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[verso-hebdo]
17-10-2019
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La chronique de Gérard-Georges Lemaire |
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Chronique d'un bibliomane mélancolique |
Gilles Jonemann, Nadine Coleno, Editions du Regard, 112 p., 39 euro.
C'est un nom qui ne me parle pas. Et je pense que ce sera le cas pour la plupart d'entre vous. Je crois que c'est en fait un nom à retenir à l'avenir. La joaillerie des grandes maisons, comme celles de la place Vendôme, sont toujours magnifiquement réalisées, mais se cantonnent dans un « classicisme » frileux et ne cherche même plus à faire corps avec les styles dominants de notre temps. Mais, au fait, existent-ils ? Je ne leur jette pas la pierre car on retrouve le même problème dans la mode. Les défilés qui, jusque dans les années 80, pouvaient encore surprendre par quelques audaces et surtout des créations pleines d'audace, sont désormais des redites bien peu attrayantes de ce qui a été fait par le passé. Bien sûr, cela fait partie du jeu cyclique du goût en la matière, mais semblent de pâles pastiches qui se reproduisent de saison en saison. Dans le domaine du bijou, il y a bien quelques créateurs de valeur en France et dans le monde. Mais ils ne sont connus que des spécialistes et de quelques amateurs. Gilles Jonemann, ce jeune artiste, qui a été nommé « maître d'art » en 2004, comme le note José Alvarez dans sa préface, cultive sa singularité et, en même, tire profit d'assemblages qui parfois, font songer au « hasard objectif » des surréalistes. Il n'hésite pas un instant : il utilise des matériaux trouvés, très disparates et surtout assez peu esthétiques, comme une clef à molette, une tasse, le manche d'une truelle de maçon. Son univers est en réalité assez proche de celui de nature néodadaïste des Nouveaux réalistes. Cependant, il ne va pas dans une direction comparable.
Il s'est inventé un microcosme où toutes ces choses, parfois incongrue dans ce genre, ne sont pas faites pour choquer ou pour briser toute idée de beauté. Au contraire, il fait en sorte de les rendre assez belles dans sa technique de combinaison des éléments et dans les effets qu'il compte en obtenir. Il veut simplement insinuer une pointe de surprise et aller vers des solutions plastiques insolites mais pas insolentes. Il ne tient pas à choquer. De plus il se montre plutôt éclectique. Il reprend à son compte des formes venues des quatre coins de la terre, surtout de l'Afrique : en somme, sa recherche ne s'arrête jamais et continue à se diversifier. En fait, il fait feu de tout bois, refusant l'idée traditionnelle de style, ou tout du moins son style serait cette aventure continuelle en quête d'associations les plus inattendues et même les plus saugrenues. Il faut d'ailleurs noter qu'il peut créer des objets dont l'apparence est plus conventionnelle (certains de ses colliers et de ses bagues), même s'il utilise des noix de coco, des boules de verre, des galets, des fragments de bois, des oeufs et des plumes d'autruche (la liste serait sans fin). On doit voir en Gilles Jonemann un des grands créateurs de bijoux de notre temps, qui a ce don rare de pouvoir concilier une conception des plus originales et de téméraires expériences avec des matériaux qui semblent bien loin de cet univers où le luxe se marie avec l'esthétique la plus raffinée. C'est un très bel ouvrage pour un très plaisant créateur, dont l'envie nous vient de connaître ses nouvelles oeuvres dans un futur proche.
Carlo Zinelli, Florence Millioud Henriques, Ides et Calendes, 120 p., 24 euro.
Cet artiste hoirs norme est né à San Giovanni Lupatoto en Italie en 1916. Tout ce qu'on apprend de sa vie est qu'il été garçon de ferme puis qu'il a travaillé dans un abattoir ; puis qu'il a participer à la guerre d'Espagne dans le corps des chasseurs alpins (il n'y est resté là-bas que deux mois). Ses supérieurs ont pu constater un comportement quelque peu excentrique et l'avaient mis aux arrêts. Réformé, il commence à sombrer dans la noire spirale de la psychiatrie. Entre 1941 et 1947, il connaît des crises aigües qui le conduisent à l'asile de manière régulière. Dans un premier temps, il écrit sur des murs ou par terre. Ce ne sont que des graffiti. A partir de 1957, il peut utiliser de la gouache et des crayons. Cette activité » artistique est constante et n'a été interrompue que par sa mort à l'hôpital de Chievo en 1974. On retrouvera alors quelques deux mille oeuvres. Dans un premier temps Zinelli a voulu remplir jusqu'à saturation la surface qu'il a utilisée, un peu comme le font la plupart des gamins, avec une foule de personnages disposés dans tous les sens, sans que des scènes bien définies apparaissent. Ce genre de composition est assez commun dans l'univers de la folie, mais aussi de l'enfance. Mais, petit appétit, son univers plastique s'organise un peu et présente des scènes précises (même si elle demeure dans cette zone entre raison et déraison) : Sa Barque rouge (1958-1959) appartient à un univers ou tout est étagé, mais l'embarcation est beaucoup plus grande que le reste, avec un grand oiseau, rouge lui aussi, posé sur la poupe.
