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[verso-hebdo]
04-03-2021
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La chronique de Gérard-Georges Lemaire |
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Chronique d'un bibliomane mélancolique |
Ritratto di Marinetti, collectif, Mudima, 40 euro.
Cet imposant volume aurait pu s'intituler « portraits » de Filippo Tommaso Marinetti (1878-1944), car nous y découvrons les nombreuses facettes de cette personnalité peu commune. Bien sûr, il y a un cahier au début avec de nombreuses photographies de lui et, à la fin, d'autres portraits, cette fois avec son épouse, le peintre Benedetta, auteur des merveilleuses compositions qui décorent la poste centrale de Palerme. Et puis, dans le corps du livre, il y a de nombreuses photographies et documents. Son enfance à Alexandrie d'Egypte, ses cours au lycée jésuite français, ses études secondaires sont très bien documentés. Mais quand on lit les différents articles qui examinent toutes les facettes de sa personnalité et aussi de son activité, on se rend vite compte qu'il n'y a pas que le créateur du futurisme et l'auteur du premier Manifeste futuriste paru en première page du Figaro en février 1909. Il n'a pas été seulement, et de loin, le chef de file d'un mouvement novateur et tapageur.
Il a été un poète prolifique (d'abord en français puis, à partir de 1912, en italien, qui a imaginée et théorisée une forme de poésie qui se rapproche des arts plastiques avec une typographie débridée. Il a aussi été un romancier, à commencer avec Mafarka le Futuriste (1910) et cela jusqu'à la fin de sa vie - il a écrit un merveilleux récit de sa campagne de Russie (il s'était engagé sur le front du Don à plus de soixante ans ! -, Originalità russa di masse distanze radiocuori et puis un petit roman, Venezianella e studentaccio, publié posthume). Il a rédigé un nombre infini de manifestes, mais aussi des textes politiques (il a participé à la campagne électorale avec le parti fasciste en1919 et a soutenu l'entreprise de Fiume guidée par Gabriele D'Annunzio), dont quelques ouvrages comme Democrazia futurista (1919). A tout cela, il faut ajouter les conférences, les déclarations, les nombreuses préfaces. Il a aussi été le promoteur des soirées futuristes, avec leurs immanquables scandales qui les ont accompagné avec régularité. Il a imaginé une forme de théâtre également novatrice. Il a créé des revues, présenté des expositions, gouverné la salle futuriste qui était présentée à chaque Biennale de Venise. Mais ce qui le caractérise le plus, est la grande liberté qu'il laisse aux adeptes du futurisme. Il est plus enclin à intégrer des inventions nouvelles qu'à imposer des principes généraux. Contrairement au surréalisme, le futurisme n'a jamais eu un guide suprême et intransigeant et n'a jamais eu une « ligne » à laquelle devait se soumettre tous ses adeptes sans exception. En dépit du caractère péremptoire des manifestes, chacun s'inventait son futurisme qui enrichissait sans cesse les idées fondatrices avancées par Marinetti. Il est d'ailleurs amusant de se souvenir que quand il a écrit et publié le premier manifeste en 1909, personne - même pas lui ! - n'avait encore produit une oeuvre qu'on pourrait qualifier de futuriste. La peinture futuriste est née par défait, par lassitude de jeunes artistes qui refusaient l'héritage symboliste et qui aspiraient à des créations plus radicales à une époque où l'on voyait apparaître le fauvisme et le cubisme. Marinetti a été l'infatigable propagandiste de cette nouvelle manière de traduire le monde dans les arts plastiques, la musique, l'architecture, la décoration, la littérature, le théâtre, le cinéma, la publicité, même la cuisine, etc. Il est allé de Londres à Saint-Pétersbourg, de Londres à Moscou et jusqu'en Amérique latine. Son influence a été considérable dans le monde, même si le nationalisme ambiant du débit du XXe siècle a refusé le futurisme italien au profit d'un futurisme russe ou portugais. Apollinaire s'est révélé d'abord hostile au futurisme et à ses artistes, puis il a changé d'avis et a produit un texte qui a été publié à Milan. Il existe une correspondance entre Marinetti et le poète français qui prouve que ce dernier était favorable une collaboration une fois la guerre terminée. Ce volume riche de documents et de commentaires des plus éclairants fait valoir à quel point il est malaisé de cerner ce personnage perpétuellement en quête d'une nouvelle proposition futuriste à propager dans son pays et dans le monde : l'aéropeinture sera l'une des plus éclatantes à la fin des années vingt. Encore de nos jours, on rechigne à lui donner la place fondamentale qui est la sienne dans l'aventure esthétique du siècle dernier. C'est une injustice criante. Bien sûr, personne n'est contraint de partager ses convictions politiques et son apologie du colonialisme (de la conquête de la Lybie, à celle de l'Ethiopie par Mussolini). Son ralliement au régime de la République sociale en 1943 tient surtout au fait que le fascisme d'alors était redevenu républicain et anticlérical, comme il l'était à l'origine. Le futurisme tient désormais son rang dans les plus grands musées de la planète. Reste à lui donner la place qu'il mérite dans la sphère de la poésie, dans celle de l'art romanesque et dans celle du théâtre.
