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[verso-hebdo]
19-09-2019
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Francis Bacon ou la mesure de l'excès, Yves Peyré, Gallimard, 328 p., 49 euro.

L'intérêt principal de l'ouvrage d'Yves Peyré sur Francis Bacon est de nous fournir une biographie débarrassée de toutes les légendes qui entoure l'artiste irlandais. Il n'a d'ailleurs pas tenu à en faire un peintre « convenable », mais a surtout désiré de ne pas accentuer cette imagerie sulfureuse dont on a voulu l'entourer. Même s'il buvait et abusait de certaines substances interdites, Bacon n'a pas été un homme plus étrange que le furent William Blake ou Turner. Il en a fait un beau portrait, très juste et en rien « courtisan », qui met surtout en avant ses qualités humaines (et pas seulement ses défauts) et par-dessous tout, il a tenté de montrer en quoi il a été un artiste hors du commun. Comme il a eu, par l'entremise de Michel Leiris, la possibilité de rencontrer ce « monstre sacré »  de l'art moderne, il a pu nous dévoiler quel genre d'homme il fut. Et il est fort loin de ce qu'on a pu raconter, histoire de faire sensation. C'est d'ailleurs une manie de faire des grands artistes des êtres bizarres, qui deviennent des objets de curiosité. Oui, c'est vrai, certains ont eu une existence compliquée et ou ont eu des comportements singuliers.
Mais le Caravage n'était pas un assassin comme on l'a répété jusqu'à satiété et Van Gogh n'était pas un fou tout juste bon à jeter à l'asile. Quoi qu'il en soi, Yves Peyré a évité tous les pièges grossiers qui accompagnent la notoriété d'un artiste. Il a pris la peine (ce qui est rare) de nous dire ce qu'ont été ses débuts à Londres comme designer , métier qu'il a abandonné en 1933 pour se consacrer à la peinture. Ses premiers tableaux sous encore hésitants et sont influencés par Fernand Léger d'une part et par Henri Matisse de l'autre, art auquel il se consacre déjà depuis quelques années. Un paravent daté de 1930 le prouve amplement. Il s'éloigne de ses grands modèles à partir de 1933, sans pourtant trouver encore sa voie véritable. Aussi acharné qu'ait pu être son cheminement, ce n'est qu'à la fin de la dernière guerre qu'il trouve un état d'esprit et des formes qui n'appartiennent qu'à lui. Dommage qu'on n'ait pas la possibilité de mieux voir l'évolution de sa recherche.
Quoi qu'il en soit, après ses deux grandes Etudes de 1945, la Peinture de 1946 met déjà en scène l'essentiel de ce que sera désormais son univers plastique : carcasse de boeuf, visages et corps déformés, un espace circulaire avec barrière tubulaire elle-même circulaire. Cela constitue une sorte de théâtre étrange qui a tendance à s'épurer de plus en plus, comme le prouve la Tête 1 (1949) avec son fond noir. Apparaissent bientôt d'autres caractéristiques de son monde intérieur, comme les portraits de cardinaux empruntés à Diego Vélasquez, comme on le voir dans Tête VI la même année.
Puis voici les animaux en cages, qui ont tendance à se rapprocher de l'humain, et puis les chien, libres ou en laisse, qui donne le sentiment d'être enragés. La douleur et la folie semblent s'être emparé de ces créatures. Quand aux cardinaux, assis sur leurs fauteuils, ils sont toujours en train d'hurler comme des damnés. Il y aussi les scènes d'une sensualité maladives ou deux hommes s'accouplent avec violence. Au début des années cinquante, ses compositions sont peuplées de fantômes grimaçants qui surgissent dans un monde géométrisés et parfois monochromes.
L'une des oeuvres les plus marquantes de cette époque est sans nul doute Etude pour un portrait II (d'après le masque pris sur le vif de William Blake) achevée en 1965 où les traits du poètes sont modelés avec une bouche immense, les yeux clos et un crâne chauve, certains muscles accentuant la dureté de ce visage émergeant d'un fond noir absolu. Bacon plante parfois un décor naturel, comme c'est le cas dans son Etude pour un portrait de Van Gogh II (1967) où subsiste néanmoins cette construction géométrique hérité des traités d'Alberti ou de Piero della Francesca. Yves Peyré voit dans ces ouvrages une sensation de tension permanente, et c'est vrai. Il note aussi que cette tension se retrouve dans son rapport entre la figuration et l'abstraction. Mais il faut prendre en compte le monstrueux et le grotesque, qui brouillent les cartes de notre perception (il suffit d'examiner ses Etudes pour une crucifixion de 1962). L'artiste conjugue volontiers l'horreur charnelle, la décomposition (au propre comme au figuré) et de déshumanisation (qui, dans son esprit, doit être la véritable réalité de l'humain). Goyesque en diable, il en arrive parfois aux confins du lisible, dans ses portraits, mais aussi dans ses paysages, comme c'est la cas dans Paysage près de Matabata - Tanger, 1963).
On peut souligner dès lors la coexistence peu pacifique entre une forme de réalisme, qui montre à quel point il a été proche de Lucian Freud, et sa volonté de déconstruire l'image au point de rendre les êtres représentés d'une manière effroyable, tel qu'on peut le constater dans une nouvelle Crucifixion en 1965. Il y a chez lui un désir profond de produire une vision existentielle sans concession : les quatre visages superposés (comme les photographies d'identité d'un photomaton) qui composent ses Quatre études pour un autoportrait (1967) sont la pure manifestation d'une recherche de la tragédie humaine qui ne peut être qu'une chute dans l'Enfer qui n'est que souffrance et décadence. Il a une attitude un peu comparable à celle d'Alberto Giacometti, mais allant plus loin dans l'horreur de la condition de l'homme moderne.
Et, quelque fut l'évolution de son utilisation des couleurs et même de son écriture graphique, cette vision restera sa marque de fabrique. Son grand défi a été de rendre acceptable ce qui ne l'était pas grâce à la puissance de sa création. Cet ouvrage a le mérite insigne de dévoiler toutes les facettes de cet art paradoxal où l'horreur côtoie et sous-tend une beauté qui devrait pourtant être inacceptable. Il y a une obscénité sans nom qui finit par devenir une apothéose esthétique. Ce livre est une superbe initiation à l'art de Francis Bacon qui est traité de façon prismatique, qui permet d'en aborder tous les aspects et de comprendre pourquoi son oeuvre s'est imposée comme l'une des plus spectaculaires et profondes - à la fois repoussante et attachante - de la seconde moitié du siècle dernier.