Ses Quatre hommes et huit oiseaux sur un fond orangé (vers 1960) est l'une de ses plus belles créations, et aussi l'une des plus structurées, avec ce défilé qui fait penser aux inscription hiéroglyphiques égyptiennes. Toutefois, il en revient souvent à des mises en scène plus chargées et contenant néanmoins des scénettes indépendantes les unes des autres. Et il reproduit ses « défilés » avec des personnages souvent différents, mais toujours peints en noir. Il lui arrive aussi de peindre des scènes oniriques uniques, de caractère surréaliste, comme Le Bateau (vers 1963), qui est une petite merveille. S'il réutilise souvent des formules maintes fois essayées, son oeuvre ne cesse jamais d'évoluer. On y voit surgir de plus en plus de hautes figures, souvent noires, mais pas toujours et le thème du cavalier devient récurrent. Ce qui prouve que son oeuvre n'est pas statique et répétitive comme chez beaucoup d'autres oeuvres présentées au musée d'Art brut de Lausanne. Carlo Zinelli mérite d'être découvert et de faire son entrée dans ce genre de musée, car s'il a été dément, il n'en a pas moins été un artiste.
Les Chevaux de Rimbaud, Alexandre Blaineau, « Arts équestres », Actes Sud, 192 p., 22 euro.
La seconde partie de l'existence d'Arthur Rimbaud, celle où il n'écrit plus de poésie, fascine, mais elle demeure relativement mal connue. L'auteur s'est attaché à nous relater ces années où l'auteur de Une saison en enfer travaille dans des régions reculées et exerce toutes sortes de métiers. Tout commence à Chypre, devenue depuis peu une colonie anglaise. Il connaissait déjà l'île depuis l'époque où à Alexandrie, il a exercé la fonction d'interprète dans une carrière de pierre. Frappé par la fièvre typhoïde, il rentre à Marseille pour se soigner et il retourne à Chypre où il devient chef d'équipe dans le chantier de construction de la résidence du nouveau gouverneur. C'est là qu'on le découvre pour la première fois en tant que cavalier, car le bâtiment est édifié sur une éminence. Là, Alexandre Blaineau fait une grande parenthèse pour digresser sur le thème du cheval, dans ses « Ornières », rédigées entre 1873 et 1875 et s'interroger sur le thème du cheval bleu. Il en vient à évoquer le groupe du Blaue Ritter créée par Vassili Kandinsky et les nombreux chevaux peints par Franz Marc. Cela me paraît un peu hors de propos car toutes ces oeuvres sont bien postérieures. Les chevaux de Paul Gauguin auraient suffit à faire une analogie qui, de toute façon, ne s'impose guère.
