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[verso-hebdo]
15-09-2022
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

La Connaissance de la douleur, Carlo Emilio Gadda, traduit de l'italien par Louis Bonalumi & François Wahl, Editions du Seuil, 262 p., 22 euro.

Carlo Emilio Gadda (1893-1963) est une des figures les plus intrigantes de la littérature italienne de la seconde moitié du XXe siècle. Il est issu d'une famille bourgeoise de Milan où il vit le jour. Son père est un industriel du textile (qui est mort prématurément en 1909) et d'une mère enseignante. La disparition de son père a placé sa famille dans une situation délicate.
A cause de ces questions, Gada a fait ses études supérieures au Regio Istituto Tecnico Superiore de sa ville natale pour devenir ingénieur. En 1915, il s'est engagé volontaire, emporté par la lame de fond nationaliste. Il est entré dans le corps des Alpins et il est fait prisonnier à l'automne 1917 après le désastre de Caporetto. Il a raconté ses souvenirs amers de cette vie militaire calamiteuse dans son Giornale di guerra e di prigionia qui a paru partiellement en 1955, puis a été réédité dix ans plus tard avec un ajout, mais n'a été imprimé intégralement qu'après sa mort. De retour à Milan en 1920 il a achevé ses études.
Une fois diplômé, il a travaillé dans diverses régions et pays, dont l'Argentine. Il a commencé à collaborer à la revue Solaria. En 1921, il s'inscrit au Partito nazionale fascista. Il a écrit pendant les années suivantes dans des journaux comme L'Ambrosiano. Mais il a été profondément déçu par le régime et il l'a manifesté avec virulence après la guerre dans Eros e Priape. Ses premières nouvelles sont réunies dans l'ouvrage intitulé La madonna dei filosofi en 1931. Puis il s'est consacré à la rédaction d'un traité philosophique, Meditazione milanesi. Il castello di Udine a été publié en 1934, Le meracviglie d'Italia, en 1939, Gli anni en 1943 et L'Adalgisa un an plus tard. La cognizione del dolore n'a vu le jour qu'en 1963 (qui a été rédigé entre 1938 et 1943) , un roman où il s'est servi de son séjour en Argentine. Sa littérature allait à l'encontfre de tout ce qui pouvait se faire alors en Italie. Il n'avait d'ailleurs qu'une audience limitée, même si ses qualités littéraires étaient louées par Italo Calvino et Alberto Arbasino. La reconnaissance et le succès lui venu qu'en 1957 avec la parution de Quer pasticciaccio brutto di via Merulana, à l'époque où il vivait à Rome (il a vécu pendant la guerre à Florence).
Cette connaissance de la douleur se déroule dans deux pays imaginaires de l'Amérique centrale : Maradagâl et le Paradagâl qui est un Etat voisin. Tout début par une anecdote somme toute marginale : l'histoire d'un vigile municipal qui avait fait passer son infirmité pour une blessure de guerre. La supercherie est finalement révélée et il perd cet emploi qui lui assurait la tranquillité. Puis l'auteur nous présente d'autres personnages qui composent le petit peuple de la capitale de ce pays de fiction, à commencer par la blanchisseuse. Au milieu de tous ces récits qui sont des appendices narratifs qui sont vite abandonnés, quitte à resurgir loin dans ce roman qui en fait n'en est pas un, ou qui serait un roman d'un genre encore inconnu, picaresque et rococo en diable, dans un contexte déjà différent.
Au coeur de ces évocations fugitives, mais révélatrices de ce microcosme bigarré, apparaît la figure de l'écrivain Gonzalo Pirobutino d'Eltino, qui pourrait bien être le double de l'auteur (il est lui aussi ingénieur), qui ne maîtrise en apparence rien de ce flux discursif (on y trouve ces fragments d'existences, mais aussi des références littéraires ou philosophiques, ou encore historiques (de Platon à Manzoni, de Boccace à l'Arioste en passant par Jean de La Fontaine), mais qui s'y complait. Il faut aussi ajouter que son fils souffre d'un mal obscur (on le découvre pendant une consultation médicale). Le docteur ne trouve rien d'anormal, mais le jeune homme souffre d'une maladie inconnue. Et les circonvolutions de cette représentation d'un petit monde où se mélangent les mots et expressions en espagnol, des passages pleins d'humour (parfois avec un je ne sais quoi de rabelaisien), de séquences décousues, sont sous-tendues par cette question de cette conscience d'un danger caché, mais inéluctable. Le tout est constellé de méditations qui se distinguent du reste de la fiction par leur gravité.
Gadda n'appartient cependant pas à cette recherche qui, comme chez James Joyce, tente de transmuer l'art romanesque en autre chose. Il tenter surtout de pousser le plus loin possible ses limites. Au fur et à mesure que le lecteur pénètre dans cette sphère où le vernaculaire se conjugue avec la métaphysique, Il est pris par cette angoisse sous-jacente : la joyeuse sarabande de toutes ces figures de tous ordres se change insidieusement en une danse de mort.
Jean Wahl le souligne dans sa postface très éclairante : cet ouvrage est resté inachevé. Il s'agit en fait de quelques pages qui aurait constitué la conclusion de cette affaire ébouriffée. Mais justement, il n'a pas de fin. Et peut-être l'inachèvement fait-il partie de ce parcours qui, en dépit de son caractère déconcertant, est destiné à demeurer une interrogation sur ce que l'être humain peut savoir de lui-même et des autres. En fin de compte, malgré cette étrangeté livresque, on reste fasciné par cette Connaissance de la douleur.




