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[verso-hebdo]
24-03-2016
La lettre hebdomadaire
de Jean-Luc Chalumeau
Kounellis et le sacré dans l'objet quotidien
Jannis Kounellis a quatre vingts ans ce 23 mars : la Monnaie de Paris lui offre, pour son anniversaire, une exposition aux allures de rétrospective car on y rencontre des pièces anciennes telles que la « Sans titre 1969 », hommage à Marat et Robespierre, ou surtout la réactivation de Da inventare sul posto (A inventer sur place, 1972). Sur une toile, l'artiste a tracé sur fond rose-orangé quelques notes de la Tarantelle du Pulcinella d'Igor Stravinsky : un violoniste joue ce fragment dès que des visiteurs pénètrent dans la pièce, pendant qu'une ballerine danse de manière improvisée. Le violoniste ne doit pas se déplacer tandis que la danseuse traverse la salle en diagonale, entre la toile et un mur de plaques d'acier sur lesquelles des manteaux noirs sont suspendus à des crochets, grossièrement reliés les uns aux autres par de la ficelle. L'ensemble a-t-il un sens ? La ballerine, à qui je pose la question, répond gentiment que, peut-être, Kounellis a voulu suggérer l'opposition radicale entre la culture bourgeoise (dont les signes sont ici Stravinski, la peinture, la danse classique) et le monde ouvrier (les gros manteaux noirs posés sur l'acier symbolisant des prolétaires spectateurs). L'hypothèse de la gracieuse jeune fille semble juste si l'on considère que toute l'exposition, principalement faite de matériaux bruts (charbon, plaques et poutres d'acier, sacs de jute...) offre un contraste saisissant avec le cadre, c'est-à-dire le marbre et l'or du somptueux hôtel de la Monnaie, splendide réalisation du style Louis XV.

Le Kounellis du XXIe siècle, devenu un monstre sacré de l'art contemporain, est donc resté fidèle au jeune Jannis qui, en 1967 à la galerie La Bertesca de Gênes, participait à la naissance de l'Arte Povera en exposant un tas de charbon. On se souvient des prouesses dialectiques du critique Germano Celant pour théoriser le nouveau mouvement : « et voilà les figures, écrivait-il doctement : l'amas comme amas, la coupe comme coupe, le tas comme tas... » L'art tautologique illustré par sa version « pauvre » était né, que Kounellis assume aujourd'hui avec autorité, si l'on en juge par le cartel présentant les morceaux de charbon attachés à des plaques d'acier (Sans titre 1991) de la salle Pisanello de la Monnaie : «  Un quintal de charbon, c'est un quintal de charbon, un point c'est tout » déclare-t-il. Au lecteur avide de comprendre, rappelons que Kounellis est un des représentants les plus actifs de la réaction européenne contre le pop art américain dans les années 70-80 : il se disait carrément « contre le monde d'Andy Warhol » et affirmait chercher « le monde dont nos pères du XIXe siècle, vigoureux et arrogants, nous ont laissé des exemples de formes et de contenu révolutionnaires. » Il ajoutait : « J'honore les morts en pensant, à propos de moi, que je suis un artiste moderne. »

Dès lors, comment interpréter les pièces plus ou moins ésotériques, non directement commentées dans le petit catalogue (accompagné par une version enfant qui tourne moins autour du pot), depuis la bassine à poissons rouges et la cage à rats jusqu'aux sommiers métalliques ? Il faut se souvenir d'une phrase de Jean-Louis Froment, commissaire de l'exposition Kounellis au CAPC de Bordeaux en 1985 : « L'art a besoin d'être conduit par des émotions illisibles pour apparaître ». Pas des émotions simples, donc, mais bien des émotions illisibles. Un excellent cas d'école vous est proposé dans la salle Arnauné de la Monnaie : Il n'y a là qu'un porte-manteau on ne peut plus banal, avec un manteau et un chapeau (Sans titre 2015). Mais attention : l'objet que vous avez failli prendre pour un readymade duchampien repose sur des « bases de fer ». Ces bases justifieraient le commentaire de l'artiste reproduit sur le cartel : « J'ai vu le sacré dans l'objet quotidien ». De deux choses l'une dans ces conditions : ou vous voyez à votre tour du sacré dans le porte-manteau de Kounellis, et vous êtes un véritable amateur d'art contemporain. Ou vous vous demandez si l'on se moque de vous et s'il est bien nécessaire d'installer cet objet dans un prestigieux lieu muséal, mais alors prenez garde. Car Kounellis a prévenu : « je n'ai jamais tué, mais je suis prêt à le faire si mes droits à la liberté sont menacés... » Ce sont là des propos d'homme  plutôt « vigoureux et arrogant », ne trouvez-vous pas ?
J.-L. C.
verso.sarl@wanadoo.fr
24-03-2016
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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