Ce qu'il en est de l'émotion au théâtre, entre la « catharsis » aristotélicienne et la « distanciation » brechtienne, reste l'objet de débats théoriques, voire de polémiques. Pour certains auteurs et metteurs en scène, l'émotion n'est qu'un feu de paille ne laissant dans la mémoire que peu de cendres, quand pour d'autres elle seule permet ce mouvement hors de soi (e-motio) du spectateur, incontournable. On peut mettre d'accord ces points de vue divergents sur une base minimale, en rappelant la célèbre formule de Peter Brook selon laquelle au théâtre, le diable c'est l'ennui... Par des effusions variées, deux spectacles ont éveillé des sentiments que notre monde pressé, numérique, fonctionnel anesthésie progressivement.
Un ami n'est-il pas cet être rare devant lequel on peut enfin et sans réticences penser à haute voix ? Et le sentiment d'amitié ne consiste-t-il pas dans ce délicat sentiment de partage, indemne des aléas du désir ?... Librement inspiré d'interviews, d'essais et d'un superbe livre, Nothing Personal, que le photographe Richard Avedon (1923-2004) et l'écrivain James Baldwin (1924-1987) ont composé ensemble, le spectacle Portrait Avedon-Baldwin : entretiens imaginaires (texte de Kevin Keiss et Élise Vigier, mise en scène d'Élise Vigier) partage avec les spectateurs l'effusion, tendre et ludique, d'un sentiment d'amitié entre ces deux hommes : l'un noir, protestant et homosexuel, l'autre blanc, juif et hétérosexuel. Les deux sont américains, célèbres dans les années 60, d'une extrême sensibilité, et critiques à l'égard de cette plus grande démocratie du monde qui fut tout de même responsable de l'extermination des Indiens et d'un esclavage des Noirs. Grande différence de vies des deux artistes, mais reconnaissance, estime réciproques... Le spectacle (jusqu'au 17 avril au Théâtre du Rond-Point) doit beaucoup aux interprétations de Marcial di Fonzo Bo (Avedon) et Jean-Christophe Folly (Baldwin). Les deux comédiens semblent s'apprécier autant, au moins, que les artistes en question, qui étaient ensemble au lycée dans le Bronx, furent amis d'enfance et purent si bien ensuite réunir leurs talents. Voilà de touchantes évocations de l'intime, de toute une époque, des projections de photographies, une danse affectueuse, humoristique, comme pour inciter le spectateur à sortir de sa réserve... Une telle chaleur du sentiment amical entre les deux protagonistes a-t-elle factuellement existé ? À vrai dire on s'en moque. Les affects de l'amitié et leurs effusions se subliment dans l'espace imaginaire de la scène, ils créent un tableau idéal où chacun peut à sa guise cristalliser son expérience propre, particulière.
Jusqu'au 14 avril au Théâtre de la Bastille, on a pu communier avec le spectacle Une cérémonie du groupe théâtral liégeois Raoul Collectif (en référence au situationniste belge Raoul Vaneigem), communier c'est-à-dire participer à leurs effusions successives. De colère, désespoir ou enthousiasme... Pas d'histoire, de récit global, juste des émois brusques et disparates (comme dans le théâtre de Tchekhov), sur la trame d'une cérémonie ou d'une fête. Des toasts, de la musique, de la poésie et des imprécations politiques que charrie le flux d'une improvisation expressive, mise en scène et conçue en amont par Romain David, Jérôme de Falloise, David Murgia, Benoît Piret, Jean-Baptiste Szézot formant ce Raoul Collectif. Faut-il qu'un groupe théâtral belge vienne à Paris pour secouer nos replis, notre froideur, notre individualisme, notre scepticisme ricanant, et nous rappeler que la position du spectateur ne se réduit évidemment pas à l'assise mentale du consommateur blasé ? L'écrivain et dramaturge Claude-Henri Buffard disait : « Le théâtre doit servir à ça, à aller, toujours, vers un peu plus de communion». D'emblée, la troupe s'adresse aux spectateurs, les intègre dans leur cérémonie. Et ici leur cérémonial décousu peut ressembler à une fête improvisée par une bande de comédiens, avec des rires, du piano, des éclats, de l'alcool, des tirades spontanées et parfois de lourds silences ; mais aussi bien évoquer un rituel africain traditionnel (Raoul collectif fut marqué par une cérémonie vaudou au Bénin...), ou encore un concert de jazz en live. Alors, si le spectateur, par « sym-pathie » pour ces effusions, consent à sortir de son quant- à-soi mental, tout est gagné ! Les chaleureux applaudissements à la fin du spectacle en témoignent... Il se sera ressourcé à leur énergie juvénile, il aura partagé avec Raoul collectif une poésie et un imaginaire. Enfin, « last but not least », il aura reçu de plein fouet cette parole impétueuse contre l'écrasante homogénéité du système. « Face à un monde néolibéral toujours plus violent et plus désespérant, le groupe tente ici de faire advenir quelque chose, de convoquer des forces rationnelles et irrationnelles, de résister le long d'une soirée ou d'une nuit de cérémonie embrumée », dit un membre de ce collectif théâtral.
Cet esprit de résistance croise la figure d'Antigone, mais aussi celle de Tchantchès, marionnette incarnant l'esprit fondeur des Liégeois. Et cet utopisme exalté réveille la geste d'un Don Quichotte tel que Brel pourrait la chanter... Que restera-t-il plus tard, dans nos souvenirs, de cette flambée vivace de paroles, musiques et actions spontanées ? Retiendrons-nous l'acte sincère de refus, de résistance ? En attendant le verdict futur de la mémoire, la sympathie au présent des spectateurs s'est jointe sans réserves à ces effusions !
|