Nuova enciclopedia del Futuriismo musicale, Daniele Lombardi, Mudima, 440 p., 40 euro.
Daniele Lombardi (1946-2016) est un grand compositeur et pianiste virtuose toscan qui, par ailleurs s'est spécialisé dans la connaissance de la musique d'avant-garde italienne du début du XXe siècle. Son extraordinaire érudition lui a permis de réaliser le premier ouvrage qui offre une vision complète de ce qu'a pu être la musique futuriste au-delà des quelques noms que nous associons en général à ce mouvement protéiforme, comme Luigi Russolo et Francesco Balilla Pratella. Présenté comme un dictionnaire classique, cette forme lui a permis de consacrer des articles à des figures jugées mineures (tel le Triestin Silvio Mix, dont l'oeuvre mérite vraiment d'être redécouverte) et à des questions propre au futurisme, comme le mythe de la machine (largement développé dans ces pages) ou le bruit, qui entre dans les considérations de ces musiciens dissidents, comme le montre, par exemple, les études de Raymond Murray Schafer.
L'iconographie considérable que Daniele Lombardi a réuni dans ce volume, allant des partitions aux affichettes de concerts, de dessins et de caricatures, des photographies des protagonistes de cette aventure si mal connue, de cartes postales et de collages, permettent de se faire une idée visuelle de ces créateurs avant de pouvoir entendre leurs oeuvres. La dernière partie de l'ouvrage comprend les manifestes qui concernent l'art musical publié par le mouvement à Milan ou figurant dans la revue Roma futurista. Le dernier de ces textes a été écrit par Filippo Tommaso Marinetti et Tulio Crali à Venise en 1944 et beaucoup d'entre eux nous sont inconnus (je songe, par exemple, à Aeromusica : la musica e il volo paru dans la revue Aerovita en 1933.
Cette documentation est remarquable car elle montre que la création musicale n'était pas du tout considérée comme secondaire par les futuristes et qu'elle ne concernait pas que quelques rares individus. Elle avait une place de choix dans cette volonté de métamorphiser tous les arts sans exception et de les faire entrer dans la modernité la plus audacieuse. Il faut se souvenir que le futurisme n'a pas connu, entre les deux guerres, un succès comparable à celui des musiciens comme les membres du Groupe des Six, imaginé par Jean Cocteau, Igor Stravinsky, Sergei Prokofiev, Dimitri Chostakovitch, ou Edgar Varèse. Ils sont même restés relativement inconnus. Une encyclopédie telle que celle-la ne s'adresse pas seulement aux personnes qui se passionnent pour les avant-gardes du début du XXe siècle, laisse à tous ceux qui éprouvent le désir de connaître mieux cette période si riche, qui a vu naître tous les grands mouvements modernistes et pas seulement dans le champ de la peinture et de la sculpture. Et le regretté Daniele Lombardi nous permet de faire ici un Grand Tour dans la sphère de la musique la plus radicale à cette époque. Parmi tous ces compositeurs, ont trouve Alberto Savinio, frère de Giorgio De Chirico, qui a été un musicien de premier plan et qu'on ne connaît plus désormais que comme peintre.
La Mission du bibliothécaire, José Ortega y Gasset, traduit de l'espagnol Mikaël Gòmez Guthard, Editions Allia, 64 p., 6, 50 euro.
Il existe, dans tous les essais d'Ortega y Gasset, une manière de traiter son sujet qui ne suit jamais un ligne droite, ni un raisonnement rationnel. Il doit faire des détours et surtout préparer le terrain de sa démonstration. C'est l'anti-cartésien par excellence. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'il verse dans le bavardage ou qu'il se perd dans de vaines digressions. Quand on arrive là où il a souhaité nous conduire, tout s'éclaire. C'est le cas de cette conférence délivrée lors du IIe Congrès international des bibliothécaires, qui a eu lieu a Madrid en 1935 et qui a été publiée dans la Revista de Occidente en mai de cette année-là. Il consacre plusieurs pages au début de son discours au sens qu'il faut donner au terme « mission ». Il s'interroge (et de ce fait même, nous interroge) sur le rôle que doit tenir le bibliothécaire. Il ne s'engage pas dans une étude historique, mais plutôt dans un examen du statut que recouvre une telle occupation. Il est assez curieux de remarquer qu'il a choisi pour modèle afin d'expliquer sa pensée à ce sujet la figure de Jules César : celui-ci aurait créé une mission qui, à sa mort, est morte avec lui.
