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[verso-hebdo]
14-01-2021
La chronique
de Pierre Corcos
Un cadeau de la Comédie-Française
La pièce Un fil à la patte fut un triomphe pour Georges Feydeau. Créée le 9 janvier 1894 au théâtre du Palais-Royal à Paris, elle allait ouvrir un boulevard - c'est le cas de le dire - au roi du vaudeville. Certes, deux années auparavant, trois pièces avaient définitivement réussi à le sortir du seul succès d'estime que lui avait valu, en 1886, Tailleur pour dames. Mais, n'ayant jamais cessé par la suite d'être jouée, et depuis 1961 reprise à la Comédie-Française régulièrement, Un fil à la patte semble être devenue la médaille de Feydeau et l'emblème du vaudeville. Aussi, point d'étonnement lorsque derechef la Comédie-Française, pour parer à cette période difficile de confinement et souhaiter également une bonne année 2021 aux spectateurs, a offert de mettre en ligne - à 20h30 précises le samedi 2 janvier - dans une mise en scène de Jérôme Deschamps, le spectacle festif dont il va ici être question. Son excellente captation fut effectuée il y a dix ans. Si bien que cherchant désormais « Un fil à la patte 2011 » sur YouTube, on le trouve gratis et dans son intégralité. On y appréciera le génie de celui qui sut faire de la machine théâtrale comique un infernal moteur à explosions.

Le titre de la pièce en trois actes, Un fil à la patte, évoque à la fois la difficulté à se libérer d'un lien qui entrave (en l'occurrence une maîtresse, chanteuse de café-concert, Lucette Gautier, dont un aristocrate, Fernand de Bois-d'Enghien, veut enfin se débarrasser pour pouvoir épouser la fille d'une baronne), et suggère une métaphore satirique de basse-cour pour qualifier tout ce « beau monde ». Lequel va se succéder, dans une chorégraphie endiablée, sur la scène. Comme toujours, Feydeau déclenche une mécanique admirablement calculée, déstructurant une fois de plus la linéarité de l'intrigue pour en faire jaillir gags, quiproquos et coups de théâtre, le tout dans un permanent chassé-croisé. Avec ces portes d'où continuellement surgissent et disparaissent des personnages incongrus et/ou importuns, la scène devient une boîte ensorcelante, obscurément anxiogène (présence/disparition) mais clairement comique. Lointain souvenir, sans doute, du théâtre de marionnettes et des rires enfantins déclenchés... De cette dynamique dramaturgique palpitante, la mise en scène se doit de maintenir l'allegrissimo du rythme. S'il ralentit, l'invraisemblance globale se manifestera à l'esprit critique du spectateur. Mais s'il accélère trop, un vrai risque de confusion menace d'embrouiller situations et personnages. Et là, Jérôme Deschamps s'en tire fort bien... D'une part il laisse le temps aux différents ressorts comiques de jouer : burlesque des situations (Bois-d'Enghien en caleçon sur le palier), grotesque des personnages (le gros Fontanet et son haleine fétide), comique linguistique (le général sud-américain Irrigua ne comprenant rien à la prononciation du « sc » en français : dans « sceptique » et « scandale »), etc. Et même Jérôme Deschamps - prime aux interprètes - ouvre des espaces-temps de pur « one man show » pour certains acteurs. Ainsi Christian Hecq, jouant le rôle de Bouzin, ce ridicule clerc de notaire, peut nous régaler d'un supplément de pantomime virtuose qui aurait surpris Feydeau ! D'autre part Jérôme Deschamps parvient, de justesse parfois, à ne pas casser ce rythme véloce, aux confins de la « manie » (au sens psychiatrique), propre à Feydeau.

Le « théâtre de boulevard », genre insubmersible, doit beaucoup au vaudeville (que Feydeau a hissé à de culminants sommets), lequel doit aussi certainement à ces comédies de moeurs telles qu'un Eugène Scribe (1791-1861) ou un Eugène Labiche (1815-1888) surent les concevoir. C'est chaque fois une façon comique de peindre, ou juste de croquer, des types sociaux ou des « caractères », sans doute datés. Les « cocottes » et demi-mondaines de Feydeau, ses étrangers en exil, ses aristocrates qui s'encanaillent, ses bourgeois vaniteux, ses maris cocus ou volages, ses épouses trompées ou infidèles, nous proposent bien sûr un concentré des figures typiques (plutôt favorisées socialement) de la « Belle Époque ». Et le recours, dans la majorité des mises en scène, aux élégants costumes d'alors rend compte avec pertinence de la dimension historique de ce théâtre... Mais elles n'ont point d'âge, la bêtise qui englue les un(e)s et les autres, ou la sexualité qui les électrise. De plus Feydeau - et l'on s'en rend compte dans Un fil à la patte tout comme dans maintes autres de ses pièces - semble ressentir et exprimer en profondeur le chaos, la folie ou l'absurdité d'un monde à qui une finalité, une signification globales font cruellement défaut, lors même que les instincts assurent sans faillir leur fonction bornée de « conservateurs de l'espèce » (Freud).
C'est sans doute par ces intuitions-là que Feydeau rend possibles des mises en scènes très modernes, intégrant aussi bien le théâtre de l'absurde que le burlesque de Chaplin. Ce n'est pas le cas de cette mise en scène de Jérôme Deschamps, vite devenue un classique par ses qualités d'équilibre entre intelligibilité et folie, fresque de « Belle Époque » et cirque intemporel, satire sociale orientée et pur moment de théâtre pour le théâtre... Heureusement, cet « équilibre » ne fait pas oublier à Jérôme Deschamps et ses excellents comédiens que l'esthétique de Feydeau procède toujours de la fête, du vertige et du débordement.
Alors un grand Oui à cette invitation festive de la Comédie-Française !
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
14-01-2021
 

Verso n°136

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