métaphysique (je renvoie le lecteur au numéro de L'Ennemi des années 1993-1994, « L'Italie de la métaphysique », Christian Bourgois éditeur). En 1911, il fait un bref séjour à Munich et faire son premier séjour à Paris, pour ensuite se rendre à Rome. Il passe trois jours à Turin en juillet. Son art a déjà évolué vers des paysages antiques de son invention. Il décide alors de s'installer avec sa famille à Paris au début de 1911. Considéré comme déserteur, Giorgio De Chirico se présente aux autorités militaires à Turin au cours du mois de mars. Il s'échappe de sa caserne et se rend à Paris. C'est là qu'il développe sa « peinture métaphysique » fin 1911 et au cours de l'année 1912, mais peint assez peu de tableaux dont Melanconia et La Nostalgie de l'infini. Il compose alors ses Places d'Italie, qui sont très inspirée par le paysage urbain de Turin. Il présente trois de ses toiles au Salon d'Automne auquel participe aussi Modigliani (il a dû faire sa connaissance à l'occasion de cet événement et a visité son atelier au début de l'année suivante. Quelques critiques le citent, mais rien qui puisse attirer l'attention du public.
A l'époque, il vit 42 rue Mazarine. Il présente trois tableaux au Salon des Indépendants de 1913, dont L'Enigme de l'heure, peint à Florence deux ans plus tôt. Louis Vauxcelles le remarque dans un article paru dans Gil Blas. Ce serait en avril qu'il aurait rencontré Guillaume Apollinaire, qui vient juste de publier Alcools. En juin, il loue un atelier à Montparnasse. En octobre, il présente une exposition d'une trentaine d'oeuvres dans son atelier rue Notre-Dame-des-Champs. Le Salon d'Automne lui vaut cette fois un intérêt plus marqué de la part de la critique. Apollinaire écrit un article dans L'Intransigeant. Et il n'est pas le seul à s'intéresser à ce peintre jusque là inconnu. Par exemple, Maurice Raynal prend lui aussi la plume à l'occasion du Salon d'Automne. A la fin de l'année, il se lance dans un nouveau cycle qu'il intitule « Solitude des signes ». Le Salon des Indépendants de 1914 lui vaut quelques déconvenues : Louis Vauxcelles parle de ses tableaux comme de « décors de théâtre » et Francis Carco le range dans la catégorie du « pittoresque moderne ». Agacé par ces propos, il écrit une courte lettre qui est publiée dans la « Petite Gazette des Arts ».
En revanche, Apollinaire le loue en faisant une analyse assez fine de sa recherche. En avril, il commence à traiter le thème du mannequin. Ce même mis il participe à une exposition de groupe chez Paul Guillaume. En mai, Apollinaire écrit à Horwarth Walden pour lui proposer d'exposer Chirico à Berlin : celui-ci accepte. Puis, en mai, dans Paris-Journal, il fait un papier où il vante les qualités de Chirico. A Florence, le peintre et écrivain Ardengo Soffici publie un article sur Chirico et son frère Alberto dans la revue futuriste Lacerba. Le déclenchement de la guerre met fin à tous les projets parisiens




Le Désir de voir, Laurent Jenny, L'Atelier contemporain, 168 p., 20 euro.

