Jusqu'au 6 décembre, Le Bal nous propose une exposition des photographies (période 1968-1992) de l'artiste brésilien Miguel Rio Branco, né en 1946, une figure importante de la création contemporaine au Brésil, photographe de l'Agence Magnum mais aussi peintre et cinéaste. En revenant sur la première période de sa carrière, cette rétrospective conçue par Alexis Fabry et Diane Dufour, commissaires de l'exposition, permet au visiteur de ressentir à quel point ce peintre que Rio Branco fut à ses débuts et que, sans doute, il n'a jamais cessé d'être, a influé sur le photographe... Et à quel point cette peinture est investie elle-même par une représentation globale du monde, que l'on pourrait sans doute résumer ainsi : excessives, sidérantes, les forces de vie (intensités) et de mort (fragmentation), sans cesse entremêlées, outrepassent ce que nous pourrions dire, nommer. Il ne reste que l'image pour l'exprimer...
Les petites photographies en noir et blanc du rez-de-chaussée nous mettent sur la voie : à l'évidence Rio Branco n'est pas plus intéressé par les « clichés » sur le Carnaval de Rio que par la seule expressivité à éventuellement extraire de la misère sociale, de la détresse. Et au sous-sol, les ombres et les noirs épais, la composition des oeuvres, la saturation des couleurs témoignent du peintre converti à la photographie... Dans Mexique, 1985, pièce étonnamment plastique, c'est à la fois un tableau d'inspiration constructiviste et un autre pouvant être qualifié de matiériste qui se superposent pour, en quelque sorte, « commander » la structure et le contenu de la photographie. Deux obliques (la base d'un mur et la ligne d'une dalle) se croisent et, sous l'une d'entre elles, un cercle en perspective est délimité par de la chaux : cette composition en cercle et triangles évoque une affiche constructiviste. Par ailleurs, la rugosité du mur, bien rendue par les ombres verticales, répond à un autre effet de matière, plus doux, propre au sol : même si la photographie est en noir et blanc, on peut penser à tel tableau de Fautrier ou aux Matériologies de Dubuffet. Seul le soulier d'un enfant, qui sort d'une ouverture, crée l'anecdote... Et cette autre photographie montrant du lait répandu sur le sol ? C'est surtout une tache blanche sur deux bandes superposées, l'une noire et l'autre grise. Mais, pour le critique Jean-Pierre Criqui, dans son texte Le Couteau par terre, publié dans le livre accompagnant l'exposition, le sol vaudrait également comme archétype : « Apothéose des sols, les photographies de Miguel Rio Branco regardent plus volontiers vers le bas que vers le haut. Peu de ciels ou d'horizons dans ces vues où la terre attire tel un aimant, jusqu'à l'engloutir, tout ce qu'elle supporte ». Cette interprétation complète l'inspiration picturale du photographe brésilien, qui peut déjà se ressentir par l'usage qu'il fait des couleurs complémentaires : ce gros plan sur le visage d'un être pensif aspirant une bouffée de cigarette oppose l'orange foncé du visage et le bleu pâle de la chemise (Salvador de Bahia 1979). Et les trois photos d'indiennes, assises sur un banc et adossées à un mur, combinent l'étonnant pourpre violacé de la paroi aux jaunes des vêtements. Par ailleurs, qu'il s'agisse de photographies en noir et blanc ou en couleurs, une masse significative de noir accompagne les autres couleurs de sa palette. Miguel Rio Branco dit : « Je ne suis pas un coloriste comme Matisse, ma vision est plus sombre, à la manière de Goya ».
Bien entendu, on peut interpréter ce genre d'auto-appréciation à un niveau qui n'est pas seulement chromatique, mais également global, comme « représentation du monde » : la connotation morale de l'adjectif « sombre » et les thèmes de l'oeuvre goyesque y invitent. En habitant dans le quartier de Pelhourihno, à Salvador de Bahia, le photographe avait choisi un quartier insalubre, misérable, où végètent des familles pauvres et des prostituées. Mais pour autant, il n'a pas eu envie de faire un reportage sur ce quartier, ou sur la prostitution : « ... je me suis laissé porter. Au fil des mois, un lien s'est tissé avec ceux que je photographiais. Ils me demandaient souvent de faire leur portrait que je retrouvais exposé chez eux. Dans ces murs, comme nulle part ailleurs, j'ai vu s'incarner la violence de l'histoire », confie-t-il. Et ce n'est pas un hasard si Miguel Rio Branco avait auparavant vécu dans les quartiers déshérités du sud-est de Manhattan... Pourtant, on s'abuserait à inférer de ces choix la promotion d'une esthétique naturaliste. Il suffit d'imaginer un instant tout ce qu'il aurait pu photographier dans ces endroits sinistrés, et voir ce qu'il nous montre en fait pour comprendre qu'ici l'enjeu esthétique, voire éthique, se situe au-delà du document naturaliste. Il avoue d'ailleurs : « Toute photographie est par nature un document, mais mon intention n'a jamais été de documenter. Je capture par la photographie des fragments dissociés, épars du réel, tentant de répondre viscéralement à une question : pourquoi la vie doit-elle être cela ? ».
Brésil. De ce bois couleur braise le pau-brasil... Brésil, touffeur et décomposition, érotisme et mort, exubérance et carbonisation. L'excès polymorphe par quoi le pays explose, Miguel Rio Branco le traduit esthétiquement par ce « réalisme exorbité ».
Préférant au Brésil documenté un Brésil comme métaphore de la vie. Insoutenable, quand on s'approche de son coeur en fusion...
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