Picasso-Méditerranée, sous la direction d'Emilie Bouvard, Camille Frasca & Cécille Goidefroy, Editions In fine, 448 p.

Il ne s'agit pas ici d'un catalogue au sens propre, mais plutôt d'une somme accompagnant une grande manifestation qui s'est déroulée en 2020 dans différents pays du bassin méditerranéen. L'objet de ce volume imposant de de mettre en évidence les relations étroites que Pablo Picasso a entretenues avec le monde de la Méditerranée. Si l'on fait exception de l'Italie, l'artiste a peu voyagé en dehors de la France, de l'Espagne et de l'Italie : souvent, il a traversé les flots par l'imagination>. Part exemple, en recréant à sa manière Les Femmes d'Alger d'Eugène Delacroix. Les musées ont été ses ports de prédilection. Ce volume imposant est plus qu'un vade-mecum de la vie et de l'oeuvre de Picasso : c'est une encyclopédie qui nous dévoile tous les aspects de sa création à travers une géographie détaillée.
C'est ainsi que nous découvrons les lieux où il a vécu et aussi ceux où il a travaillé et où son art a pu prospérer. Nous sommes conviés à Avignon à Arles, à Béziers, Juan-les-Pins, Golfe-Juan, Marseille et à Céret, qui a été L'épicentre du cubisme naissant juste avant la Grande Guerre. A chaque lieu correspondent les oeuvres, des rencontres - celles d'amis ou de femmes qui sont entrées dans son existence. D'abord les lieux où il a vécu un certain temps comme Mougins et le château de Vauvenargues. Ensuite là où il a connu ou retrouvé des amis qui ont compté pour lui comme Jean Cocteau ou Paul Eluard.
Et puis il y a les endroits qui ont été pour lui des révélations, comme par exemple Vallauris où le savoir-faire des modestes potiers lui ont ouvert une voie royale dans l'art de la céramique. IL faut aussi prendre aussi en ligne de compte les femmes qui ont partagés des moments de sa vie, de Dora Maar à Thérèse, de Françoise Gilot à Jacqueline. Chaque ville, chaque village est comme une poupée russe d'où le lecteur découvre des peintures ou des sculptures, des figures importantes, d'écrivains et d'artistes de nouvelles expressions dans l'art de cet artiste qui ne connaissait aucune limite. Ce volume est bien plus qu'un vade-mecum de l'univers de cet homme d'exception : c'est une collection d'articles qui sont le plus souvent des poupées russes, chaque lieu faisant découvrir blen d'autres figures, d'autres oeuvres, d'autres choses à connaître de ce parcours créatif si intense. II se révèle indispensable pour qui souhaite en savoir plus sur Pablo Picasso.




Animaux & artistes, Julien Blaine, Les Presses du réel, 64 p., 12 euro.

