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[verso-hebdo]
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La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Figurer la création du monde, Florian Métral, Actes Sud, 368 p., 35 euro.

Cette étude iconographique de Florian Métral est de facture classique : elle traite un thème biblique tel qu'il a été interprété par les artistes pendant la Renaissance. Mais cela ne signifie en aucun cas qu'elle ne soit pas pertinente. Loin s'en faut et c'est même un ouvrage du plus haut intérêt. Dans sa préface, l'auteur donne quelques détails sur la croyance en la création du monde telle que la théologie chrétienne l'a imaginée, bien sûr en partant de la Genèse, mais aussi d'indications fournies par Platon. Pendant la Renaissance, en particulier avec Pic de la Mirandole, on a pensé que cette création peut être comprise par l'homme, et que celle-ci se poursuit encore : c'est une anticipation théologique de la théorie de l'évolution (mais en rien dans l'esprit de Darwin !). Malgré des oeuvres aussi frappante que les fresques de la chapelle Sixtine par Michel-Ange, on doit constater que le thème n'a pas été beaucoup traité pendant cette période. Quoi qu'il en soit, c'est l'interprétation de saint Augustin qui s'est imposée et les artistes l'ont respectée à la lettre (la question était pur lui de souligner que l'intervention divine précédait la matière). Dans son Heptaplus, Jean Pic de la Mirandole, met en avant la figure de Moïse comme l'instrument principal de la révélation. Celle-ci coïncide avec la remise des tables de la Loi (cf. l'oeuvre de Pellegrino Tibaldi). Telle création, dès Irénée de Lyon à la Trinité rédemptrice. Tadeo Crivelli l'a traduit dans L'Histoire de la création du monde. Le père et le Fils sont représentés en miroir (qu'on observe l'oeuvre étonnante de Francisco de Hollanda). Florian Métral s'interroge sur tous les aspects de cette création, comme, par exemple, la création des angles, moteurs de l'univers selon saint Thomas. Ce qui semblait tomber sous le coup de l'évidence se change ici en une véritable enquête où ne cesse jamais d'interférer la théologie sur l'art. Et il met en évidence des variantes dans la traduction en images et la nouvelle création du Christ vient se superposer à la Création initiale. Il nous fait valoir que Hiéronymus Bosch a le souci de confronter le commencement et la fin du monde. La sagesse divine devient aussi un sujet de première importance, comme on le voit chez Véronèse et chez bien autres artistes de son temps. Aitre question : l'imaginaire du paysage de a Création. Brueghel l'Ancien fait partie de ceux qui n'ont pas manqué d'inventivité ! Plus on avance dans cet ouvrage, et plus on se rend compte de la complexité de ce thème. Les philosophes de la Renaissance ont associé des éléments venus des Anciens (comme Hésiode ou Hermès Trismégite) à ceux du christianisme. Marsile Ficin l'a fait dans Le Pimande. Cela est manifeste dans la peinture de Jacopo Zucchi. On en est arrivé à faire de Jupiter la figure clef de cette création universelle ! Plus on remonte le cours du temps, plus la cosmologie change d'aspect et se prévaut de doctrines nouvelles et parfois singulières. Néoplatonisme, orphisme, même la Kabbale ont joué un rôle dans cette affaire qui a tendance à devenir de plus en plis complexe, pleine de variations. Cette recherche est absolument passionnante et bien menée. L'auteur a développé ses observations avec une remarquable érudition et aussi avec une clarté qui mérite d'être saluée. Ce que j'ai pu dire de ce livre n'est qu'une partie de ce qu'il nous fait découvrir. J'espère néanmoins qu'elle suffira à faire comprendre à quel point ce livre est digne d'éloges et qu'il est important pour tous ceux qui éprouve le désir de comprendre comment les artistes de cette haute période de l'art d'Occident ont pu interpréter la création de l'univers en fonction de l'évolution de la pensée religieuse, philosophique, mais aussi scientifique et ésotérique.




Dimitrij Sostakovic, il grande compositore sovietico, Mudima, 616 p., 40 euro.

