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[verso-hebdo]
15-04-2021
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Pablo Picasso, Paul Eluard, une amitié sublime, musée d'Art et d'Histoire Paul Eluard, Saint-Denis, 232 p.,

Pablo Picasso a été, depuis ses débuts à Paris, a toujours été très attentifs à ses relations avec les écrivains, et surtout avec ceux qui ont écrit sur l'art. Il a été l'ami de Max Jacob dans son année noire à l'aube du siècle dernier, puis a conquis Guillaume Apollinaire, Gertrude Stein (qui a acquis bon nombre de ses toiles pour sa collection et dont l'artiste a fait le magnifique portrait cubiste), puis Jean Cocteau, André Salmon et plus tard André Breton, Michel Leiris, Louis Aragon, Pierre Reverdi, Ramòn Gòmez de la Serna, Pablo Neruda, Rafael Alberti et beaucoup d'autres, tels Norman Mailer et Philippe Sollers. Il a parmi les premiers des modernes a comprendre l'importance stratégique non seulement de la critique, mais que la critique soit portée par des noms prometteurs ou déjà affirmés de la littérature. Paul Eluard a fait partie de ces auteurs qui ont lié des relations amicales avec l'artiste. C'est en 1923 que Paul Eluard écrit pour la première fois le nom de Picasso dans un de ses textes critiques : un article sur le Salon des Indépendants publié par la revue La Vie moderne. Le poète collectionne déjà dessins et tableaux du peintre déjà célèbre, et cela est démontré par la vente qui a lieu en 1924 à l'Hôtel Drouot.
A la fin de l'année, Eluard fait l'acquisition de quelques dessins de Picasso. En 1926, paraît le recueil d'Eluard, Capitale de la douleur, où il consacre un poème au peintre. Eluard continue à vendre des toiles de ce dernier les années suivantes. En 1932 sort de presse le premier numéro de la revue Minotaure et c'est Picasso qui est chargé d'illustrer la couverture. Deux ans plus tard, Eluard est associé à Picasso dans l'ouvrage consacré à Man Ray par Les Cahiers d'art. C'est en 1935 que l'écrivain rencontre enfin l'artiste (Roland Penrose en témoigne). C'est lui en tout cas qui présente Dora Maar au peintre. Ce dernier fait le portrait du poète, signe qu'il avait déjà scellé une solide amitié. Quand Picasso expose en janvier 1936 à Barcelone et puis ailleurs en Espagne (en particulier à Madrid), il fait une série de conférences à chaque étape de cette manifestation, présentant aussi ses propres ouvrages. De retour à Paris, Picasso lui offre un dessin « surréaliste » et fait le portrait de sa compagne, Nush. Les deux hommes se voient de plus en plus souvent et l'on comprend qu'il y a désormais entre eux un lien fort. Picasso illustre l'édition anglaise des poésies d'Eluard. Picasso grave une eau-forte pour le livre à tirage limité de « Grand Air «  poème de son ami. Puis il fait d'autres gravures pour ce projet ou pour la publication de La Barre d'appui et pour celle des Yeux fertiles chez GLM. A Mougins, Eluard achève son poème « A Pablo Picasso ».
L'année suivante, Picasso présente Guernica dans le pavillon d'Espagne de l'Exposition internationale de Paris et Eluard a écrit pour l'occasion « La Victoire de Guernica ». Pendant l'été 1937, Picasso et Eluard font partie du comité d'organisation de l'exposition « Origine et développement de l'art international indépendant » présentée au Jeu de Paume. En 1938, Eluard est l'organisateur de l'exposition internationale du surréalisme à la galerie des Beaux-Arts de Paris ; il y inclue des oeuvres de Picasso. Eluard publie le recueil Solidarité avec des gravures de son ami. Eluard vend des créations de Picasso à Roland Penrose. Il retrouve Picasso à Mougins pendant l'été et écrit l' « Ode à Picasso » qui est publié dans Les Cahiers d'art. En 1939, Eluard rompt avec André Breton, mais pas Picasso. Mais l'écrivain continue à fréquenter ce dernier et ne cesse de le louer dans ses poèmes. Il est mobilisé. Dans le tumulte de cette période tragique, Picasso continue à dessiner pour Eluard.
En 1941, il exécute une suite de sept portraits de profil d'Eluard. Ce dernier entre dans la clandestinité en 1943 et se réinscrit au parti communiste français. Il collabore aux Lettres françaises. Au printemps 1944 écrit un nouveau poème pour Picasso. En octobre, Picasso adhère au parti communiste. Ainsi, pendant cette période de l'après-guerre, le poète et l'artiste continue cette relation qui passe toujours par le dessin et par l'écriture. Eluard meurt le 18 novembre 1952 et Picasso est à son chevet. Cette remarquable exposition illustre avec de très nombreux documents (photographies, publications, oeuvres plastiques, etc.) cette grande amitié et cette admiration mutuelle. Celle-ci devrai ouvrir finalement en ce mois d'avril, mais qui sait ? Elle a été montée au mois de décembre dernier ! Espérons que ce soit le cas car on connaît mieux l'histoire de Picasso et d'Aragon à cause de l'affaire explosive du portrait de Staline publié dans Les Lettres françaises en 1953. Si elle était encore renvoyée à plus tard, je reviendrai sur ce catalogue indispensable et comble de découvertes sur ces deux grandes figures.