Les Peintres roumains et la France (1834-1939), Gabriel Badea Päun, traduit du roumain par Philippe Loubière, préface d'Adrian-Silvan Ionesci, Editions in fine, 200 p., 42 euro.

A notre grande honte, nous ne savons pas beaucoup de choses de l'art roumain - pas plus l'art ancien que de l'art moderne. L'excellente idée de l'auteur a été de ponctuer l'évolution des artistes de ce pays en prenant appui sur les expositions universelles qui ont eu lieu à Paris de 1867 à 1937. C'est l'Angleterre, sur l'initiative du prince Albert, qui a organisé la première grande exposition de ce genre en 1851. Mais il n'y avait alors que des sculptures ayant une fonction purement décorative. Celle qui a eu lieu à Paris en 1855 au Palais de l'Industrie a donné lieu à une grande exposition où ont été célébré Ingres, Delacroix et Decamps qui a remplacé le Salon habituel. Gustave Courbet, ayant eu plusieurs tableaux refusés, dont L'Atelier, a décidé de construire son Palais du Réalisme où il a accroché quarante toiles avec un catalogue où il a expliqué sa conception de la peinture.
Les autres nations ont elles aussi commencé à présenter leurs artistes. Notre histoire commence ici avec celle de 1867, qui s'est déroulée dans l'espace du Champ-de-Mars. Un tableau célèbre d'Edouard Manet, Vue de l'exposition universelle de 1867 commémore l'événement. La préface du catalogue de la manifestation a été rédigée par Victor Hugo en exil. Manet, à l'exemple de Courber, a construit un pavillon pour montrer cinquante-cinq de ses oeuvres - son exposition a plutôt été un échec. Les innombrables produits de l'industrialisation ont frappé l'imagination de grands écrivains, comme Hans Christian Andersen qui en a tiré un conte, La Dryade et Jules Verne, émerveillé par l'aquarium contenant quelques huit cents poissons, a commencé à élaborer Vingt mille lieues sous les mers. Cette année-là, les principautés roumaines ont pour la première fois leur pavillon indépendant sous la férule de l'Empire ottoman.
On a pu y voir surtout des trésors archéologiques, surtout de l'époque byzantine (cette forme d'art a duré jusqu'au XVIIIe siècle). Nicolae Grigorescu est l'artiste mis en valeurs avec sept tableaux plutôt d'un réalisme assez conventionnel. Peu avant, ce peintre se rend à Barbizon et son art évolue de manière significative. Il fait des paysages qui montrent qu'il a appris la leçon des amis de Corot, comme le prouve ses Rochers de Fontainebleau (1867) ainsi que L'Automne à Fontainebleau (1864-1866) qui est une notable composition avec une remarquable confrontation des tonalités rouges et des tonalités vertes, et un très beau Portrait de Mademoiselle Millet (1870). Mais il ne renonce pas tout à fait à son réalisme initial comme on peut le remarquer avec son Juif à l'oie (1879-1880), qui n'est pas vraiment un chef-d'oeuvre. En revanche, avec son Coin d'atelier (1881-1882), il a commencé avec succès à s'inspirer des techniques de l'impressionnisme.