On retrouve ensuite Rimbaud en décembre 1880 dans le désert des Somalis, de Zeilah à Harar en seize épuisantes étapes. C'est à cheval qu'il accompli ce trajet aussi difficile que dangereux. Il est alors employé à Barr-Asjam par un commerçant ardennais Alfred Bardley, qui dirige la société Viannay, Bardley et Cie. Les deux hommes vont souvent chevaucher ensemble à Harar. Après quoi l'auteur nous parle de la race de chevaux abyssins Galla. Tout le livre alterne par la suite commentaire sur différents types de la race chevaline et les dernières années de l'existence de Rimbaud. Et lui arrive d'écrire un chapitre qui renvoie au passé, comme par exemple la période de la Commune de Paris. Ces incises surprenantes ne sont pas absurdes, mais elles sont mal construites. On perd vite le fil de ce qui paraissait être le destin du poète qui a voulu aller se perdre dans l'Afrique la plus ingrate qui soit. On le retrouve avec l'explorateur Henri Lancereau se rendre sur le plateau de Boubassa, dont l'accès n'est pas aisé et où ils risquent d'être attaqués. Après quoi, il nous parle du voyage en Orient de Flaubert et des périples des grands précurseurs qui ont établi la géographie de cette vaste région. Bref, il y a dans cet ouvrage des passages passionnants, qui peuvent donner un éclairage nouveau sur les menées du poète, avec des documents précieux en dehors des lettres à sa soeur qui sont bien connues. Mais on se lasse de toutes ces variations sur le thème et sur des indications rétrospectives pas nécessairement utiles, ou alors mal placées dans le corps du récit. Là, la faute est aussi celle de l'éditeur. Tout cela aurait pu être assez aisément corrigé. Le livre est néanmoins intéressant car il apporte toutes sortes d'informations précieuses comme, par exemple, la rencontre de Rimbaud avec le peintre Auguste Raffet (de loin son aîné, car il est mort en 1860) par écrits interposés (Paul Verlaine fera d'ailleurs cette même « rencontre »). Donc on aurait tort de trop vilipender Alexandre Blaineau car, si l'on saute quelques passages mal agencés, il a été tout de même en mesure de montrer Rimbaud tel qu'en lui-même dans cette aventure aux confins d'un enfer effrayant bien terrestre et qui finit par le détruire impitoyablement.
La Maison allemande, Annette Hess, traduit de l'allemand par Stéphanie Lux, Actes Sud, 400 p., 23 euro.
C'est la période Noël. Il neige. L'héroïne de ce roman s'appelle Eva. C'est la fille cadette d'un restaurateur de quartier de Francfort-sur-Main, Ludwig Burhn qui est aidé par sa femme Edith. Elle a décidé de se marier avant sa soeur aînée Annegret et quand commence l'histoire (marquée par un incendie dans les environs), elle attend son fiancé, Jürgen Schoomann, fils d'un directeur de vente par correspondance, qui doit venir déjeuner au Deutsches Haus de ses parents. Elle est contactée pour un travail de traduction, la candidate sélectionnée ayant renoncé à cet emploi. Jürgen est opposé à ce qu'elle prenne ce travail. Mais elle décide de l'accepter et participe à ce procès attenté à vingt-et-un anciens responsables du camp d'Auschwitz. Bien sûr, tous les inculpés se déclarent innocents des crimes qu'on leur impute. C'est le second procès de ce genre qui est célébré, cette fois au début des années soixante. Eva est de plus en plus troublée par les témoignages des rescapés venus témoigner à la barre. Parallèlement elle continue son existence familiale et surtout les relations avec Jürgen, qui lui offre une bague de fiançailles et qui est déterminé à l'épouser. Les choses ne sont pas simples car tous ces événements réveillent des souvenirs malheureux et provoquent une gêne évidente. Le père de Jürgen avait été arrêté et incarcéré avant la guerre pour ses opinions politiques.
Le procès se prolonge et continue au début du printemps. Les incidents qui ont lieu, les dénégations des accusés qui, souvent, semblent complètement se désintéresser de l'affaire, les descriptions terribles que font les survivants de ce lieu maléfique, tout cela l'affecte peu à peu. Après tant de témoignages et de contestations de ces derniers, la cour décide qu'on se rende sur les lieux. C'est une épreuve pour beaucoup, mais surtout pour Eva, qui est bouleversée. Et son malaise devient encore plus grand quand elle finit par apprendre que son père avait été cuisinier dans ce camp de la mort. Pour elle, tout se révèle inconcevable. Même l'idée de son mariage avec Jürgen (qui aura lieu malgré tout, le roman se terminant par un happy end). Après ce voyage en Pologne, on en arrive aux condamnations. Celui qu'on surnommait « le Monstre » obtient une peine relativement légère étant donné les crimes qu'il a commis et les autres sont condamnés avec une relative indulgence et trois peuvent sortir libres. Cette longue fiction (parfois trop longue, avec des passages qui auraient pu être écourtés) est révélatrice d'une prise de conscience lente et laborieuse de la nouvelle génération allemande dans les années soixante, qui découvre l'ampleur des méfaits commis par leurs parents au nom d'une idéologie qui ne laissait aucune place à l'humanité. C'est une oeuvre romanesque bien faite et la vivacité du style d'Annette Hess compense l'excès de réalisme convenu qui sous-tend cette histoire.