Cet essai débute par une réflexion sur la perception visuelle du nouveau-né, qui est loin de pouvoir définir les formes et les couleurs de ce qu'il voit autour de lui. C'est un lent apprentissage, qui n'engage pas que l'oeil. L'auteur poursuit en examinant ce que les enfants sont en mesure de faire au cours de l'enseignement primaire. L'apprentissage du dessin suit une phase de liberté presque totale. A un certain moment, on passe à la copie la plus précise possible d'un objet. Cela signifie que l'enfant a commencé à intégrer des notions de géométrie, qui sont des constructions mentales. En repensant à sa propre expérience, l'auteur fait état d'une phase de « long engourdissement de l'oeil ». Il évoque les étapes cruciales de cette éducation qui ne va pas de soi. Il insiste sur les couleurs, qui changent de signification au fil du temps. Pour lui, la rencontre avec un peintre hongrois, Alexandre Hollan, lui permet de mieux comprendre les relations qu'il peut établir entre des signes et des mots. C'est pour lui une révélation. Puis vient le moment où la photographie lui fait éprouver des limites et la possibilité d'excéder celles-ci. Il en arrive à la conclusion que le désir de voir va de paire avec le désir de dire. Il évoque dans un nouveau chapitre la fascination du contraste du noir et du blanc (d'ailleurs inséparable de l'écriture). Il s'attache alors à examiner le rôle de l'arbre dans le dessin (il rappelle que pour Mondrian, et puis pour Soulages, l'arbre a été essentiel pour la définition d'un espace abstrait). Et il explique ce en quoi l'arbre a pu avoir de l'importance dans l'oeuvre d'Alexandre Hollan. Il souligne son rapport très particulier avec l'obscurité et la clarté. Il fait état du rôle des premiers monotypes d'Edgar Degas, à partir de 1876, qui ne sont pas colorés. L'artiste a toujours montré une prédilection pour la lumière artificielle ou pour la faible lumière.
Peu à peu ses monotypes se font de plus en plus obscures. Cette relation paradoxale, car elle accentue par le noir ce qui doit être le mieux vu, a été explorée par Max Ernst et par Henri Michaux. Pour démontrer que le noir est bien une couleur, il songe aux tableaux de Soulages, qui a fini par l'exploiter sans autre intervention extérieure que celle de la lumière. Il parle ensuite du négatif dans la photographie argentique. Il s'arrête sur les créations de l'artiste colombien Oscar Muños, qui a travaillé sur de vieux clichés. Afin de mieux faire comprendre l'ensemble de ses réflexions, l'auteur choisit d'analyser le travail pictural du Tintoret, en soulignant que les femmes qu'il a peintes n'exprimaient que rarement des sentiments, laissant le soin au mouvement du pinceau et aux couleurs de les introduire dans le tout de la composition.
Il poursuit sa pensée en reprenant la phrase de Diderot : « La peinture n'a qu'un instant ». Cette phrase n'a rien à voir à la technique, mais la capacité qu'a pu avoir l'artiste de ramener une histoire ou une fable à un moment qui l'exprime toute sans la développer dans son intégralité. Il choisit Hubert Robert pour rendre cette déclaration de l'auteur des Salons plus évidente. Voilà pour l'essentiel. La contradiction qu'on remarque dans son ouvrage, c'est qu'il a un peu trop tendance à mélanger ce qu'il a vécu et que l'histoire de l'art lui apporte. Cette contradiction n'est pas tout à fait négative, même si elle est parfois gênante : puisqu'il est question des sens, il est évident que l'histoire ne peut tout déclarer et que la sensibilité, l'intimité, une certaines façon de voir le monde ou les tableaux ont leur part à jouer, qui est fondamentale. C'est en tout cas un livre qu'on lit avec plaisir et qui constitue une bonne initiation à ce problème des aléas de la vision.




Faust, seconde partie de la tragédie, Goethe, édition de Jean-Louis Backès, traduction de l'allemand de Suzanne Paquelin, Folio « classique », 480 p., 9, 10 euro.

Johann Wolfgang Goethe n'a pas été le seul ni le premier à avoir utilisé la légende Faust. La première version connue date de 1587, qui est anonyme, l'Historia von D. Johann Fausten, qui a été rapidement traduite en plusieurs langues, dont le français en 1598. Christopher Marlowe a écrit une pièce en 1594 : L'Histoire tragique du docteur Faust, qui a été traduite en français en 1674. G. E. Lessing a publié en 1759 Faust und sieben Geister. Adalbert von Chamiso a composé en 1804 Faust, eine Tragödie in eien Akt, ein Versuch. Pour ne parler que des auteurs du XIXe siècle, il faut se souvenir avec les oeuvres de Pouchkine, de Christian Dietrich Grabbe, de Heinrich Heine, d'Ivan Tourgueniev (et je ne cite là que les plus célèbres). En France, la version de Goethe est celle qui a inspiré les grands musiciens, en particulier Hector Berlioz et Giacomo Meyerbeer (comme c'est le cas dans toutes l'Europe avec Liszt, Schumann, Wagner et Rachmaninov). En peinture, c'est Rembrandt qui a peint le premier tableau inspiré par le personnage de Faust, mais c'est surtout Eugène Delacroix qui s'est emparé du sujet avec passion. Ary Scheffer lui emboîtera le pas, mais avec moins d'éclat. Ce qui est passionnant ici, c'est que ce mythe est relativement récent. De toute évidence, il est issu de la quête des alchimistes qui espéraient trouver la pierre philosophale.
Dans cette seconde partie de la pièce, beaucoup moins connue, il a perdu Marguerite pour laquelle il était prêt à toutes les folies possibles, jusqu'à la damnation, mais ses aventures ne s'arrêtent pas là. Il se fait admettre à la cour impériale et là, il fait apparaître aux yeux de l'empereur Hélène de Troie. Celui-ci est transporté dans l'Antiquité d'Homère et vit une idylle extraordinaire et parvient à l'emporter sur un rival redoutable. Et Goethe trouve une chute morale à cette histoire : devenir gouverneur d'une province, Faust fait assainir une zone inondée. Ce qui va contribuer à la prospérité du monde agricole, il prononce alors la phrase fatale qui le fait mourir et le remet entre les mains de Méphistophélès. Mais comme il a accompli une bonne action, son âme lui échappe et il est accueilli parmi les bienheureux. Cette partie de la pièce n'a connu le même succès que la première, mais il faut savoir que si la première a paru en 1808, la seconde n'a été publiée qu'après sa mort survenue en 1832. C'est une magnifique découverte à faire car c'est là un récit qui s'éloigne de la légende de Faust connu de tous.