Lors de l'exposition de 1889, de nouveaux artistes sont présentés comme Obedeanu, Tattarescu et Popovici, tous peintres qui peuvent être considérés comme des réalistes talentueux mais dépourvus d'originalité. Dans le pavillon conçu par Jean-Camille Formigé, il est évident que l'art roumain est sorti de son ornière naturaliste et conventionnelle. Le critique Georges Geoffroy se révèle néanmoins sévère : « la Roumanie n'a pas terminé ses années d'apprentissages ... » écrit-il. L'Orientale de Kimon Loghi (1898) montre que l'influence du symbolisme s'est faite déjà sentir. Comme beaucoup d'artistes européens, les Roumains se rendent à Paris et s'inscrivent à l'Ecole des beaux-arts. Nicolae Gregorescu fait partie décès créateurs en quête d'une réelle modernité. Son Premier atelier à Paris (1863) est un tableau qui confirme qu'il a su tirer profit des années passées en France. A la fin du XIXe siècle et au tout début du siècle suivant, d'aucuns suivent les cours de l'Académie Julian, de l'Académie Ranson, de la Grande-Chaumière. L'académisme scrupuleux cède le pas à une peinture plus vivace et plus libre, comme on peut le voir avec La Roumanie révolutionnaire de Constantin Daniel Rosenthal, qui est rendu en Suisse puis à Paris, s'inscrivant dans la tardive tradition romantique dès 1850.
Mihail Lapathy manifeste une aspiration assez comparable en peignant La Bouquetière (1857). Theodor Aman fait partie de cette génération à la recherche d'un langage nouveau, comme on peut le constater avec Le Premier atelier du peintre à Paris (1852). Symbolisme et académisme font bon méange avec Sava Hentia, comme le fait valoir Psyché abandonné par l'Amour (1873) George Demetrescu est plus audacieux avec sa Légende romaine. Mais si les artistes roumains prennent des libertés et trouvent un certain profit à regarder la peinture française, ils demeurent plutôt en marge des grands courants modernistes : La Toilette (1912) de Theodor Pallady est l'expression pure de ce passage encore inachevé. Michel Simonidy reste quant à lui attaché aux thèmes symbolistes : Les Parfums de l'hiver (1899) en sont la preuve évidente. Sa Lecture de 1912 est une belle composition, mais qui reste encore bien sage. Eustajie Stoenesci, avec Le Déjeuner (1912) est plus proche de Fantin-Latour que de Cézanne ! Constantin Brancusi, avant de venir à Paris, a immanquablement vu Rodin.
Mais il n'est pas allé plus loin alors. Pendant la Première guerre mondiale, les artistes épurent leur style et se rapprochent de Maurice Denis par exemple, tels Nicolae Roniza. Ioan Andrecescu est peut-être le seul à avoir tiré la somme des leçons de Pissarro et de Sisley. Mais sa manière demeure encre timide (Forêt de hêtres, intérieur de forêt, 1880). Plus tard, Josif Iser, avec Dans la véranda a bien regardé Matisse, mais sans aller jusqu'au bout de cette source d'inspiration. Si les peintres roumains ont de plus en plus aspiré à se confronter avec l'art moderne à Paris, il n'en n'ont pas rapporté de prodigieuses métamorphoses. Il y a eu d'excellents artistes, mais bien loin de pouvoir se mesurer avec leurs pairs d'Europe occidentale. Ce livre est en tout cas une magnifique description de ce qu'a été l'art romain et une histoire intéressante de ceux qui sont venus à Paris prendre le pouls de l'art nouveau.