Dmitri Dmitrievich Chotakovitch (1906-1975), est l'un des deux grands compositeurs soviétiques avec Prokofiev. Son oeuvre, aussi curieux que cela puisse sembler, a d'abord été découverte et reconnue en Grande-Bretagne. Il a suivi des études de piano et de composition à Petrograd. Puis il donne des concerts en soliste, interprétant Chopin, Liszt, Schumann et Beethoven. Mais la mort de son père en 1922 place sa famille dans une situation très difficile et il doit travailler comme pianiste au cinéma (c'était l'époque du cinéma muet). En 1926, il achève sa première symphonie qui lui vaut une lettre d'Alan Berg et l'admiration de Toscanini et de Bruno Walter. Le gouvernement lui commande la seconde symphonie pour l'anniversaire de la Révolution en 1927. Il est devenu dès lors un musicien « officiel » du régime. Mais à quel prix, on le verra plus tard. Dans son excellente préface, Gino Di Maggio relate quel a été le parcours de ce musicien doué d'un talent énorme et qui a laissé une oeuvre considérable. Il explique que la Septième symphonie (dire ; Symphonie de Leningrad), exécutée en 1942 à a radio de Moscou et transmise dans tout le pays par hauts parleurs, a certainement été un moment clef dans son histoire, car cette composition a été écoutée dans les pays alliés, en Angleterre et aux Etats-Unis en particulier. L'essai du regretté Daniele Lombardi insiste sur le fait que, dans sa jeunesse, le musicien a été attiré par l'expérimentation tout en s'appuyant sur un langage épuré. Les premières deux sonates sont caractéristiques de cette double tendance, qui n'est contradictoire qu'en apparence. En 1915, dans une oeuvre baptisée A Pablo Picasso, il explore une musique pouvant être qualifiée de « cubo-futuriste ». Il est vrai qu'il s'est trouvé au milieu d'un monde musical très riche à cette époque précédant la guerre. Il met ensuite l'accent sur son intérêt pour le cinéma et il a pu très tôt s'employer à fournir une illustration sonore à un film muet et à plusieurs films parlants. Quoi qu'il en soit, l'essentiel de cet article consiste à commenter la réception de l'oeuvre de grand compositeur soviétique après la dernière guerre. Ces commentaires sont assez déconcertants et partiaux. Les journalistes spécialisés se sont plus engagés à émettre des doutes sur la politique que sur sa musique ! Les deux articles suivants consistent en une collection remarquable de photographie de Petrograd avant et pendant la Révolution, avec des portraits des habitants, mais de ses spectacles de rue, avec de la gymnastique de masse, des répétitions de spectacles, un train de propagande, un jeu d'échecs géant sur une place, les défilés politiques, les détournements de monuments de l'ancien régime, etc. Après quoi, Ivan Sollerinsky analyse en détail l'oeuvre de Chostakovitch de 1926 (date de l'exécution publique de sa première symphonie) jusqu'au milieu des année trente : ce dernier a écrit pour la scène, a écrit deux opéras (dont Lady Macbeth du quartier de Mcensk), deux ballets et de la musique pour piano. Il souligne que son originalité est indéniable, mais qu'il toujours voulu s'appuyer sur des créateurs du passé. Levon Hakobian et Luigi Pestallozza étudient en détail un autre opéra, Le Nez (1928) d'après Gogol. On y découvre les costumes et les décors de l'époque Ensuite il est question de ses relations avec le théâtre et avec Meyerhold (Anna Soudakova Roccia) et puis celles avec le ballet (par Dimitri Braginsky), enfin avec l'opéra par Roberta De Giorgi et Franco Pulcini. Bien sûr n grand chapitre est consacré à la célèbre 7e symphonie, écrite pendant le siège de 1000 jours de Leningrad (essai d'Oreste Bossini) et l'histoire du concert exécutée dans cette ville-martyre en 1942 est détaillée par Soudakira Roccia. Le reste de cet ouvrage considérable est consacré à ses quartets, à ses musiques de film. On pourra aussi lire un discours prononcé à Edimbourg en 1962 et son Autobiographie, un poème qui lui est dédié écrit par Evguèni Etvouchenko, puis un long essais sur la fortune critique du compositeur de son vivant et après sa mort. Levon Hakobien raconte les rapports tumultueux (et dangereux avec le régime soviétique) et le tout se termine par un récit de son existence à travers la photographie par Anna Soudakova Roccia. Impossible d'entrer dans tous les détails, car ce volume est une somme incroyable, magnifiquement illustrée. Mais tout lecteur qui connaît l'italien doit absolument se le procurer pour faire la découverte de cet immense musicien du siècle dernier.




Contrepoint à la ligne et autres écrits, Glenn Gould, édition et préface de Bruno Monsaingeon, « Bouquins », Robert Laffont, 960 p., 32 euro.

Si je vous parle de Glenn Gould, vous me répondrez : « les variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach ». Vous auriez raison : cette exécution de cette oeuvre célèbre lui a valu sa haute réputation d'interprète. Mais Glenn Gloud (1932-1982), petit Canadien qui a possédé l'oreille absolue et appris le piano à trois ans et puis l'orgue. Il était capable d'interpréter mais aussi d'improviser. Il a donné son premier concert à l'âge de treize ans. Il joue pour la radio en 1950, puis pour la télévision la première fois deux ans plus tard. A cette époque, ses compositions concilient romantisme et dodécaphonie. Lors de ses premiers concerts au Modern Art Museum de Washington, il met au programme Gibbons, Beethoven, Berg et Webern, entre autres, ce qui l'a fait passé pour un iconoclaste. Sa première interprétation des Variations Goldberg en 1955 lui a valu une réputation internationale. Cet ouvrage commence par une série d'entretiens et de vidéoconférences (baptisées « Le dernier puritain »), qui sont très éclairants pour sa carrière, mais aussi pour son caractère. Il y explique aussi certains de ses choix - par exemple, il préfère Haydn à Mozart et explique pourquoi. S'il aime s'exprimer sur toutes sortes de questions musicales, il a aussi écrit un nombre non négligeable d'articles. En 1962, il écrit sur Richard Strauss, en 1964, il donne une conférence sur Schönberg, il a aussi brossé le portrait de grands interprètes comme Yehudi Menuhin ou Arthur Rubinstein. Dans la partie intitulée « Contrepoint à la ligne », il analyse en détail les oeuvres de grands musiciens, à commencer par Bach, puis poursuivant avec Beethoven Liszt, Mahler, Scarlatti, Wagner et consacre de longues pages à Schoenberg. Enfin a produit un nombre important d'analyses d'ouvrages écrits par les grands compositeurs du passé et parfois du présent, comme Pierre Boulez ou Paul Hindemith. Toute la pensée de cet homme exceptionnel a été réunie dans ce volume qui en présente toute la subtilité, mais aussi des parti-pris très tranchés. En dehors de ses analyses savantes, l'ouvrage est tout à fait accessible aux néophytes qui ont un goût prononcé pour la musique. Glenn Gould s'exprime de manière simple et directe et ne cherche pas à impressionner son auditeur ou son lecteur. Au contraire il entend bien rendre sa conception de la musique, qui n'est pas conventionnelle, à la portée de tout un chacun. Il avait l'âme d'un professeur qui ne souhaitait pas divulguer un savoir, mais une expérience profonde de la fréquentation des musiciens à travers les siècles.