Bien sûr, nous sommes bien loin ici du Bestiaire qui est inclus dans Le Trésor de Brunetto Latino. Il fait ici l'exhibition de son bestiaire très privé, celui de ses oeuvres et de ses performances à commencer par l'âne Lolo. En réalité, nous découvrons ici les animaux que l'écrivain a pu incarner avec une incroyable fantaisie et une invention théâtrale d'une drôlerie magnifique. Chacun de ces spécimens a son histoire et aussi sa signification dans le microcosme tapageur de Blaine. Prenons par exemple Pigcasso, la truie qui vit dans une ferme d'Afrique du Sud. Voilà un bel exemplaire à qui s'identifier dans la pure dérision de cette affaire carnavalesque. Quant à Lolo, il faut se rappeler que Frédéric Gérard, dit le père Frédé, le créateur du célèbre cabaret Le Lapin Agile, qu'on peut toujours voir sur la Butte Montmartre, ce brave bourricot s'est fait un nom dans l'histoire de l'art moderne en peignant avec sa queue un tableau intitulé Et le soleil s'endormit sur l'Adriatique et a été présenté comme étant le chef-d'oeuvre d'un peintre futuriste important, Joachim-Raphaël Boronali et a été accroché dans l'une des salles du Salon des Indépendants en mars 1910.
Cette composition a même été vendue à un amateur. C'est Roland Dorgelès qui a révélé la supercherie qui a fait beaucoup rire. Lolo était devenu une étoile de l'art moderne qui commençait à triompher dans toute l'Europe. Notre auteur se divertit beaucoup avec ses histoires vraies ou inventées et se glisse volontiers dans la peau de ces animaux qui ont chacun à leur façon connu un destin peu commun. Oui, vous le savez déjà, Julien Blaine est un drôle d'animal (j'allai dire : un drôle de zèbre !) et est toujours prêt à nous faire éclater d'un rire parfaitement pantagruelien tout en nous roulant dans sa farine littéraire et artistique au levain carabiné.




Jean-François Dubreuil, Jean-Parc Huitorel, Editions du Regard, bilingue, 176 p., 39 euro.

A L'poque où l'art abstrait en France était dominé Zao Woo KI ou Pierre Soulages, et où les groupes avant-gardistes tels que Supports/Surfaces et BMPT concentraient toute l'attention des amateurs d'art, les recherches menées par Jean-François Dubreuil n'ont pas été ignorée, mais considérée à leur juste valeur ses recherches. Ayant grandi à Tours, il ne s'est pas destiné à une carrière artistique. Son amitié avec Francis Limérat s'est alors révélée décisive. Il commence par faire des collages et puis toutes sortes d'interventions sur des supports imprimés. Avec le temps, il a rencontré d'autres jeunes artistes et a formé avec eux l'éphémère Groupe 37.
Son travail a évolué rapidement et, surtout, la couleur est devenue importante dans ses compositions. Chaque couleur a correspondu à un caractère précis du sujet détourné. Cela l'a amené à supprimer ce support anecdotique, qui est peu à peu remplacé les images subtilisées. Au début des années 1970, ses oeuvres sont d'une stricte abstraction géométrique, qui nous ramènent à des spéculations telles que celles de Josef Albers ou de Piet Mondrian, sans pourtant s'en inspirer directement. Les principes généraux de ses dispositifs sur la toile demeurent assez identiques, mais son travail évolue néanmoins rapidement. Ce qui intrigue le plus, est que son point de départ reste toujours la presse récente, comme si ses abstractions (les plus pures qui soient) possédaient un substratum imprimé et par conséquent véhicule de messages consubstantiels à une pratique qui se dispense tout à fait de quelque lien avec le langage ou avec l'image.
En 1975, la galerie 30, à deux pas du Centre Georges Pompidou, ouvre ses portes. Située 30 rue Rambuteau, elle est vite devenue le refuge des créateurs qui allaient à contre-courant des modes et aussi d'un vision esthétique proche de groupes d'entre les deux guerres comme Cercle et Carré, mais sans nostalgie et avec le désir d'introduire d'autres notions inconnues laoes . C'est là qu'il a exposés ses travaux et aussi ceux de ses amis. C'est vite devenu le rendez-vous des artistes fidèles à une certaine conception de l'abstraction bien éloignée de celle venue des Etats-Unis, que ce soit l'abstraction lyrique ou le hard edge. Etant donné l'origine de son inspiration, on en est même venu à se demander si Dubreuil était vraiment un artiste abstrait ou même s'il était un peintre. Question peu absurde et pourtant sonb attitude a laissé planner le doute. Il a reçu en 2016 le prix Aurélie Nemours - reconnaissance tardive sans doute mais amplement méritée. Jean-Marc Huittorel a très bien su raconter l'aventure de cet artiste dont on a eu bien du mal à comprendre la démarche.




Petit traité de l'Art faber, Lourdes Arezpe, Jérôme Duval-Hamel, et le collectif de l'art faber, Actes Sud, 176 p., 13 euro.