Turner, l'incendie de la peinture, Olivier Meslay, « Découvertes », Gallimard, 160 p.

Comme c'est souvent le cas, ce volume de la collection « Découvertes » est une remarquable introduction à la vie et à l'oeuvre de Joseph Mallord William Turner. L'auteur, comme le sous-titre l'indique, a beaucoup insisté sur ses thèmes majeurs, en particulier sur sa fascination pour les incendies (par exemple, l'incendie du Parlement de Londres, qui amplement documenté ici). Mais Olivier Meslay n'a pas oublié ses voyages le long des fleuves, comme la Loire ou la Seine, qui sont souvent mis de côté étant donné l'abondance et la richesse de son travail pictural. Il a aussi su bien dégagé ce qui a fait la grande modernité de sa recherche : à côté de très nombreuses marines, il a aussi pris en compte la vitesse avec la représentation du chemin de fer et aussi les violences des éléments (déjà amplement traités), avec des orages, des pluies torrentielles, des tempêtes, les brumes épaisses, et même des Vortex, etc. Turner a de particulier de s'être rapproché assez près d'une forme d'abstraction, surtout avec les jeux des brouillards et de la lumière, le sujet pouvant être infime par rapport au ciel et à la mer, par exemple.
Ce voyageur impénitent, qui est allé souvent sur le continent peindre non seulement les grands fleuves, mais aussi les montagnes et les forêts profondes. Ce petit génie, qui a été admis à la Royal Academy à l'âge de vingt-six ans, a suscité de nombreuses polémiques, mais a trouvé en John Ruskin un défenseur inconditionnel et influent : quand il a écrit son histoire de la peinture anglaise, c'est quasiment une monographie de celui que le célèbre critique a considéré comme le plus grand artiste de son temps. Si nous avons l'opinion de ses contemporains britanniques, on trouve aussi des jugements d'Eugène Delacroix, du critique Thoré-Bürger, d'Emile Verhaeren, des frères Goncourt et aussi de Pissarro. Bien sûr, son influence a été assez mince, mais il est plus que certains que les impressionnistes, sans s'en inspirer directement, ont pu tirer la leçon de ses spéculations plastiques les plus audacieuses. Même les admirateurs de Turner trouveront un profit à consulter ce bel ouvrage, qui peut leur rappeler des pans entiers de son oeuvre mal connus.




L'Âge d'or de la peinture anglaise, Amandine Rabier, « Découvertes / Carnet d'expo », RMN - Grand Palais, 64 p., 9,20 euro.

On peut s'interroger sur le terme d' « âge d'or »de la peinture anglaise au début du XIXe siècle (en réalité, il commencerait pendant le dernier tiers du siècle précédent). Pour ma part, je l'aurais situé après l'année 1848. Mais ce n'est là qu'une vaine querelle d'historien de la question. Il est vrai que cette période a été très riche. Ce petit livre classe tout par thème et commence par le portrait, avec Thomas Gainsborough, George Romney et sir Joshua Reynolds. Curieusement, sur Thomas Lawrence est absent. Après viennent les Conversation pieces, qui sont typiquement anglaises. William Hogarth y a excellé. Mario Praz en raffolait et il en avait eu une collection importante à Rome. Ce thème a eu aussi ses adeptes en France, à commencer par Antoine Watteau. Ce n'est qu'après que nous est présenté l'art du paysage, qui est sans nul doute le sommet de la peinture britannique de cette époque, avec Gainsborough, l'admirable John Constable, mais Turner est étrangement absent, ayant été le plus extraordinaire novateur dans ce domaine. Pour ce qui est des animaux, si prisés des amateurs, ne ressort que George Stubb, qui est représenté par son tableau le plus connu : Cheval attaqué par un lion.
Ensuite nous passons à Füssli, à George Romney et à William Blake, qui sont là pour évoquer l'art visionnaire, appartenant plus à l'ère romantique à la fin du XVIIIe siècle. Une section intitulée « Le spectacle de la peinture » incluse John Martin, avec sa Destruction de Pompéi et d'Herculanum, Edouard Dayes et enfin Turner ! Et l'ouvrage se termine avec les thèmes inspirés par William Shakespeare, où l'on trouve curieusement Lawrence là où l'on aurait plutôt attendu Füssli (entre autres). J'ai oublié aussi d'évoque rune petite section sur l'aquarelle, qui n'est pas assez développée pour qu'on puisse comprendre l'importance. Enfin, on ne eut pas attendre des miracles d'un compendium aussi réduit. Mais il y a tout de même des lacunes et parfois des incohérences. Mais cela reste néanmoins une assez bonne introduction à l'art anglais pour ceux qui l'ignore en grande partie.