Regards paranoïaques - la photographie fait des histoires, Martine Ravache, préface de Mireille Calle-Gruber, Editions du canoë, 240 p., 24 euro.
L'auteur part d'une constatation assez commune : la photographie, et surtout le portrait, engendre une distance. On ne se reconnaît pas tout à fait quand on regarde le cliché qui vous représente et, par ailleurs, toutes sortes d'incidents peuvent altérer ou transformer l'image. Martine Ravache n'hésite pas à rapprocher l'exercice de la photographie (quel qu'il soit) de la méthode paranoïa-critique de Salvador Dalì. C'est sans doute excessif, mais sert à mettre l'accent sur la métamorphose qui se produit dans une photographie qui peut sembler des plus banales ou « transparentes ». Elle n'apporte pas de définition précise de la paranoïa, mais est convaincue qu'on est souvent frappé par le soupçon que quelque chose se cache derrière les apparences. Après ce prélude, elle commence son ouvrage par une rencontre avec Gisèle Freund. Elle a été celle qui avait associé l'art du portrait photographique et l'amour de la littérature. Notre auteur relate cette rencontre et aussi la célébration de son quatre-vingt-dixième anniversaire.
Mais, ensuite, elle s'attache à montrer comment elle travaillait en confrontant deux clichés : l'un de Julia Margaret Cameron représentant Julia Duckworth (à l'époque de son premier mariage car elle s'est remariée et est devenue alors la mère de l'auteur d'Orlando) et l'autre de Gisèle Freund, qui montre Virginia Woolf en 1939, deux ans avant son suicide. La mère et d'une grande beauté et a été le modèle pour L'Annonciation d'Edward Burne-Jones. Les deux femmes se ressemblent. Martine Revanche est tentée d'affirmer que Gisèle Freund a introduit la dimension littéraire de son modèle dans ce portrait célèbre plein de mélancolie. Ce qui nous étonne, c'est la différence entre le visage que nous avons de l'écrivain et ce qu'elle pensait d'elle-même dans son Journal. Dans un chapitre suivant, elle s'interroge sur l'introduction de la couleur. Elle est persuadé sue le noir et blanc permettait d'échapper un peu à la réalité commune telle que nous la percevons (et je la crois volontiers). La découverte de cette technique est assez ancienne (les frères Lumière l'ont mise au point en 1912) et quelques grands photographes (tel Lartigue dès 1920) ont souhaité l'expérimenter. Elle examine ce qui est positif dans cette découverte et ce qui ne l'est pas. Puis elle s'interroge sur ce qui rend une photographie inoubliable, entre dans votre vie intérieure et n'en sort plus. Elle prend pour exemple une des photographies américaines d'Henri Cartier Bresson et des portraits d'Irving Penn. Elle donne aussi en exemple le travaille d'Eric Rondepierre, qui transforme un arrêt sur image d'un film « en une oeuvre d'art ». Elle en vient à parler du fameux Baiser de l'Hôtel-de-ville de Robert Doisneau, qu'il avait pris en 1950 à la sauvette. L'auteur souligne l'authenticité de ce cliché, qui n'est pas une composition ; elle a même rencontré les deux amoureux, qui lui avaient attenté un procès (le premier du genre) revendiquant leur « droit à l'image ».
Le photographe « voleur » a fini par être condamné. Malgré cela, cette photographie est passée à la postérité alors que le thème a été maintes fois exploité. En somme ce livre ne nous apprend pas beaucoup de chose sur la paranoïa dans son rapport à l'art de la photographie, mais plutôt sur les innombrables questionnements que nous pouvons avoir entre le pré »tendu réel et sa reproduction sur papier (désormais dans une autre dimension !). Le livre se lit avec beaucoup de plaisir et nous allons de découverte en découverte tout en nous posant de nombreuses questions, guidés par l'auteur, sur cette relation ambiguë entre le visible ou vécu et leur reproduction.
L'Île des enfants perdus, Nicolas Chaudun, Actes Sud, 192 p., 18,80 euro.