L'Alphabet des os, Serge Pey, Dernier Télégramme, s. p., euro.

Serge Pey est une des figures notables de la poésie française de notre époque. Mais son aire de jeu est bien plus vaste. Ce volume en témoigne. Il s'agit non pas de mots, dans le sens classique, mais d'ossements qu'il a récupérés et qu'il a décorés. Il a désiré rapprocher cette collection de la question de l'écriture en donnant un titre à cet ensemble qui les rapproche de l'alphabet - sans préciser cependant de quel alphabet il s'agit ici. Il n fait pas non plus de référence explicite à une culture définie ou à un âge de l'histoire, de la protohistoire ou même de la préhistoire. Ces ossements choisis avec soin, il se les est appropriés et les a placés dans une perspective esthétique qui n'appartient qu'à lui. Ils font partie d'une même famille avec son registre chromatique où dominent le souvent les bleus et les rouges (sur des fonds blancs) En fait, il a joué un double jeu : d'une part il en a fait des oeuvres d'art au sens plein du terme et, de l'autre, il a constitué un généalogie qui repose sur des associations de signes. En fait, in pourrait considérer chacune de ces création comme une sorte de pictogramme, qui est issue d'une langue imaginaire, et qui parvient à prendre sens et consistance à nos yeux. Serge Pey rend ces restes de squelettes d'une grande beauté. Il les a dépouillés de leur connotation (dans le petit texte de la fin, il fait allusion à l'archéologie et non à quelque macabre digression) et nous indique quelques clefs pour appréhender ses créations. Il cite plusieurs poètes, dont Aimé Césaire, John Giorno et Allen Ginsberg.
Ils n'ont pas grand chose à voir avec cet alphabet, mais il a esquissé une théorie générale de la poésie telle qu'il l'entend. Elle est rebelle mais surtout loin de tout ce qu'on a pu connaître dans nos Lagarde & Michard. Les décors qui ornent chaque os est « primitif » ou enfantin, sans être aucune de ces catégories. Et si le dessin est volontairement « simple », il n'est jamais une injure à l'histoire des arts passés. Et puis on peut interpréter cette sarabande mortuaire comme une extrapolation des ossements peints ou sculptés, ou encore agencés selon des suites géométriques comme dans les catacombes des capucins à Time ou à Palerme (ou encore à Paris où les nécessités fonctionnelles ont donné lieu à des arrangements esthétiques). Son poème final a quelque chose de sauvage et de corrosif, comme s'il avait voulu qu'il y ait une valeur ajoutée à son alphabet. Le plaisir vient en premier et précède la curiosité qui nous fait nous demander quel put bien être la portée de ces caractères Il a canalisé une énergie assez anarchique et a composé une merveilleuse déclinaison qui touche l'oeil du spectateur et le régale avant de l'interroger. C'est une réussite et nous devions saluer le talent de ce maître à la face de Janus, à la fois apollinien et dionysien.