Cindy Sherman, sous la direction de Marie-Laure Bernadac, Editions Hazan / Fondation Louis Vuitton, 240 p., 35 euro.

On peut encore et toujours se demander pourquoi l'art contemporain est, pour l'essentiel, placé à l'enseigne du kitsch. Sans doute les artistes modernes ont-ils voulu s'en prendre à l'académisme et aux codes hérités de l'antique. Mais beaucoup d'entre, à un moment ou à un autre de leur carrière, ont éprouvé le désir de retrouver le classicisme, comme ce fut le cas de Pablo Picasso ou d'André Derain.
L'Ecole de Paris a été, après la Grande Guerre, un passage incessant entre des modèles anciens et une volonté d'innovation stylistique (Modigliani a été l'un des exemples les plus éclatants). Mais même les abstraits les plus radicaux, s'ils ont supprimé la figure, ont néanmoins conservé des règles d'harmonie et la recherche du beau par d'autres moyens. Les choses changent avec l'art conceptuel (là, c'est une question de langage), Cobra, qui recherche ses sources dans l'art primitif du Nord de l'Europe, Jean Dubuffet, qui s'inspire des dessins des fous ou des enfants, le groupe Fluxus, etc. Même des groupes d'avant-garde, comme Supports/Surfaces, sont demeurés dans la logique de l'art moderne tout en tendant à un dépassement de ses termes.
Avec l'avènement du prétendu « art contemporain », on glisse dans une nouvelle phase qui est le rejet de la beauté (même de la beauté « moderne »), du mauvais goût, de l'infantile, et, comme je l'ai dit au début du kitsch, qui semble sa valeur primordiale. Plus l'oeuvre est disgracieuse et de mauvais goût, plus une nouvelle race de collectionneurs plus intéressé par des motivations spéculatives que par des raisons de caractères artistiques. La laideur des jouets, des bandes dessinées, de l'art des rues (dans sa majorité - il y a des exceptions). On vante la sublimation des arts populaires (qui ne sont le plus souvent que des créations commerciales, mais sans le jeu subtile du Pop Art américain). Cindy Sherman est depuis plusieurs décennies l'une des égéries de ce genre. Son point de départ est simple, pour ne pas dire simplet : jouer sur sa propre image par la photographie. Elle a donc décliné cette image dans toutes sortes de configuration, du travestissement au modèle posant pour un célèbre magazine. Elle s'imagine en adolescente ou toutes sortes de personnages de la vie quotidienne, allant jusqu'aux outrances des drag queens. Les possibles offerts par ce principe de base sont infinis. Elle n'a pas exclu une chose : la qualité technique de ses compositions.
C'est en cela qu'elle serait une artiste autant que pour cet imaginaire de carton-pâte. Il ne lui reste plus qu'à tirer sur ce fil et qu'à décliner cette minuscule idée jusqu'à plus soif. Ce qui m'a surpris dans ce fastueux catalogue (on ne ferait pas mieux pour une exposition de Raphaël !), qui contient un nombre de reproduction très impressionnant, On ne sera pas surpris de voir, parmi les auteurs, un écrivain (on doit dire aujourd'hui écrivaine, comme on dit la cheffe et la maire - pourquoi pas la mairesse ? -) telle que Marie Darieusecq, autre protagoniste de la kitscherie en littérature parmi tant d'autres). Celle-ci commence son texte en affirmant péremptoirement : «  L'état d'une société, c'est l'état de ses femmes. » Que doit-on entendre par ceci ? Je l'ignore. Catherine de Russie, despote et érotomane, a-t-elle donné l'idée de la société russe de son temps ? Elle a fréquenté Denis Diderot et lui a généreusement acheté sa bibliothèque (conservée à la Bibliothèque nationale de Saint-Pétersbourg - je l'y ai vue), certes, mais elle a été surtout une tyranne (pour user les nouveaux codes linguistiques) sans aucun ménagement pour le petit peuple et a fait preuve de beaucoup de cruauté au cours de son règne.
Quant à son analyse du parcours théorique de l'artiste, on est un peu surpris de la légèreté du propos : elle fait état d'un autoportrait de Rembrandt, en omettant de spécifier qu'il en a fait quelques quatre-vingts ! Cindy Sherman n'a rien fait d'autre que de l'imiter dans un registre tout à fait différent en introduisant plus l'ironie (et de l'auto ironie) et une dimension ludique et passablement roublarde. Les pages qu'elle lui a consacrée ne sont ni d'une grande qualité d'écriture, ni d'une grande sagacité : elle fait aussi dans le kirsch en écriture. Mais peu importe. Je recommande à mon lecteur, faute de voir l'exposition, de consulter ce catalogue copieux : il y découvrira les recettes que l'artiste a employée dans le déroulement d'un artifice qui peut être distrayant, mais n'est pas d'une originalité flagrante et qui révèle que l'art que l'on célèbre de nos jours n'est le plus souvent qu'une trouvaille montée en épingle.
Gérard-Georges Lemaire
17-09-2020
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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