La notion de l'autorité, Alexandre Kojève, édité et présenté par François Terré, « Tel », Gallimard, 216 p., 7, 50 euro.

Alexandre Kojève (1902-1968) est né à Moscou. C'est le neveu de Kandinsky (sur lequel il écrira plus tard). Il a quitté son pays en 1920 pour aller étudier à Berlin. Là, il fait la connaissance d'un compatriote, Alexandre Koyré, spécialiste de l'histoire des sciences, ayant étudié Galilée et la cosmologie. Son premier livre a été consacré à saint Anselme. Il fait sa thèse sous la direction de Karl Jaspers. Il s'installe en France et se retrouve dans le dénuement. Il enseigne alors à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes où il explique La Phénoménologie de l'esprit d'Hegel. Ses cours ont été suivis par Georges Bataille, Klossowski, Raymond Aron, Raymond Queneau, Jacques Lacan, et bien d'autres intellectuels français (son Introduction à la philosophie de Hegel a paru chez Gallimard a paru chez Gallimard en 1947). Ses cours sont peu fréquentés, mais ont eu une grande influence sur la pensée française. Pendant la guerre, il participe à la Résistance. C'est alors, en 1942, qu'il écrit La Notion d'autorité. Dans son préliminaire, il note d'entrée de jeu : « Chose curieuse, le problème et la notion d'Autorité ont été très peu étudiés. » Il classe les quatre principales définitions : celle de la théologie, qui renvoie au divin, celle de Platon qui se fonde sur la justice, celle d'Aristote qui s'appuie sur la sagesse et enfin celle de Hegel qui établit la relation du maître et de l'esclave. Il observe que ces quatre notions sont toutes exclusives (il n'y aurait qu'une seule forme d'autorité). Il décrit ensuite une analyse métaphysique et une autre, ontologique. Son étude proprement dit début par une analyse phénoménologique qui nécessite une définition de l'autorité, qui se décline forcément et qui a trouvé son summun dans l'autorité divine. Il en vient proposé quatre cas : l'autorité du Père, celle du Maître, celle du Chef, celle du Juge. A partir de là, il étudie de plus près les philosophes qu'il a cités au début, mais en commençant par Hegel. IL en tire comme conclusions qu'aux 4 autorités pures, se combine 64 autorités relatives. Mais il n'y a pas pour lui d'autorité sui generis d'une majorité, pas plus qu'il en aurait d'une minorité (élite). L'analyse métaphysique de l'Autorité souligne que celle-ci est humaine ou ne peut exister que dans un monde temporel. Quant à l'analyse ontologique, il l'a remet à plus part, mais indique qu'elle devrait se concrétiser par une confrontation permanente entre le phénomène et l'Etre. Il passe à la conclusion de son raisonnement qui voudrait que dans application politique se pose la question de la transmission. Au Moyen Age, le religieux a fini par se fondre au politique. C'est alors que peut intervenir la révolution qui met en cause la tradition ou la puissance du chef ou du père. La justice s'oppose à la justice privée. Mais la division des catégories ne fait que rendre l'Etat et l'Avenir très problématiques. L'ensemble des ces pages n'est en réalité qu'une suite de réflexions devant aboutir à une théorie générale de l'Autorité ? C'est une ébauche, qui n'en est pas moins passionnante. Dans l'appendice, Kojève examine l'autorité du maréchal Pétain en 1942. Son histoire lui a attribué l'autorité du juge et du père, mais aussi celle du maître : son « élection » en 1940 lui a permis de rassembler en sa personne toutes les autorités pures. Toutefois, cette autorité absolue a besoin pour se confirmer d'une Révolution nationale. Ce faisant, il démonte de manière convaincante le système de gouvernement engendré par le chef militaire, qui ne peut être dédit par aucune instance juridique.




Boutès, Pascal Quignard, Editions Galilée, 104 p., 15 euro.