Le Renard et le Dr Shimamura, Christine Wunnicke, traduit de l'allemand par Stéphane Lux, Editions Jacqueline Chambon, 176 p., 21, 50 euro.

Ce roman est un petit bijou. Christine Wunnicke est parvenue à retracer l'existence, la carrière et aussi les étranges pensées d'un certain Dr Shimumira avec une peu commune densité dans son écriture, qui est belle, fluide et toujours captivante. Cet homme de sciences, qui a enseigné la neurologie la psychiatrie, vit dans une un univers où évolue trois femmes : sa mère, son épouse et la petite domestique qu'il tient absolument à appeler Luise. Cet homme de sciences est loin d'être transparent on peut même se rendre compte au fil du récit qu'il est hermétique. Une sorte d'obsession semble ancrée en lui depuis toujours : le mythe de la femme-renard, qui est très présent dans les contes et légendes du Japon ancien. Pour développer ses connaissances dans ce domaine, il se rend à Paris pour suivre les cours du professeur Jean-Martin Charcot et pour assister à ses « mises en scène » très spectaculaires de l'hystérie ; puis s'installe à Vienne et s'intéresse aux recherche sur la psychanalyse de Sigmund Freud et du professeur Josef Breuer, celui qui a rendu exemplaire le cas d'Anna O. De retour dans son pays natal au début des années vingt, il s'emploie à explorer le labyrinthe physiologique et psychique des femmes qui sont frappées d'hystérie, dans cette perspective qui a adaptée à la culture du Japon ancien.
Ces études ont rendu son caractère assez singulier et son entourage a dû subir sa lubie qui s'est traduite par une sorte d'enfermement psychique, de manque d'empathie et de bizarrerie dans sa vie quotidienne. Sa femme, qui a renoncé à lutter, a décidé d'écrire sa biographie. Même après sa retraite, il a continué cette « chasse » scientifique pour comprendre la psyché de la femme-renard. Cette vie si pleine et aussi si déconcertante, relatée d'une façon curieuse car elle ne suit pas un ordre chronologique, préférant s'attacher à des périodes particulières ou à des comportements qui laissent songeur, est véritablement fascinante. Christine Wunnicke a très bien su rendre les traits de ce personnage, plutôt énigmatique dans une perspective qui demeure celle de son univers, alors qu'il est allé chercher en Occident les grandes théories pouvant sous-tendre ses spéculations sur ce thème si profondément enraciné dans le folklore nippon. C'est un roman qui fait partie de ceux, si rares de nos jours, qui peut demeurer dans nos mémoires tout en cessant de poser des questions insistantes.




Cantique des cantiques, Songes de Leonard Cohen, Zeno Bianu & Odradeck, photographies de Didier Ben Loulou, L'Improbable, 100 p.

Le panorama de la poésie actuelle en France est plutôt décevant. Les talents les plus originaux se sont réfugiés dans la poésie expérimentale. Zeno Bianu fait figure d'exception car s'il ne joue pas au classique, il ne peut être rangé dans la catégorie des modernistes à étrange, même s'il fait preuve d'une rare liberté dan ses composition. Pour ceux qui ne sont pas croyants, Le Cantique des cantiques a toujours été considéré une grande oeuvre poétique. Et Zeno Bianu n'est pas le premier à le réinterpréter. Mais il a une manière tout à lui de le faire, dans un langage d'une grande pureté et aussi avec un sens aigu de l'ellipse. Cela étant précisé, il faut ajouter qu'il a mis en marge des annotations ou les a indiqués en italique. Toute la magnificence du texte biblique, sans périphrases ou dénaturation, s'est retrouvée dans ses propres mots, avec un sens très poussé de la pureté du langage, doublée d'une sensualité qui rend hommage à ce grand chant d'amour. On a le sentiment que ce recueil représente une sorte de défi : le poète va le plus loin possible dans la force des vers, qui vise la fluidité la plus parfaite, mais avec une force d'expression puissante. Ce livre est une réussite dans la sphère de la poésie et les illustrations qui l'accompagnent sont à la hauteur de son ambition. Un disque accompagne le livre et c'est un hommage rendu à Léonard Cohen, qui avait écrit plusieurs poèmes à partir du somptueux poème biblique. C'est un ouvrage que tous les amants de l'ars poetica doivent posséder dans leur bibliothèque.




