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[verso-hebdo]
28-02-2019
La chronique
de Pierre Corcos
L'actuel et l'intemporel
Sans doute plus que le cinéma et avec moins de moyens, le théâtre est parfaitement capable d'être une tribune, comme le disait Victor Hugo (préface de Lucrèce Borgia), d'être en prise directe avec l'actualité, de se suffire de la dimension de l'actuel, autant qu'il peut totalement l'oublier et, entraînant l'imagination, s'enfoncer dans l'ineffable de l'intemporel... La mise en scène doit alors trouver une esthétique adéquate à ces deux rapports au temps.

Peur(s) de Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre, dans la mise en scène tonique, vigoureuse de Sarah Tick (jusqu'au 2 mars au Théâtre de l'Étoile du nord) pose la question, très actuelle, de la sur-réaction d'un État - en régime normalement démocratique - quand il est attaqué par le terrorisme sur son territoire. Mais la question pourrait également se poser pour des mouvements sociaux... Jusqu'où la répression, la « prévention » peuvent-elles aller sans mettre à mal les libertés publiques, contrevenir aux droits fondamentaux de cette démocratie ? L'histoire de ce matricule 10005, arrêté en Bosnie en décembre 2001 parce qu'accusé d'avoir fomenté un attentat contre l'ambassade américaine de Sarajevo, qui fut incarcéré puis innocenté par la justice bosniaque, mais livré tout de même aux services de renseignements américains, et enfin transféré dans la prison de Guantanamo où il restera sept ans ( !) sans avoir été jugé, cette histoire rencontre celle d'un tenace et courageux avocat de la défense (Steve Oleskey) qui obtient enfin la libération du détenu au nom simplement de l'Habeas corpus (évitant l'arbitraire de la détention par la justification judiciaire de celle-ci), un avocat qui s'avère une belle figure du Droit, incarnant l'idéal démocratique. Ces deux histoires se fondent elles-mêmes dans l'Histoire, hélas riche en iniquités, arbitraires et injustices au nom de la « raison d'État », du cas Dreyfus à Guantanamo... Théâtre percutant qui enchaîne en « prestissimo » les scènes, joue sur la modernité réaliste du décor et un éclairage qui découpe les séquences, théâtre de l'actuel qui intègre la télévision, fait référence à des situations avérés, Peur(s) tient de la pièce documentaire et engagée, mais qui invite de manière pressante le spectateur à se situer par rapport aux peurs collectives, et à ce à quoi il serait prêt à renoncer en matière de droits pour garder son relatif confort. La mise en scène de Sarah Tick, outre son montage presque cinématographique, associe ingénieusement ces histoires croisées à des musiques au halo affectif différencié. Les sept comédiens sont convaincants dans leur rôle, qui a tout d'une mission... Et l'on se prend à rêver de l'extension d'un théâtre qui porte, à chaud, sur la scène les contradictions et débats les plus actuels de notre société.

Si l'on oublie un peu la grossesse d'une part et, d'autre part, l'agonie, le surgissement de la naissance d'un côté, et le trépas de l'autre ont quelque chose d'incroyable, de stupéfiant, comme tout passage du néant à l'être et l'inverse... Et ce n'est pas seulement le propre du philosophe de s'étonner - comme le disait Platon dans le Théétète -, le poète également peut entretenir cet étonnement, auquel l'homme bien adapté s'empresse à tort de renoncer. Dans son oeuvre Melancholia I, le grand écrivain et dramaturge norvégien Jon Fosse fait ainsi dire à Vidme, qui est un peu son double : « Être croyant ce n'est pas être sûr de soi, c'est n'être sûr de rien, c'est être dans un état d'étonnement où l'on distingue une lumière, c'est voir quelque chose qu'on ne comprend pas ». L'adaptation et la mise en scène du roman de Jon Fosse, Matin et soir, par Antoine Caubet (c'était jusqu'à dimanche dernier au Théâtre de l'Aquarium), prennent totalement en compte la dimension visionnaire et presque mystique, ou fantastique, de cette oeuvre qui traite de la naissance et de la mort. Un intemporel où le monde des vivants et celui des morts ne peuvent se croiser qu'au travers des limbes et du spectral. Un matin et un soir : le premier matin de Johannes, son dernier soir, et entre les deux, quatre-vingt ans, qui ont filé comme un songe... Des sensations merveilleuses, éblouissantes des premières années jusqu'au lent oubli, à l'effacement progressif des derniers moments, Jon Fosse, de sa prose simple, épurée, épiphanique, transporte les spectateurs dans une sphère poétique hors du temps et de l'espace, même si l'on pourrait finement repérer chez ce poète « pétri de christianité » (son grand-père était quaker), et profondément norvégien par les paysages d'enfance intériorisés, nourri enfin de théâtre moderne (il a traduit Sarah Kane, Thomas Bernhard, Lars Noren), bien plus de références qu'il n'y paraît. Un plateau dépouillé, des corps immobiles, une lumière atténuée, des mots rares portés par des voix monocordes, le violoncelle mélancolique de Vincent Courtois : la mise en scène d'Antoine Caubet entend porter jusqu'à ses dimensions ultimes, voire ésotériques, ce texte de Jon Fosse sur l'ineffable du sentiment de la vie, de l'appréhension de la mort. Nul doute que cet intemporel extatique puisse ennuyer, ou angoisser, certains spectateurs. Mais pour ceux qui veulent accompagner Johannes (Pierre Baux) dans cet espace imaginaire entre la vie et la mort, la récompense sera ensuite l'étonnement philosophique, poétique et enfantin retrouvé en face du miracle de vivre.
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
28-02-2019
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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