Tout commence sur un navire antique. Les rameurs entendent le chant d'une sirène veulent aborder sur l'île d'où provient ce chant. Orphée monte alors à bord. Le navire repart, mais Boutès abandonne sa rame et se jette à l'eau. Cypris, née du sperme de Chronos, le sauve. L'auteur en conclue que la musique possède une faculté de « sommation temporelle ». Ce chant était connu, mais Ulysse a été le premier à vouloir le comprendre. Il veut s'arrache à la figure méconnue de Boutès. A ce point du récit, Orphée (comme la philosophie) a peur su chant acritique : « là où la pensée a peur, la musique pense ». La musique seule peut aller au bout de la douleur, du deuil.
Et Boutès meurt. Quignard pense aussi à Jason et aux Argonautes. Pour lui, la musique originaire est un désir de se jeter à l'eau. Il remarque que la musique en Occident est devenue de plus en plus « orphique et conjuratoire » et qu'elle s'est aussi éloignée de la danse. Mais l'écrivain ne veut pas faire une démonstration en coupe réglée mais plutôt une sorte de périple dans le monde grec et latin, passant de citation en citation, de figure mémorable en figure mémorable, et demeure fasciné par une peinture nommée Le Plongeur de Paestum. C'est pour lui la cause de méditations multiples. Il y voit que le temps ne peut régresser. Il est inéluctable : le plongeur saute dans le temps. Toutes les digressions que n'ont de laisse de s'appeler l'une l'autre sont en fait menées pour comprendre comment la musique pense-t-elle. Il déclare : « C'est ainsi que la musique est l'îlot temporel pathétique au milieu du surgissement du temps et du ressassement de l'Histoire. » Pascal Quignard ne nous invite pas à un voyage, mais plutôt à une circumnavigation qui nous fait passer de Sappho à Plutarque, d'Aristote à Sénèque sans que jamais nous ne sachions le fin mot de l'histoire, car elle devient sans cesse plus intriquée et, en fin de compte, inextricable. Seule sa quête fait sens.




Journal de guerre, 1939-1945, Evelyn Waugh, traduit de l'anglais par Julia Malye, Les Belles Lettres, 360 p., 23, 50 euro.

Arthur Evelyn St. John Waugh (1902-1966) était le fils d'un éditeur. Quand il a terminé ses études, il s'est lancé dans le journalisme littéraire. Mais il n'a pas sauté complètement de l'autre côté de la barrière car il est devenu le directeur de Chapman & Hall, éditeurs qui avait fait fortune en publiant Charles Dickens. Il a cherché un poste stable et est devenu instituteur dans le nord du Pays de Galles. Son premier livre, Decline and Fall (Grandeur et décadence) a paru en 1928. Et le succès fut aussitôt au rendez-vous ! Deux ans plus tard, est survenu un événement capitale dans son existence : il se convertit au catholicisme (il faut se souvenir qu'il est issu d'une famille protestante de longue date). Par ailleurs, il voyage et fait des reportages. Il va, entre autres, en Ethiopie en 1930 : un livre paraît en 1931 sur ses différentes expériences en Afrique et fait paraître Remote People. Un an passe et il fait sortir de presse un roman plus léger Black Mischief. Cet ouvrage lui a valu des remontrances : on l'a accusé de proférer des blasphèmes ! Et les problèmes ne sont pas arrêtés là : il a souhaiter se remarier et il a dû convaincre Rome de ses raisons (sa femme l'avait quitté). Après bien des difficultés, il est parvenu à ses fins en 1937. Il a publié Scoop en 1938 et le succès ne s'est pas démenti. Au fond, le destin lui a souri malgré les obstacles. Il fait avec sa nouvelle épouse un voyage au Mexique. Mais voilà : la guerre est déclarée en septembre 1939. Il avait commencé un nouveau roman (qu'il n'a jamais pu terminer) et il s'est retrouvé dans les Royal Marines. Tout le long du conflit, à partir de décembre, il a tenu un journal et c'est là le livre qui vient de paraître aux Belles Lettres. En 1940, il est devenu capitaine d'une unité de marines, et l'on sait qu'il n'a pas été un officier très populaire parmi ses hommes. Il a perdu son commandement et a été affecté à bataillon du contre-espionnage. Il a participé alors à la malheureuse attaque maritime de Dakar voulue per le général De Gaulle. Au début le ton de ses notes est assez léger, mais cela a changé quand il s'est rendu compte que la guerre tournait mal avec la capitulation de la Finlande. N'ayant pas la fibre patriotique ni l'esprit militaire, Waugh a relaté les atermoiements de cette période confuse qui a suivi la défaite en France. Après quoi, il a fait partie de la Layforce mais n'a participé à une opération tout aussi désastreuse pour reprendre pied en Lybie. Jugé assez peu apte à sa fonction, il est versé dans le corps des parachutistes. Blessé lors d'un exercice, il profite de ses trois mois de convalescence pour se remettre à écrire. Il a raconté avec beaucoup de désinvolture ses tribulations sous les drapeaux. Il est vrai qu'il s'est peu retrouvé en première ligne jusqu'au jour où Randolph Churchill, le fils du premier ministre, l'a convoqué pour aller servir en Yougoslavie pour prêter main forte à la résistance. Il a même rencontré Tito. Mais un accident d'avion survenu quand les deux hommes sont rentrés de l'île de Vis pour retourner à Bari a interrompu cette aventure quelques semaines. Il s'est ensuite retrouvé au coeur des opérations : alors, il a vraiment fait l'expérience de la guerre. Il s'est alors intéressé de près au sort de l'église catholique en Croatie et a écrit un mémoire à ce sujet. Ce journal est, on peut l'imaginer, très différents de ceux rédigés par d'autres combattants. On peut même dire que c'est tout le contraire. Waugh n'a pas été un héros ! Mais il n'a aucune gêne à ce propos. Il s'est contenté de raconter « sa » guerre avec beaucoup de vivacité. Rentré à Londres en mars 1945, il a fait paraître Bridehead Revisited, qui a été accueilli très favorablement. Il n'a pas publié ce journal de son vivant. Il n'a paru qu'en 1976. Cet étrange et paradoxal écrivain, indiscipliné et souvent imprévisible, a laissé un témoignage de son passage sous les armes sans faux-semblant et en racontant son existence d'anti héros avec un certain aplomb et avec sa coutumière manière de tout traiter non seulement sans aucun pathos, mais avec une sorte d'attitude goguenarde alors que le monde a connu des horreurs sans nom (mais sans doute n'a-t-il pas songé à le rendre public). Ce journal écrit avec vivacité et sans aucune flagornerie mérite vraiment d'être découvert.




