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[verso-hebdo]
24-09-2020
La chronique
de Pierre Corcos
De la B.D. à Picasso
Si le voyageur passant par Angoulême et ignorant son célèbre Festival international de la bande dessinée (FIBD) ne perçoit pas le lien privilégié que cette ville entretient avec le (sic) « neuvième art » (selon le père de Lucky Luke et Pierre Vankeer), alors il est distrait comme le Ménalque de La Bruyère ! Toutes les plaques des rues en forme de phylactère, une vingtaine de fresques murales se référant à la BD (« La fille des remparts », magnifique, signée Max Cabanes), des statues colorées de ses personnages, des volées d'escaliers où ils apparaissent, et ici un buste en bronze d'Hergé, là un édifice ou un site ou une passerelle évoquant un créateur dans cet art, une vignette dans un coin, un « strip » dans un autre... Puis bien sûr les écoles de B.D., de mangas, et la moderne Cité internationale de la bande dessinée et de l'image, comprenant le Musée de la Bande dessinée : peut-on vraiment faire plus ?
Dans ce musée, une exposition sur Lewis Trondheim (jusqu'à fin décembre) d'où l'on retiendra que l'idée, la créativité, l'audace par rapport aux conventions représentatives restent de fortes valeurs dans la B.D., et cela même avec une sidérante économie de moyens dans le trait ; et une autre exposition sur Calvo, un « ancien », nous rappelant que le neuvième art a voulu se mettre au service des causes antifascistes, antinazies... Les collections permanentes, incomplètes quoique importantes, tendent bien sûr à nous montrer l'ancienneté, la diversité, la quête permanente d'expressivité de cet art populaire. On y découvre également le travail habituel du bédéiste qui, partant d'un crayonné flou, y cherche la ligne la plus juste, la plus énergique, et compose au mieux, dans sa vignette, les différents éléments, en tenant compte des phylactères éventuels et de leur place. On s'arrête enfin sur ce concept de « klare lijn » ou « ligne claire » (Joost Swarte), susceptible d'intéresser n'importe quel plasticien. Et soudain, en fin de visite, on tombe sur une citation de Picasso ayant dit qu'il aurait dû faire de la bande dessinée... Cette boutade paraît d'abord incroyable, excessive. Mais, peu à peu, rassemblant un certain nombre d'observations que l'on avait précédemment notées, et se rappelant qu'au Musée Picasso à Paris l'on peut actuellement voir une exposition (jusqu'au 3 janvier 2021) intitulée Picasso et la bande dessinée, on a bien sûr envie de clarifier ce lien esthétique supposé entre Picasso et le neuvième art ; et pas seulement sur la récupération par la B.D. du personnage mythique Picasso et des formes identifiables qu'il a créées.

Dans le contexte socio-économique actuel, cette exposition parisienne pourrait bien sûr être interprétée comme une légitimation supplémentaire de la B.D., laquelle ne sera pas sans incidences sur le marché de l'art et les prix atteints déjà par les planches originales d'un Hergé ou d'un Bilal par exemple. Certes... Mais laissons là les considérations boursières, et venons-en à ces influences réciproques Picasso/B.D. Elles sont patentes, et bien montrées ici, dans le sens prévisible où Picasso a été inspirateur des auteurs de B.D. (comme personnage, en effet, on le retrouve chez Gotlib, Art Spiegelman, Reiser, Clément Oubrerie, etc., en outre ses oeuvres se voient reprises ou évoquées par Milo Manara, Hergé, Edgar P. Jacobs, etc.). Picasso est inspirateur également d'artistes contemporains travaillant sur des formes monumentales « bédéisantes » (on découvre Richard Fauguet, Sergio Garcia Sanchez, Émilie Gleason, François Olislaeger, Marina Savani, etc.). Bien, mais dans le sens B.D./Picasso ?... Les commissaires d'exposition, Vincent Bernière et Johan Popelard, ne se sont pas défilés devant la périlleuse tâche de montrer en quoi, comment, par quels biais le neuvième art a pu inspirer Picasso. Il ne suffit pas de rappeler le goût, voire la passion de l'artiste pour les « comics » américains (et Gertrude Stein fut bonne pourvoyeuse dans ce domaine), dont il apprécie l'humour, la créativité, les dimensions de culture populaire. Dès 13 ans déjà, il avait produit lui-même des petits journaux illustrés et, plus tard, dans certains dessins on retrouvera des bulles, des constructions graphiques en séquences et une propension à l'humoristique déformation : des manières B.D. contribuant à malmener les représentations académiques. Dans Songe et mensonge de Franco, une série de gravures réalisée en 1937, en deux planches et dix-huit cases, il réalisait une bande dessinée caustique, étonnante, que l'on retrouve ici.
Par ailleurs, pour donner à voir, pour découvrir des convergences bédéiste/Picasso dans le geste rapide, intuitif et la recherche de la ligne la plus expressive, l'exposition met en parallèle le célèbre film Le Mystère Picasso (Henri-Georges Clouzot - 1955) et les façons de travailler par exemple d'un Hergé (« ligne claire » ?). Enfin, la dimension caricaturale absolue de certaines B.D., participant à une esthétique de la « défiguration », en même temps que leur recherche typique de la ligne essentielle, laissent entrevoir de quelles façons - tout comme Goya ou l'art africain ont inspiré l'artiste - certains types de bandes dessinées ont pu nourrir un Picasso, qui a pleinement été un homme de son temps et ses médias...
En parcourant cette exposition et en se rappelant l'univers de la B.D. synthétisé à Angoulême, on peut se demander si finalement la juvénilité du neuvième art n'a pas contribué aussi à cette fraîcheur, à cette jouvence de l'inspiration qui caractérisèrent Pablo Picasso jusqu'aux derniers moments de sa vie.
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
24-09-2020
 

Verso n°136

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