Mais la collectivité l'a fait renaître car elle en ressentait le besoin. L'image est frappante sans aucun doute, mais peut sembler un peu hors de propos dans un tel exposé ! Mais de toute façon, il n'a pas l'intention de dire pour quelle raison un bibliothécaire serait indispensable. Il s'engage ensuite dans une brève histoire du bibliothécaire depuis le XVe siècle. Il fait coïncider cette fonction peu ou prou avec l'invention de l'imprimerie. C'est une vue de l'esprit car pendant l'antiquité les musées avaient en général une bibliothèque et, qu'au Moyen Age, les monastères n'avaient pas qu'un scriptorium : c'étaient parfois de vastes bibliothèques très riches où l'on venait de loin pour consulter tel ou tel ouvrage. Peu importe. Ce qui l'intéresse, c'est l'époque où cette fonction devient officielle et donc publique, c'est-à-dire le XIXe siècle. La production de livres étant devenu si importante que le bibliothécaire devient celui qui est en mesure d'écarter tout ce qui peut être inutile ou superflu.
De guide érudit dans le labyrinthe des livres, il se change en une sorte de gardien des régions où le lecteur risque de se perdre ou de perdre son temps. La bibliothèque n'est donc plus un temple où sont conservées des merveilles de la culture universelle, mais un dépôt où sont entreposés des publications de toutes natures, dont la plupart se révèle inutile. C'est là une métamorphose complète de ses attributions. A ce propos, il fait rappeler que les éditeurs sont obligés de faire parvenir à la Bibliothèque nationale plusieurs exemplaires de chacun des titres parus. C'est-à-dire une quantité monumentale de livres dont l'utilité n'est pas nécessairement évidente. C'est sans aucun doute la grande révolution intervenue au XXe siècle (et déjà en sourdine le siècle précédent) à partir du moment où le marché du livre s'est démocratisé et a permis de diffuser bien des choses dépourvues de toute valeur.
Le Silence des mots, Gérard Berréby, Editions Allia, 104 p., 6, 50 euro.
Il n'est pas des plus aisé de définir le livre de Gérard Berréby : et ouvrage se présente comme une suite poétique, mais s'agit-il vraiment de poésie ? Je ne parle pas des résonances poétiques, qui s'y trouvent vraiment, mais plutôt de la forme. Je pense que c'était pour lui un moyen d'expression parfait pour pouvoir dire ce qu'il avait sur le coeur sans entrer dans des circonvolutions narratives interminables. L'ellipse est ici la clef de son aventure. Cette forme donne de la force et une résonance à chacune de ses phrases. Chacune d'entre elles ouvre un horizon de pensée, qui prend de l'ampleur à mesure qu'on progresse d'une strophe à l'autre. Le titre est quasiment un paradoxe : les mots qu'il emploie ont un poids et une sonorité qui le rendent éloquents en diable. Réminiscences, scènes qui semblent appartenir à une fable noire, visions d'un monde rempli d'horreurs sans nom, mais aussi d'espoirs insensés, Gérard Berréby propose une invitation au voyage dans les circonvolutions d'une pensée en train de se penser. C'est là un texte dur et donc sans complaisance, mais un texte qui n'est pas étouffé par la nostalgie ou la mélancolie. C'est aussi une confession, mais qui serait aux antipodes de Jean-Jacques Rousseau.
De temps à autre, l'auteur nous fournit les règles hasardeuses de son art : « des mots solitaires / tombent comme des grêlons /venus dont ne sait où / sans signe annonciateur / saisissent à la gorge / et te laissent coi /isolé à l'arrière de l'arrière / dans un refoulement sans fin ». Il s'agit pour lui de s'emparer de ces mots qui surgissent tout d'un coup et qui lui permettent de tirer un de fils de ce qui lui traverse l'esprit. En dépit de sa concision extrême, ce livre est prenant et laisse le lecteur sans voix car il pénètre dans des cercles (irréguliers, loin de ceux de Dante Alighieri dans son Inferno) où les mots prennent consistance et volume. Cette fragmentation, cette dissémination, cette dispersion des paroles et donc des sens ne fait que renforcer la densité de ce qui est prononcé de manière discontinue par définition. Mais on se laisse prendre au jeu et l'on suit l'auteur dans cette circumnavigation qui n'est pas sans rappeler celle d'Ulysse, mais à cette différence près : il ne cherche pas à rentrer au bercail, mais toujours de découvrir d'autres rives qui pourraient donner plus de force à ses mots et à leur association. C'est un livre inclassable, cela ne fait aucun doute, mais c'est aussi un livre qui sait faire partager ses sentiments et surtout ses passions.