Nacres, cahier, Hélène Cixous illustration dAdel Abdessmed, Editions Galilée, 178 p., 18 euro.

Nous voilà devant un livre qu'il est impossible de classer dans aucun genre connu : ce n'est pas un autobiographie classique, ni un journal dans le sens classique (je songe, par exemple, à celui de Virginia Woolf), ni un recueil de pensées (bien que elle égrène des moments de sa pensée au fil de sa plume).C'est malgré tout un peu de tout cela, mais avec beaucoup de notes sur des passages oniriques ou sur ses relations familiales ou personnelles. Cette observation n'est pas négative car personne n'est obligé de se couler dans un moule préétabli. Aussi déconcertantes que soient ces pages, elles ne sont pas dépourvues de charme. On est très surpris d'entrer de plain-pied dans l'univers intime de l'écrivain, sans pourtant que le voile soit véritablement soulevé. Ces impressions, ces sentiments, ces souvenirs, ces relations aux autres personnes sont définis sur le moment où Hélène Cixous les a conçus, mais ils ne sont jamais envisagés dans une perspective large qui pourrait nous révéler leurs secrets ou leurs vérités. Ce qu'il y a pour moi de plus touchant et aussi de plus frappant ici ce sont ces considérations sur l'écriture, qui ponctuent des considérations de toutes sortes. Elle ne prends la littérature, comme elle l'a pratique, comme une technique ou comme un don, ou encore comme une façon d'embrasser, l'univers, mais comme une conjonction de rapports avec le sacré ou le destin. Il y a chez elle une authentique volonté de comprendre ce qui peut la relier avec ce qui l'a façonnée, en tant que femme et en tant qu'écrivain, non comme un simple morceau d'argile modelé par le divin, mais comme un être élaboré par un grand nombre de vecteurs qui ont trait avec une spiritualité qui est devenu un ensemble de rouages métaphysiques qui ne cesse de déterminer ce qu'elle entreprend de faire dans cette sphère si particulière. Ce passage incessant du plus trivial (la vie telle qu'elle se vit de manière concrète) au plus insaisissable par l'esprit est sans doute la part ce qui frappe le lecteur et le touche profondément. Cet ouvrage, je le répète, ne ressemble à rien, de ce dont nous avons fait l'expérience dans la veine de l'introspection. Au début, les pages qu'elle a composées peuvent agacer et même exaspérer. Mais, peu à peu, à mesure qu'on se familiarise avec son univers, on est conquis par la curiosité d'aller plus avant. Et ces dénouements innombrables entre plusieurs facettes de l'expérience humaine, des affects les plus normaux jusqu'aux associations qui pourraient être le pain béni de la psychanalyse, constituent la matière d'une stratification de la connaissance de soi. L'être est exposé non dans sa pure nudité, mais dans tout ce qu'il peut avoir d'extrêmement intriqué et indéchiffrable. Cependant, ce qui n'est tellement crypté prend aussi sens au fil de l'écriture car au-delà de la raison, il y a d'autres raisons que la raison ignore. Dans mon souvenir, j'ai conservé de vagues souvenirs de son grand essai sur James Joyce (sa thèse, si je ne me trompe pas), mais aussi vagues soient-ils, je sais qu'à l'époque, ils m'avaient marqués. Donc ils subsistent quelque part au fond de ma mémoire défaillante. Et elle s'est interrogé sans concession sur tout ce qui a pu être sa vie personnelle, sa vie d'études et sa vie intérieure qui ont été les fondement de tout ce qu'elle a pu écrire (sa bibliographie est impressionnante et toutes différents claviers). En fin de compte, son insistance à ne pas s'attacher de trop près à ce que pourrait s'avérer une manière de se raconter, a accouché d'un mode scriptural qui n'est plus lié à une convention, mais qui excède les milites du sensible et de l'intelligible dans l'écriture comme perpétuelle et cruelle interrogation.




Le Roman tchèque, Ladislav Klìma, traduit par Erika Abrams, illustrations Vadim Korniloff, Editions du Canoë, 464 p., 26 euro.