La communauté scientifique a fait de nous les descendants de l'homo sapiens. Les auteurs sont partis d'une réflexion de Benjamin Franklin sur l'affirmation de l'homo faber face aux nécessités de la subsistance. Puis, au cours des siècles, il s'est transformé jusqu'au jour où il a donné naissance à l'industrialisation. Soit. Mais je ne vois pas en quoi ces deux conceptions de l'être humain s'opposent. La question a longtemps été la disparition de Néandertal et de sapiens sapiens, qui a triomphé. On a découvert qu'en chacun de nous il y a quelque chose de Néandertal. Une espèce l'a emportée sur l'autre, mais pas par la destruction physique. Et puis, les deux espèces ont été homo faber ! Mais peu importe.
L'idée fondamentale est ici de créer un groupe d'artistes qui se réfèrent à cette notion. Elle est déjà présente dans les oeuvres antiques (Homère, Virgile, etc.) et se retrouve dans la littérature du Moyen Âge. Et cette montée en puissance continue jusqu'à l'ère industrielle. Ingres s'est ému de cette volonté toujours plus grande d'assimiler le monde du travail à celui de l'art. Et il n'a pas été le seul à en être soucieux. Mais, cela étant dit, cela s'est déjà affirmé dans les tableaux de Turner, pour ne citer que lui (je ne parle pas de Wright of Derby qui en a fait le sujet majeur de sa création). Le XXe siècle est pour les auteurs l'avènement et le triomphe de cet art nouveau qui a cependant d'innombrables précédents. Mais pourrait-on compter la forge de Vulcain dans cette encyclopédie ? Et les batailles navales ? Il s'agissait de commandes, mais elles étaient le reflet non seulement d'un art militaire, mais aussi de techniques particulières.
Difficile d'être convaincu par les définitions apportées à l'Art Faber ! Et puis la liste interminable de créateurs donne le tournis, d'autant plus qu'elle se termine par Bansky ! L'artiste faber est celui de tous les mondes économiques. Soit. Représenter le monde du travail et ses produits n'est pas spécifique à un courant d'idées en art. Je reste perplexe devant ces spéculations qui n'ont pas un pivot bien défini. Le Pop Art américain et la figuration narrative françaises peuvent entrer dans ce vaste sac spéculatif ! Mais leurs visées sont radicalement opposées. Art engagé ? Dans le cas de la France, en un certain sens oui, mais pas pour les Américains. En fin de compte, ce livre de parvient pas à convaincre. Et en quoi serait-il un agent de transformation de nos sociétés ?




Une saison avec Luce, Henri Raczymow, Editions du Canoë, 184 p., 18 euro.

Tout commence ici par la rencontre d'un jeune auteur encore débutant et d'une jeune fille prénommée Luce. Il apprit peu après que son nom est Simonet. L'attraction qu'il éprouve pour elle est forte, mais pas violente. Ce n'est pas un coup de foudre, mais plutôt la naissance d'un sentiment profond qui se confond avec le désir. Avec ses amis, il consacre son temps à épier la belle Luce qui a loué la maison d'à côté avec ses amies. Les relations avec cette jeune fille n'est pas simple et est ponctuée d'incidents malheureux même s'ils sont sans gravité. Peu à peu, le narrateur parvient à se rapprocher d'elle et à esquisser une histoire.
Bien sûr, ses camarades (Babette, et Natacha ne lui déplaisent pas. Mais il n'éprouve pas pour elle la même attraction qui l'a envahie au point de devenir une sorte d'obsession. Mais la passion se conjugue avec une certaine retenue. Et puis il ignore tout des sentiments de la jouvencelle. Un lien particulier liait les deux amoureux : la lecture de Marcel Proust -, une lecture pleine d'aventure et de passion. Chacun d'entre eux voyaient en Albertine une autre personne, un autre en jeu des joutes du coeur et des sens.
Ce regard curieux porté sur l'héroïne imaginée par l'écrivain ne cessait de se croiser et d'approfondir leur propre relation, qui s'avérait être des plus complexes. Bien qu'ils aient décidé de vivre ensemble, ils n'étaient pas de vrais amants et ils le savaient très bien Leurs relations étaient charnelles plus dans le rêve que dans la réalité. Luce décide de le quitter. Mais deux jours plus tard lui annonce qu'elle veut revenir. Le narrateur avait désormais une liaison avec une Isabelle. En somme, ce roman s'est transformé au fil du récit en un imbroglio de fantasmes et d'impulsions qui s'enchevêtraient et se contredisaient C'est là un roman un peu étrange mais assez singulier pour retenir l'attention et le rendre intriguant. Et il nous entraîne dans les circonvolutions déconcertantes des sentiments qui ne suivent pas une logique, mais des chemins de traverse assez tourmentées. Proust est ici le diapason de cette « saison ».
Gérard-Georges Lemaire
15-09-2022
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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du 6 au 28 Octobre 2012
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Christophe Cartier / Gisèle Didi
D'une main peindre...
Préface de Jean-Pierre Maurel


Christophe Cartier

"Rêves, ou c'est la mort qui vient"
édité aux éditions du manuscrit.com