Jonathan Coe, Gallimard,

Jonathan Coe, né à Birmingham en 1961, a fréquenté le Trinity College de Cambridge comme un certain nombre des membres du Bloomsbury, puis a enseigné à l'université de Warwick. Il s'est fait connaître en 1994 avec la publication de What a Carve Up ! or The Winshaw Legacy (en français, Testament à l'anglaise), qui est une satire assez virulente de la société britannique de son époque (il s'inscrit d'ailleurs dans une certaine tradition du genre). Très prolifique, il ne tarde pas à prendre une place prééminente dans la littérature de langue anglaise du tournant du siècle. Son oeuvre majeure est la trilogie des Enfants de Longbridge commencée en 2001. Il a aussi écrit des nouvelles et des livres pour enfants. Dans ce nouveau roman, Billy Wilder and Me, publié l'an passé en Grande-Bretagne, il fait preuve de ses qualités incontestables de conteur. Il sait très bien entrainer le lecteur dans une histoire. Son point faible, c'est l'architecture de ses fictions et surtout dans le cas de celle-ci. Voyons comment les choses se déroulent. Tout commence au milieu des années 1970 à Piccadilly, lieu emblématique de Londres et aussi un lieu assez commun pour qui se représente cette ville sans vraiment la connaître. Notre héroïne est une jeune femme grecque, Calista. Elle poursuit ses études et espère dans l'avenir faire quelque chose dans le domaine musical.
Elle devait obtenir une bourse pour Oxford, mais on lui offre une opportunité d'aller aux Etats-Unis er, après une longue randonnée, elle arrive à Los Angeles. Là, elle fait la connaissance de Billy Wilder, une vieille gloire du cinéma hollywoodien, qui est désormais quasiment une figure mythique à son crépuscule. Elle ignore que cette rencontre va aussi une suite imprévue. En effet, Wilder a l'idée de tourner un film en Grèce. Elle est embauchée pour lui faire office de traductrice. L'équipe quitte Athènes pour se rendre à Corfou. Pour elle, c'est une aventure extraordinaire. Pour nous, on a le sentiment que Jonathan Coe a voulu écrire un hommage au grand réalisateur américain par un biais qui ne soit pas didactique ou biographique. Les épisodes sont ponctués de réminiscences de ses anciens films, mais sans jamais de longs développements. C'est aussi là un moyen pour l'auteur de dépeindre le milieu du cinéma et de tout ce qui tourne autour. Enfin, c'est le récit d'un tournage qui se révèle pus difficile que prévu. Fedora (oeuvre achevée en 1978), qui est son avant dernier film, est une reconstituant l'existence du cinéaste pendant sa jeunesse, particulièrement quand il s'est installé à Berlin en 1926. A l'époque le jeune Juif originaire de Galicie fait du journalisme et sert de nègre pour des réalisateurs en vue. L'avènement d'Hitler au pouvoir l'incite à se réfugier à Paris puis à rejoindre son frère qui vit aux Etats-Unis depuis le début des années 1920.
Le cours du livre a totalement bifurqué ! C'est un pan entier (et d'ailleurs méconnu) de la vie de Wilder qui nous est narré, d'ailleurs avec beaucoup de perspicacité. Il n'et pas certain que Jonathan Coe ait opté immédiatement pour cette solution formelle quand il a commencé à écrire ce roman. Mais l'histoire de Calista, qui n'a d'ailleurs jamais pris corps tout à fait dès le départ, est ici laissée en plan. Le moi du titre n'est pas elle, comme on aurait pu le croire, mais lui, l'auteur ! C'est bizarre, plaisant à lire et parfois instructif dans la dernière partie en ce qui concerne l'auteur de Certains l'aiment chaud et d'Irma la douce. Mais cela n'en fait pas le meilleur ouvrage de l'écrivain anglais, mais peut-être le plus intriguant.




Wanred Louise, Marion Muller-Colard, Sygne / Gallimard, 224 p., 18 euro.

Ce roman peut déconcerter. C'est une histoire familiale dans les termes les plus conventionnels qui soient. L'intrigue tourne autour d'une figure féminine centrale, Chris, entourée par ses proches (elle assume une position matriarcale avec ses enfants et petits-enfants), dont son gendre, Guillaume, et ses enfants, qui est envahi par un mal être incurable depuis la disparition de son épouse. Elle est écrivain et règne sur un petit monde avec une certaine mélancolie. En réalité, la véritable est sa fille Louise qui est partie sans qu'on sache où elle a bien pu partir. Et puis une vieille femme, Ludmina, polonaise d'origine, lui raconte ce qui s'est déroulé pendant la dernière guerre et les drames qui ont accompagné la guerre et l'Occupation allemande. Ce passé remonte à la surface car Chris est passionnée par le récit de cette dame qui lui parle d'une jeune femme entrée dans la Résistance. Ce passé trouble, Chris, peu à peu, s'évertue à se reconstituer. Mais le mystère ne se dissipe pas tout à fait, mais si le passé paraît plus consistant. Cela est narré d'une manière assez banale, dans une langue pas très élaborée et ne parvient pas à nous captiver assez pour qu'on ai l'envie de connaître le fin mot de l'affaire. Rien ici ne nous donne l'idée d'une oeuvre romanesque d'une relative portée. Si l'écriture est bien modeste, le déroulement de l'intrigue n'est non plus très attrayante. Sa construction laisse à désirer. Cette nouvelle collection récemment créée chez Gallimard depuis peu semble marqué un tournant dans la production littéraire de cette illustre maison d'édition. C'est assez surprenant et surtout inquiétant, car déjà depuis un certain nombre d'années, à quelques exceptions près, les romans dans notre langue sont loin de ce qu'elle a pu proposer depuis sa création au début du XXe siècle. Je ne pense pas que Wanted Louise fasse date ! Ou alors, pourrait-on croire, ce serait pour dire que Gallimard est en train de définitivement changer d'orientation, de politique éditoriale et de s'éloigner de toute littérature authentique. Heureusement, il y a encore la collection « Du monde entier », qui présente des auteurs étrangers dont une bonne part est d'une authentique qualité. Les fondateurs de la N.R.F. doivent se remuer dans leur tombe !