Les Editions de la Différence avaient publié un grand nombre de traduction de cet auteur si étrange. Ladislav Klìma (1878-1928). Sa carrière a été un désastre puisqu'il lui a été interdit d'enseigner sous le régime austro-hongrois. Il a dû faire tous les métiers possibles et imaginables, comme conducteur d'une machine à vapeur pour pomper l'eau ou gardien d'une usine désaffectée. Il amené une vie de gyrovague, vivant dans le Tyrol à Zurich et puis, à la fin de sa vie, dans une chambre d'hôtel à Prague. Il est mort de tuberculose. Son oeuvre est difficile à décrire car il a écrit des ouvrages de philosophie assez peu conformistes, où il parvenait à mêler l'idéalisme de Berkeley au pessimisme de Schopenhauer et les thèses paradoxales de Nietzsche qui marquent la fin de la philosophie classique. Il a proclamé la toute-puissance de l'individualité (mais ce n'est pas, comme Max Stirner, un anarchiste : il a forgé la notion de « suréthique », qui associe nihilisme et l'exaltation du moi - sans oublier une once de ludibrium). Il est parvenu à publier six ouvrages de son vivant, mais qui n'ont guère passionné ses contemporains. De nombreux manuscrits ont subsisté et ont été peu à peu publiés (Erika Abrams a joué un rôle essentiel dans cette longue et délicate aventure et les Editions de la Différence ont tenté l'impossible de réhabiliter cet être peu commun). Klìma a en outre écrit des oeuvres romanesques, mais qui sont toutes liées à sa pensée politique, éthique et métaphysique, et aussi un bon nombre de textes autobiographiques demeurés inédits de son vivant. Le Roman tchèque surprend déjà par son ton : il met en scène des personnages du bon peuple avec leur langage savoureux - un boucher, en somme de braves gens du peuple qui s'interrogent sur les prochaines élections (elles ont une date : 1907 - ce sont les premières élections au suffrage universelles dans l'Empire). C'est alors que nous faisons connaissance avec Me Voln`y, un candidat dont nous ne connaissons les propos qu'à travers une interprétation tendancieuse du parti radical qui lui est opposé. Mais le chapitre où l'on commence à vraiment comprendre les intentions de l'auteur est celui où deux soeurs, Irène et Olga discutent sur la question épineuse de l'amour. C'est un subtil mélange de considérations assez amères et de raisonnements philosophiques. Ce n'est certes pas dans l'optique de La Philosophie dans le boudoir de Sade, mais il ya quelque chose qui les rapproche : la philosophie et l'idée qu'on peut se faire de la relation amoureuse. Klima n'abandonne pas son ton humoristique, mais s'efforce de dégager des idées fortes sur le sujet. Olga a bien compris la leçon, mais n'a pas tout à fait renoncé à l'amour qu'elle éprouvait pour Voln`y. Ce denier fait campagne contre l'oppression autrichienne et est sans nul doute le plus important des hommes politiques nationalistes. Il semblait voler vers la victoire, mais il a été accusé de collaboration avec les Allemands (là, on ne sait trop s'il s'agit des sujets de Guillaume II ou des Autrichiens, patrons de la Bohème, qu'on surnommait « Allemands » à Prague). Quoi qu'il en soit, cette attaque inopinée lui a fait tenir des propos plutôt étranges, et il se lança dans une tirade contre le parlementarisme. Plus tard, on voit réapparaître Olga, furieuse, menace un homme d'un couteau. La confusion est totale. La foule s'est emparée d'elle et l'a lynchée. Mais elle a survécu. Sa convalescence est accompagnée de réflexions les plus diverses sur l'égoïsme, la divin, la vengeance, des accès de pensées criminelles monstrueuses, en somme de toutes sortes de digression liée à son état peu enviable. Le monde qui se définit au fil des pages est atroce et noir. Une guerre ouverte des sexes accompagne une société en crise vertigineuse. Mais pas question ici de décadence, comme en aurait parlé Gibbon, mais de putréfaction. Et puis il y a le logismo-nihilisme, qui veut l'abstraction superlative des idées. Assez curieusement, un roman familial s'esquisse au fil du déroulement, qui vient s'immiscer entre le roman proprement dit (difficile à suivre à cause des nombreuses interruptions de sa rédaction) et le roman philosophique, qui ne cesse de multiplier contradictions et affirmations péremptoires, qui sont remise en cause plus loin. Olga se remet peu à peu et se rappelle alors d'être tombé, pendant les violences, dans un abîme métaphysique, inconsciente. Elle est l'expression de cet absolu, qui se traduit par tant de méditions qui se contredisent et qui finissent par détruire toute faculté de construire notre monde. Au milieu de tout cela, s'immisce une vision du peuple tchèque, bien loin de la bonhommie décrite par Hasek. Klìma en voit tous les défauts et toutes les faiblesses ainsi que les failles. Non, ce n'est pas un roman à l'issue heureuse, c'est en fait l'effondrement de tout système philosophique acceptable, au bénéfice de son logisme total, qui s'accommode si bien de l'idéalisme poussé à l'extrême de Berkeley et du pessimisme congénital de Schopenhauer. C'est une philosophie des bas-fonds de la raison et de la civilisation qui a perdu toute grandeur et toute noblesse. Cela en fait une oeuvre rare, sans doute unique en son genre et admirable qu'elle soit restée inachevée.




Lettres d'une vie, Victor Segalen, édition de Dominique Lelong et Mauricette Berne, « L'imaginaire », Gallimard, 552 p., 16 euro.