On l'a oublié, mais il a existé à Belle-Île-en-Mer une triste colonie pénitentiaire nommée Haute Boulogne où étaient enfermés aussi des enfants. Trois ans plus tard, un décret biffure le terme « colonie pénitentiaire » et le remplace par « maison d'éducation surveillée » et on ne doit plus parler de colons, mais de pupilles. Une mutinerie tragique y a eu lieu en 1934. Cette terrible affaire a inspiré Marcel Carné et Jacques Prévert, qui y sont allés au printemps 1947 pour tourner un film tiré de cet événement qui a défrayé la chronique. L'auteur a décidé de relater ce tournage où Serge Reggiani tenait le premier rôle, celui d'un des mutins qui était parvenu à s'échapper. Arletty et Anouk Aimée y tiennent aussi des rôles importants. L'auteur enquête sur ce film qui n'a jamais pu être terminé et dont il ne reste que quelques photographies, mais pas un seul rush. Le film s'est intitulée au départ L'Île des enfants perdus, puis a été rebaptisé La Fleur de l'âge. L'auteur entreprend une enquête sur cette aventure qui a si mal fini à cause du climat, mais aussi de grèves et de divers incidents.
Le mystère est la disparition complète de ce qui a pu y être fait. Jacques Prévert avait écrit le scénario entre 1935 et 1936. A L'époque, il collaborait avec Jean Renoir, mais on ignore s'il lui avait proposé ce projet. Il a dû attendre la Libération pour le ressortir de ses tiroirs. L'auteur ne se contente pas de relater l'histoire de cet échec de Carné et de Prévert. Il parle du contexte politique et social de l'avant-guerre et puis de l'Occupation. A ce propos, je trouve ses jugements sur le rôle d'Alfred Greven et de sa société de production allemande La Continental assez erroné : il n'a pas fait de films de propagande (comme on le lui avait demandé en haut lieu) et il n'a pas produit de niaiserie. L'Assassinat du père Noël est un excellent film. Le Corbeau est un chef-d'oeuvre et a déplu aux milieux de la collaboration. Simplet est un film comique réussi. Et je ne parle pas des adaptions des romans de Georges Simenon. Henri Decoin, Michel Tourneur, Henri-Georges Clouzot et André Cayatte, pour ne citer qu'eux, ont pu y faire des longs métrages de qualité. Trente films ont été produits sous ce label, avec bon nombre de grands acteurs comme Raimu, Pierre Fresnay, Danielle Darrieux, Fernandel, Michel Simon, Gérard Philippe pour ne citer qu'eux. L'énigmatique Greven rêvait de faire de la France l'alternative d'Hollywood dans un esprit spécifiquement français. A noter que l'auteur se trompe quand il affirme que pendant l'épuration, Arletty n'a écopé en 1946 que d'un « petit blâme » - en fait, elle a été interdite de travailler pendant trois ans, ce qui a failli briser sa carrière. Elle a heureusement pu jouer dans Les Enfants du paradis avant cette condamnation. Fermons cette parenthèse historique et revenons à l'ouvrage, qui consacre de longues pages sur la personnalité et la carrière d'Anouk Aimée. Nous suivons les mésaventures de Marcel Carné qui sont tragi-comiques, mais qui ont amené à l'arrêt du tournage. C'est sans doute un détail de l'histoire du cinéma, mais c'est une enquête passionnante, qui peut intéresser un lecteur qui n'est pas nécessairement cinéphile.
Les Assassins, Bernard Lewis, traduit de l'anglais par Annick Pélisier, préface de Maxime Rodinson, « Le goût de l'histoire », Les Belles Lettres, 240 p., 13, 50 euro.
Ce livre publié en Grande-Bretagne en 1967 a sans cesse été réédité. Et il est vrai que le sujet fascine et ce grand spécialiste du monde islamique a traité là d'une question qui a toujours intrigué et a été entouré de légendes. Le premier à m'avoir parlé de cette secte peu recommandable a été Brion Gysin, qui s'était pris de passion pour l'histoire des Haschischins. Marco Polo en a parlé dans Il milione. Cette secte d'ismaëliens de Syrie a une histoire qui remonte sans doute au XIe siècle (d'aucuns datent sa création en 1090). Elle a fait trembler les Persans et les Mongols aussi bien que les croisés conduits par Richard-Coeur-de-Lion. Cette secte chiite aurait été fondée en 1090 par Hassan ibn al-Sabbah, qui a nommé ses disciples « Assassilyoun », ce qui signifie fidèles aux fondements de la foi. Le terme persan a sans doute conduit en partie à cette appellation qui donne froid dans le dos : les Assassins. Cet homme a fait appeler à sa cour de jeunes hommes rêvant de devenir chevaliers. Il les fait s'initier à l'art de la guerre, aux écritures saintes, aux langues étrangères, aux sciences et aux mathématiques.