L'Invention de l'orateur, Cicéron, Quintilien, saint Augustin, anthologie traduite et présentée par Patrice Soler, « Tel », Gallimard, 492 p., 18 euro.

Autrefois, mais il n'y a pas si longtemps de cela, il y avait au lycée la classe de rhétorique. De réforme en réforme, d'abâtardissement en abâtardissement, elle a été supprimée. Le déclin de l'enseignement des langues mortes, en particulier le latin, n'a fait que faire sortir du champ de l'apprentissage scolaire la rhétorique. Cela est vraiment dommage, car ce n'était pas uniquement l'apprentissage de l'art oratoire, mais aussi des règles de l'écriture qui ont été l'objet de nombreuses études au XVIIe siècle car on a fixé le français. Tout cela est bien triste, d'autant plus que la rénovation de l'orthographe en féminisant bien des substantifs n'a fait qu'enlaidir notre pauvre langue ! Cette anthologie arrive à point nommé pour nous faire comprendre ce qu'a été l'art de la rhétorique chez les Latins, d'abord dans le monde païen, ensuite dans le monde chrétien.
Il s'agissait d'apprendre, en appliquant ses règles et en savant les manier avec dextérité, d'associer le bien parler au bien public. En somme, la rhétorique a été utilisée surtout à des fins politiques. Cicéron, auteur bien maltraité de nos jours, est l'auteur de De oratore, le plus grand traité en la matière et le plus intéressant de tous ceux qu'il a pu écrire. Tacite écrit en 75 Les Orateurs. Et cette science de l'expression orale de sa maîtrise pour convaincre des auditeurs se retrouve ensuite chez les auteurs chrétiens, mais avec d'autres finalités. Cette question de l'éloquence sera encore discutée au cours du Concile de Trente, qui s'est achevé en 1563. C'est dire à quel point elle était primordiale dans notre culture. Pour en revenir au monde romain, Caton le Censeur en faisait une vertu. Cicéron va plus loin car il sous-entend que c'est un art. Eloquens signifierait : « qui va jusqu'au bout de sa nature de sujet parlant ». Cette notion engloberait bien des domaines, de la philosophie à la littérature. Pour lui, l'orateur serait un artiste universel du verbe. Ce qui lui donne un prestige considérable, d'autant plus qu'il possède une très vaste culture. Il est celui qui modèle le langage et donc lui attribue force et beauté. L'un de ses grands modèles est le Socrate du Phèdre de Platon et cela est patent dans son Entretien sur l'orateur. Mais il s'inspire aussi d'Aristote et des stoïciens. Le paradigme grec est ici le fruit d'une synthèse dans l'esprit de la « Nouvelle Académie ». Il va jusqu'à affirmer qu'il y a moins de bons orateurs que de bons poètes.
On regrettera cependant que les textes ne soient pas donnés dans leur intégralité. Patrice Soler nous offre un excellent résumé des passages non traduits, mais nous fait perdre ce qui est l'essence de ce traité. Cela dit, son travail est un excellent instrument pour aller comprendre ce que la rhétorique a pu être, dans la civilisation des Latins, un outil magistral qui pouvait même être placé au-dessus des meilleurs chefs de guerre et, peut-être celui du prince. Bossuet peut être regardé comme l'un des plus grands héritiers de ces apologies de l'art de la parole. Je laisse le soin au lecteur de découvrir les conceptions de Quintilien et de saint Augustin, qui prouve que les ponts n'ont pas été autant rompus avec l'Antiquité classique que l'a fait croire ce dernier.
Gérard-Georges Lemaire
15-04-2021
 

Verso n°136

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