Etrange destin que celui de Victor Segalen (1879-1919). Né à Brest il y a fait des brillantes études au collège jésuite, échoue au baccalauréat, puis l'obtient l'année suivante. Il ne peut pas entrer à l'Ecole de la marine à cause de sa myopie. Alors il s'inscrit à la faculté des sciences à Rennes puis à l'Ecole principale de santé de la Marine (surnommée La Principale) à Bordeaux. Il est bon musicien et commence à caresser des rêves d'écriture. Il se rend à Paris en 1901 et y rencontre Catulle Mendès, Rémy de Gourmont, Huysmans. Dans cette anthologie, on trouve la lettre qu'il a envoyée à Huysmans et une autre destiné à Saint Pol-Roux. Il n'a encore écrit qu'un petit livre intitulé Cliniciens es lettres. L'année suivante il soutient sa thèse de médecine et puis doit finir ses études au centre d'instruction navale de Saint-Mandrier. Il est alors affecté en Polynésie. Il découvre, après un séjour de deux mois à New York (il a une correspondance nourrie avec ses parents et commence alors à beaucoup écrire à son ami Emile Mignard), Tahiti et les autres îles, dont les Îles Marquises où il récupère les bagages de Gauguin et a pu acheter des bois sculptés et sa palette. C'est alors qu'il a écrit des essais sur le peintre. De retour à Brest, il se lie à Claude Farrère. Il rencontre Claude Debussy l'année suivante (il lui écrit à partir de 1906 et lui propose un livret et des poèmes que le musicien ne pourra pas utiliser). A Paris, il étudie le chinois et obtient son diplôme. En 1909, il part avec l'écrivain Gilbert de Voisins pour un séjour de dix mois en Chine. Il s'installe à Pékin, se rend en Manchourie et enseigne à l'Imperial Medical College de Tianjin. En 1912, il achève Stèles. Il fait partie ensuite d'une expédition archéologique en 1913. Profitant de cette occasion, il écrit plusieurs ouvrages sur l'art chinois ancien qui ne seront publié qu'après sa mort. En 1914, il est mobilisé en 1914 et se retrouve à Dunkerque. Il tombe malade et en profite pour achever Peintures, qui paraît en 1916. Il est envoyé en Chine l'année suivante pour recruter des travailler. En 1918, il est affecté à l'hôpital militaire de Brest puis au Val-de-Grâce à Paris. Enfin, il retourne à Brest pour s'occuper des malades de la grippe espagnole. Il est frappé par une neurasthénie aiguë, puis est victime d'une hémorragie et meurt en mai 1919 à Huelgoat. Toutes ces lettres extrêmement précieuses car elle relate son existence car elle relate son existence en détail et nous fournit des indications sur les relations qu'il a pu entretenir avec ses proches et ses contemporains, écrivains, musiciens ou passionnés d'archéologie.




L'invention du théâtre, Henri Lewi, « Choses humaines », Editions Conférence, 248 p., 22 euro.

La première partie de cet ouvrage est une réflexion sur le rapport que nous pouvons entretenir avec l'histoire. Les hommes de l'Antiquité sont-ils proches ou loin de nous ? La question est délicate. L'auteur choisit deux exemples pour nous faire comprendre comment nous voyons la question de nos jours. Il se réfère en premier lieu à Anatole France, et commente son Jardin d'Epicure (1895), où il voit bien des similitudes entre les Anciens et les hommes modernes. Mais il nous invite aussi à lire l'article de Lucien Febvre paru dans la revue Les Annales, où il s'en prend à ceux qui croient que les hommes d'hier sont comme les hommes actuels. Sans entrer de plain-pied dans cette discussion, je crois qu'il y a un problème de filiation plus ou moins directe : les Français descendent pour l'essentiel des Gallo-Romains, et les Allemands croient que leur écriture gothique est issue de la Grèce de Platon. L'histoire n'a de laisse de rejouer ces cartes généalogiques qui sont souvent truquées. On s'invente un passé qui offre une légitimité au présent. Le mythe de Vercingétorix et des Gaulois, nos lointains ancêtres, a été inventé par Napoléon III. D'autres légendes ont été de pures inventions comme celle d'Ossian, invention d'un poète écossais de la fin du XVIIIe siècle - Chateaubriand en a été le traducteur en français et Napoléon ne partait jamais en campagne militaire sans emporter ce volume, qui était un faux ! L'historien H. I. Martou s'est convaincu que l'homme, dans le temps, s'est fabriqué une ambition universelle transmise de siècle en siècle. Intervient à ce point la querelle des idéalistes et des relativistes. Il existe bien un lien, mais c'est une vue de l'esprit savamment construite. Au fond c'est Aby Warburg qui peut le mieux conclure cette question : il croit que la distance entre l'anciens et le moderne est sans nul doute le plus pertinent. Après ce très long préambule, Henri Lewi aborde la question du théâtre antique. Il reproche à Nietzche s'avoir un trop vite conclue que la tragédie serait le fruit de la fusion de l'apollinien et du dionysiaque. Il note surtout qu'une tragédie était nécessairement accompagnée d'une comédie (on ignore quand cette liaison a pu se faire), parfois sur le même sujet. Euripide y a excellé, mais pas Eschyle. Ce dernier, en revanche, a traité le premier de l'actualité avec Les Perses. Il commente ensuite La Poétique d'Aristote et expose ce qu'il a pu écrire à propos de la relation au récit mythique, ce que le spectateur a pu ressentir (le philothropon - la sympathie). Maos il ne dit rien sur ce qui est peut être sacré dans le spectacle. La question a été débattue par les grandes spécialistes, qui y ont vu la persistance des origines dionysiaques du théâtre. En fait, l'auteur, en prenant des pièces remarquables pour distinguer le dessein de leurs créateurs, fait plus un commentaire sur les diverses lectures qu'on put en faire les grands hellénistes, de Vernant à Jacqueline de Romily en passant par Vidal-Naquet et Pierre Grimal. Il en conclue que des changements innombrables ont eu lieu dans le développement de l'art scénique, mais qu'ils s'inscrivent dans une aventure de l'esprit humain qui n'a eu de laisse de se reformuler tout avec chacun des auteurs. Son analyse est peut-être discutable, mais ce qui importe le plus c'est qu'elle nous oblige à penser cette grande aventure littéraire avec plus de discernement.