Les plus doués et convaincus d'entre eux avaient le droit de pénétrer (une fois endormis) dans le fabuleux jardin décrit par Marco Polo où les recevaient de jolies jeunes femmes très prévenantes. Revenus à la réalité Hassan leur promet que leur soumission absolue leur permettra de revenir, s'il mourrait, vivre dans ce jardin fabuleux. Hassan en a fait des meurtriers capables d'affronter la mort sans crainte. Il en a fait aussi une arme politique, multipliant les meurtres de ses ennemis ou de ceux qui lui faisaient de l'ombre. Leur forteresse d'Alamut était réputée inexpugnable. Cet ordre a été redouté de tous car ses adeptes n'avaient pas peur de la mort. Le Vieux de la Montagne, comme on surnommait Hassan, n'hésitait pas à demander à ses suiveurs de se donner la mort sur le champ devant un ambassadeur. De plus, pour conclure une alliance, il promettait à son interlocuteur venu conclure un pacte de mettre fin aux jours de ses ennemis.
Henri de Champagne, le neveu de Richard d'Angleterre, en a été le témoin. Mais l'histoire et l'imaginaire se sont vite conjugués et même confondus et peu de textes d'époque relatent les méfaits des membres de cette secte. L'existence de cette secte n'a pas duré plus de soixante-quinze ans. Bernard Lewis relate dans cette riche étude, avec la plus grande précision, des faits connus, cette histoire assez complexe. Ses armées si redoutées, impitoyables, ont fini par être détruites. Mais le mythe, lui, n'a fait que croître et prospérer, d'autant plus que l'Aga Khan est réputé être le descendant du chef de cette société secrète. L'actualité récente montre, hélas, à quel point les vues messianiques et les méthodes coercitives d'Hassan ont pu être réutilisées et dévoyées à des fins politiques, mais sans constituer une étrangeté dans la tradition musulmane.
Aux gens du livre, essais et nouvelles, Peter Esterhàzy, traduit du hongrois par Agnès Jàrfàs, Exils, 184 p., 18 euro.
Ce n'est pas une nouveauté et je fais une exception pour parler de cet auteur hongrois connus que de quelques lecteurs avisés et surtout du premier texte qui y figure dans ce volume. Peter Esterhàzy (1950-2016) est sans l'un des grands auteurs hongrois e l'après-guerre. Son oeuvre a été traduite en français et il a reçu plusieurs prix importants. Je vous recommande de rechercher cet ouvrage ne serait que pour le premier texte qui y figure, « Chez moi ». C'est l'histoire fantasque d'un écrivain qui arrive à ciseler la dernière phrase de son manuscrit, établit le rapport avec la première et finit par gloser sur toutes les manières qu'il a d'établir un rapport physique et psychique avec la page, les mots, tout ce qui compose l'existence de l'écrivain dans son harassant labeur qui est un combat de Titan avec toutes les phrases dont il a besoin pour mettre en scène ce qui lui trotte dans la tête.
C'est drôle et impertinent, et surtout très loin de tous les poncifs dont on entoure cette curieuse ambition de vouloir consigner par écrit des histoires ou des idées (ou les deux à la fois) pour qu'autrui puisse s'en repaître ou s'en indigner. C'est irrésistible et rédigé avec un humour et une science sans égal. Je vous recommande aussi de vous plonger dans « Voulez-vous voir la ville dorée de Budapest ? », qui est un hommage au grand écrivain tchèque Bohumil Hrabal : le titre pastiche celui d'une de ses oeuvres les plus connues : Voulez-vous voir la Prague dorée ? (1989) Il n'y parodie pas le style si particulier de cet homme de lettres hors du commun, mais tente de traduire son esprit en prenant pour modèle Budapest, sa ville natale, qui est tout sauf dorée ! On peut parler ici de pépite littéraire. IL y fait aussi un portrait de Danilo Kis, écrivain serbe venu s'installer en France, qui est plutôt ironique et même railleur, où il fait parler ce dernier à la première personne. C'est féroce et brillant. Et n'oubliez pas cette nouvelle pleine de verve et de vitalité, d'humour caustique et de fantaisie qu'est « La merveilleuse vie de Barbe-Bleue ». Je n'en dirai pas plus : c'est un auteur que j'ignorais et je dois battre ma coulpe devant vous tous ! Dommage que les éditions Exils n'aient pas continué à le publier !
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Gérard-Georges Lemaire 17-10-2019 |
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Verso n°136
L'artiste du mois : Marko Velk
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