Nuovi testi e variazioni senza tema, Paolo Castaldi, Mudima, 316 p., 30 euro.
La semaine passée, je vous ai entretenu du nouveau livre de Paolo Castaldi issu de discussions avec ses étudiants. Castaldi, né à Milan en 1930, nous a quitté entre temps, le 22 février. Et sa mort est passée presque inaperçue puisqu'aujourd'hui on ne parle plus que du décès des personnalités politiques, des acteurs, des présentateurs de télévision et des sportifs célèbres. Ecrivains, artistes (sauf exceptions rares) et musiciens s'abstenir ! Il nous faut rendre hommage à ce musicien qui s'est distingué par sa singularité et aussi par ses réflexions sur la musique. En 2010 paraissait ce recueil d'articles concernant toutes sortes de sujets. Il y a en particulier examiné l'héritage de John Cage et a rendu hommage à Edgar Varèse, pour lequel il a toujours eu un penchant.
Qu'on ne considère pas ce fort volume comme une somme où le compositeur aurait tenté de loger tous les aspects de sa pensée sur la musique. C'est plutôt un voyage tel qu'il l'entend et tel qu'il aime le faire à travers la musique, cela va sans dire, mais aussi dans la culture en général et même au premier degré, comme on peut le voir dans le « Sixième Itinéraire - pour une ballade en motocyclette depuis Milan en une seule journée ». De Milan à Côme, à Lugano, à Sesto Calende, à Varese, à Erba, à Bergame (je ne vais pas citer toutes localités évoquées dans ce texte), qui sont autant d'occasions pour lui d'évoquer des souvenirs et d'égrener des anecdotes. Castaldi aimait beaucoup le jeu des demandes et des réponses (on ignore qui est son interlocuteur - il s'agissait sûrement de lui-même. C'est ainsi qu'il s'interroge sur le recours fréquent à des citations qui émaillent ses compositions. Il répond en disant que c'est à la fois un rapport de nécessité et une preuve d'amour. Ce sont là des aspirations un peu contradictoires. Mais il tient à ce que la musique (du moins celle qu'il prémédite dans son fort intérieur) soit à ses yeux peu raisonnables. De là, il passe en revue les moments les plus notables de la musique d'avant-garde, sans oublier un rapide détour au fil des siècles, pour arriver à la Neue Musik, qui serait une sorte d'apothéose de l'utopie avec l'idée d'une koiné, qui rendrait possible une tout de Babel musicale.
Dans un autre essai baptisé « Take Care », il s'est efforcé d'expliquer quel est le sens de la musique pour l'auditeur. Pour lui, l'organisation rationnelle des sons doit être marquée par une fracture en un point ou en un autre. Il développe ensuite sa conception de la composition et constate à quel point nous nous sommes éloignés du passé prestigieux de l'art musical depuis Guillaume de Machaud (ce point de départ est tout à fait arbitraire, et certainement le fruit d'un intérêt spécifique de l'auteur quand il s'est mis à écrire - il aurait très bien pu dire Monteverdi ou Gesualdo). Dans l'avant-dernière partie de ce livre, il explique, de façon plus ou moins détaillée, ce qui sous-tends certaines de ses créations. Rien de systématique dans ce cas, mais des commentaires qui peuvent éclairer chacune d'entre elles. La dernière partie est une somme de partitions, manuscrites ou imprimées, qui peuvent donner une idée assez éclairante sur sa démarche. Des graphiques illustrent parfois des intuitions ou des raisonnements qu'il a pu faire chemin faisant. Ce livre est une mine où l'on peut rencontrer le compositeur tel qu'en lui-même il se dévoile et que l'on peut entendre sa pensée, mais aussi un manuel pour apprendre à apprécier avec discernement et plus d'aménité la musique de notre temps tout en approfondissant nos connaissances sur celle des siècles révolus. Et souvent avec un peu de plaisir et d'esprit ludique (c'est tout sauf un manuel très austère et dogmatique) et un bonne dose d'humour, en dépit du grand sérieux de sa recherche. N'allez donc pas me dire, après avoir parcouru toutes ces pages, que la musique expérimentale est inaudible et absconde !
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Gérard-Georges Lemaire 04-03-2021 |
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Verso n°136
L'artiste du mois : Marko Velk
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