Amour et amitié, Jane Austen, traduit de l'anglais et présenté par Pierre Goubert, Folio, 96 p., 2 euro.

Ce très court roman fait partie des Juvenilia de Jane Austen (1775-1817), dont aucun des écrits n'a été publié de son vivant. Love and Freindship [sic] a été écrit en 1790 sous une forme épistolaire. Cette année là, l'auteur n'avait que quatorze ans. A l'époque venait de naître depuis peu un genre romanesque sentimental qui a eu beaucoup de succès, mais assez dépourvu de valeur littéraire. Il consiste en un échange de lettres entre l'héroïne, Laura, et à Marianne la fille d'Isabel. Jane Austen y fait preuve de beaucoup de fantaisie et ne prête guère attention aux codes de la littérature romanesque de l'époque. Elle démontre déjà des convictions en ce domaines : ne pas tomber dans le sentimentalisme et décrire les conditions objectives d'une relation amoureuses qui puisse arriver à bonne fin. Les règles sociales, la richesse, la compatibilité qui doit s'instaurer entre deux familles comptent plus que tous les sentiments amoureux. Ces derniers se voient toujours confrontés à des obstacles de nature terre à terre. Ce sera le thème des grands romans de Jane Austen par la suite, et ce sera d'ailleurs celui de toutes les femmes de lettres et même de Thomas Hardy à la fin du XIXe siècle. Les qualités et la beauté d'une femme ne sont que peu de choses à côté de ses origines familiales et de la fortune et de la considération dont peut jouir ses parents. Déjà dans ces pages émergent une manière de traiter le roman dans une optique nouvelle, bien loin des aventures souvent épiques du XVIIIe siècle. On y trouve déjà l'esprit d'un écrivain qui sait la vérité des relations unissant hommes et femmes, qui demeurent très secondaires dans le monde qui émerge à cette époque.




Le Rapport de Brodie, Jorge Luis Borges, traduit de l'espagnol (Argentine) par Françoise Rosset revu par Jean-Pierre Bernès, Folio, 160 p., 6, 80 euro.

Il y a deux aspects dans l'oeuvre de Jorge Luis Borges (1899-1986) : le premier est une rêverie sur la culture universelle, le second est le caractère de l'Argentin et ses fondements depuis la conquête du sud de l'Amérique. Les première nouvelles de ce recueil est de ce dernier genre : il parle des moeurs de ses compatriotes et leurs relations avec les femmes, dans « L'Intruse » par exemple. Dans «  L'Histoire de Rosendro Juaréz » il explique comment les questions d'honneurs se réglaient autrefois dans des duels au couteau. Ce sont en fait des moeurs de mauvais garçons (comme l'était la naissance du tango). Il n'a pas fait dans cette nouvelle le portrait d'hommes particuliers, mais plutôt d'individus typiques d'une époque (nous sommes ici au début des années 30). Il le fait de telle sorte (et c'est l'art tout son art) qu'on a l'impression qu'ils appartiennent encore à une période légendaire. Le duel d'ailleurs tient une place majeure dans les récits où il raconte cette naissance de la société argentine et chacun d'entre eux brosse un portrait de figures emblématiques de cet univers qui forge ses codes et ses règles de conduite. Il nous plonge aussi dans les temps plus reculés de la création de cette Nation avec la rencontre que le narrateur fait avec le professeur Zimmermann, originaire de Prague et que le régime nazi a obligé à fuir, qui vient le voir à propos de lettres de Bolivar que l'on vient de retrouver. La question soulevée par ces écrits encire énigmatiques se traduit encore une fois à un duel, d'une autre nature, entre le grand homme et le libérateur de l'Argentine, San Martin. La dernière de ces nouvelles a trait aux moeurs singulières d'anciens indigènes. Là, il joue avec la littérature scientifique et, surtout celle qui a trait à l'ethnologie. Il y a dans toute une part de vérité et une part de mensonge, celle de l'invention de l'auteur. C'est une grande métaphore de la culture, car chaque philosophe, chaque savant, à quelque époque que ce fut, a insinué sa propre théorie et a donc faussé la réalité des faits. Pour lui, l'écrivain travaille de la même façon, mais en jouant d'un paradoxe : ses mensonges finissent par coller à la réalité. Une merveille.
Gérard-Georges Lemaire
05-12-2019
 

Verso n°136

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