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[verso-hebdo]
28-10-2021
La chronique
de Pierre Corcos
Le champ des possibles
Prendre possession du medium photographique, et pleinement. Disposer de tout ce qu'il permet techniquement, mais aussi des jeux multiples - et des coups à ces jeux - qu'il rend possibles. Étendre au maximum le territoire de ses potentialités créatives... Et l'art suit, qui fertilise et inonde le champ des possibles ainsi dégagé. Voilà bien ce qui s'est passé avec les avant-gardes photographiques européennes et nord-américaines de la première moitié du XXe siècle. Un art qui montait, s'imposait. La vraie vision moderne ! « La photographie a tous les droits - et tous les mérites - nécessaires pour que nous nous tournions vers elle comme vers l'art de notre temps », claironnait en 1934 le photographe soviétique Alexandre Rodtchenko, prolongeant ce qu'avec superbe Moholy-Nagy soutenait auparavant : « l'analphabète du futur ne sera pas l'illettré, mais l'ignorant en matière de photographie ».
Voici que nous avons la chance de pouvoir admirer au Jeu de Paume, jusqu'au 13 février 2022, plus de la moitié de la collection Thomas Walther (en fait deux cent trente sur quelques quatre cents photographies), une collection consacrée à ces turbulentes avant-gardes, et dont le MoMA a fait l'acquisition en 2001 puis en 2017. Par cette fougueuse créativité, en lien avec le mouvement général d'émancipation associé aux avant-gardes, cette grande exposition, organisée en six grands thèmes, Chefs-d'oeuvre photographiques du MoMA, est bien entendu porteuse d'une intense jubilation.

Les cimaises colorées sur lesquelles se découvrent les photographies en noir et blanc accompagnent cette jubilation, et les commentaires, précis et passionnants, la motivent davantage : Quentin Bajac et Sarah Meister, commissaires d'exposition, assistés de Jane Pierce, ont réussi à nous rendre sensibles une époque et un art effervescents. Bien sûr les grands noms, féminins et masculins, sont au rendez-vous (Krull, Abbott, Weston, Stieglitz, etc.), mais aussi que d'inconnu(e)s participant à ce large mouvement expérimental ! Ce qui donne à penser d'ailleurs que les périodes où quelques grands artistes occupent la scène ne sont pas les plus fertiles : dans l'art comme ailleurs l'intelligence collective fait florès... Alors, voici que les uns et les autres jouent avec cet appareil maniable, qui se perfectionne, et dont les films voient s'améliorer leur sensibilité lumineuse. On prend des photos dans tous les sens, et même... en descendant de parachute (Willi Ruge), mêlant ainsi l'exploit du photojournaliste à l'expérimentation de l'artiste. Sport, vitesse et points de vue étourdissants. La photographie en fait une esthétique de la déstabilisation, précipitant aux oubliettes la perspective classique. En outre, par la surimpression, le photomontage, l'artiste cherche des expériences visuelles inédites (El Lissitzky, Franz Roh). On se livre à des jeux de lumière sophistiqués jusqu'à inventer la « vortographie » (sic), et même on retrouve, exalte des procédés tombés en désuétude, tels le photogramme (encore Franz Roh, auteur du livre oeil et photo : 76 photographies de notre temps, un « bréviaire de la photographie moderniste de l'entre-deux-guerres »), l'essentiel restant de voir autrement. Bien sûr, et c'est l'un des grands axes de la collection Walther, le Bauhaus demeure le laboratoire d'inventions majeur par lequel, étudiants ou enseignants, beaucoup de ces artistes sont passés... Par ailleurs, un renouvellement des codes publicitaires ou bien la participation à des revues d'avant-garde constituent d'autres motivations de recherche. Transgresser les règles de genres classiques, comme le portrait par exemple, rend possibles de surprenantes représentations comme celle d'Andor Weininger par Walter A. Peterhans, ou la merveilleuse Lotte par Max Buchartz, ou l'autoportrait qui interpelle (Edward Steichen), qui dérange (John Gutmann), ou encore cet admirable gros plan sur Leo Uschatz par Helmar Lerski. Brouiller échelles et repères, voire des séparations majeures comme l'animé et l'inanimé, l'humain et la chose, excite ces photographes qui, en même temps que les artistes surréalistes, avancent sur des espaces imaginaires explorés par Freud (le Unheimliche). Herbert Bayer s'effraye ainsi de son autoportrait en mannequin à qui manque un bout de bras. Sans truquage, Jindrich Styrsky dégage un érotisme trouble d'un mannequin féminin dans une vitrine pragoise. En figures de cire étranges Werner Rohde fige les corps humains... Réalisme magique, ou amorce de fantastique. Mais ce ne sont pas seulement nos fantasmes que ces artistes chercheurs explorent. En effet, et l'exposition en fournit des exemples magistraux, « la grande ville représente pour les photographes et les cinéastes (...) un réservoir d'expériences sensorielles sans équivalent ». On y découvre le travail méconnu d'Umbo par exemple. Reflets, vertige, écrasement, folles perspectives : effets, parmi d'autres, de l'univers urbain. Enfin, la « haute fidélité », le piqué extrême de certaines photographies (Petschow, Weston, Stieglitz, Blossfeldt), en offrant le maximum de détails, finissent par déréaliser l'objet, paradoxalement.

Cette extension du champ des possibles photographiques, cette union du photographe et de l'artiste d'avant-garde pour étudier, résoudre les mêmes problèmes plastiques, marquent une période historique exceptionnelle. Elle méritait à l'évidence l'ampleur de cette exposition.
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
28-10-2021
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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