L'Enfant du Danube, Jànos Székely, traduit de l'anglais par Sylvie Viollis, Folio, 864 p., 9, 99 euro.

Je dois avouer que je ne connaissais pas Jànos Szèkely. Cet auteur né à Budapest en 1901 et disparu en 1958 à Berlin Est (il demeurait en RDA depuis ses dix-huit ans). Il a été longtemps scénariste à l'époque du cinéma muet. En 1934, à l'invitation d'Ernst Lubitsch, il va travailler quelque temps à Hollywood. Si son oeuvre cinématographique est conséquente, son oeuvre romanesque l'est moins. Il a écrit un premier livre, You Can't Do That to Swoboda, paru en anglais en 1940, et il fait paraître Kisétés neuf ans plus tard - il s'agit de L'Enfant du Danube, traduit pour les éditions Gallimard en 1950. Ce roman rappelle sous bien des aspects Charles Dickens par certains aspects. L'histoire se déroule dans une région rurale de la Hongrie et on a bien du mal à dater l'intrigue (certainement entre les deux guerres). Sa mère, n'ayant pu avorter, elle ne veut pas garçon ce nouveau-né encombrant. Le héros de cette histoire est placée chez une tante avare et acariâtre qui se nomme Rozika (une ancienne catin) et s'enfuit de chez elle. Puis, ne parvenant pas à subvenir à ses besoins, il finit par retourner chez elle. Il voit rarement sa mère qui vit à Budapest. L'enfant grandit et, à quatorze ans, il finit par aller à Budapest où il travaille dans un hôtel et il découvre alors les aspects les plus lugubres de la vie citadine à cette époque. Székely a pu faire à travers le destin de son jeune personnage un panorama très complet et peu complaisant de la société hongroise gangréné par le fascisme, le vice, la luxure, la criminalité. Cela rappelle vraiment Oliver Twist, mais avec un humour ravageur et, surtout, une description beaucoup acide de ce monde qui change et qui change plutôt en mal. C'est une fresque magnifique ave ce goût du détail et des plus menues choses ou pensées qui font la richesse de la grande littérature hongroise du XXe siècle, si loin de la nôtre et pourtant d'une incontestable grandeur.




La Voix et l'absence, Giovanni Fontana, Dernier Télégramme, s. p., 12 euro.

Le domaine de la poésie visuelle me semble un champ désormais caduc. Tout ce qui pouvait s'y faire a été fait - ou presque. Mais Giovanni Fontana a très bien su tirer son épingle du jeu. Cela lui a valu les éloges de Pierre Garnier et de Julien Blaine, ce qui n'est pas indifférent. Ses compositions réalisées à partir de pages déchirées, de fragments de partitions, d'écriture manuscrite, etc., se présentent comme des tableaux dans une tradition qui remonte à l'époque zurichoise de Dada. Mais que l'auteur ait choisi ce cheminement n'en fait pas un suiveur. S'il ne fait pas preuve d'une originalité absolue (comment le pourrait-il aujourd'hui ?), il se révèle capable de créer des espaces plastiques d'une indéniable valeur et très suggestifs. C'est vrai qu'il a choisi d'en revenir à des valeurs propres aux pionniers de cette aventure. Mais il ne le plagie pas. Il leur rend un hommage vibrant en ne recherchant pas à aller dans le sens d'une démolition en coupe réglée de ce genre de « tableaux », mais sans se mettre dans la peau d'un disciple respectueux. Il connaît bien les limites de cet exercice et qu'un trop grand écart peut aboutir à une catastrophe. Ce passage constant du signe, du mot, de la bribe de phrase à quelque chose qui se rapproche de l'art pictural est sans doute l'aboutissement logique d'une telle démarche. Mais il le fait avec une sobriété telle, et aussi avec tellement de finesse qu'on peut saluer son oeuvre comme étant le crépuscule d'une entreprise - un chant du cygne qui a sa beauté et sa légitimité.
Gérard-Georges Lemaire
19-09-2019
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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