Segui est mort le 26 février à Buenos Aires. Pour lui rendre hommage, je n'ai rien à changer dans le texte que je lui consacrais il y a trois mois à l'occasion de son exposition à la galerie Sonia Zannettacci de Genève sur le thème des « lumières de la nuit ». C'était un plaisir d'y retrouver le célèbre senor Gustavo, sans doute incarnation du petit bourgeois argentin, mais surtout inépuisable prétexte à peindre. Antonio Segui avait quitté Cordoba, sa ville natale, en 1963 pour venir à Paris. Il avait trouvé un atelier à Arcueil. Il y travaillait toujours à 87 ans, fidèle à son inimitable manière de peindre qui l'avait tout de suite rapproché de la Nouvelle figuration. Dès les premiers temps, il avait généreusement offert l'hospitalité à de jeunes artistes comme Vladimir Velickovic, qui allait arriver de Belgrade en 1966. Velickovic ne tarda pas à dénicher à son tour un grand atelier à Arcueil. Les deux peintres amis sont ainsi restés voisins une cinquantaine d'années, et puis Vlada a disparu peu avant l'ouverture de sa rétrospective au Fonds Leclerc pour la culture inaugurée en décembre 2019. Segui était là évidemment, avec d'autres peintres de la Nouvelle figuration (Fromanger, Klasen...) qui voyaient avec tristesse leurs rangs s'éclaircir. Mais les peintres sont ainsi faits : ils travaillent tant qu'ils vivent, et avec plaisir. On pouvait voir une vingtaine de tableaux chez Sonia Zannettacci, et une sculpture. Quelques pièces étaient anciennes, mais la plupart très récentes : Encuentros Inesperados (2021), Escapando a la Rutina (2021), General con Condecoraciones (2020) etc... Des centaines de Gustavo parcouraient l'espace dans tous les sens, un espace intensément lumineux (mais cette lumière n'était pas celle du jour, ni celle de la nuit dans Con Calor : c'était une lumière picturale, il n'y avait jamais d'ombre portée chez Segui).
Mais pourquoi cette énergie, pourquoi cette persistance à peindre ces figures depuis des décennies ? Antonio Segui avait répondu une fois pour toutes : « Pour moi la peinture est une méthode de connaissance et, surtout, l'occasion quotidienne d'éprouver le plaisir de faire. Je ne peins que pour le plaisir : le fait que l'on reconnaisse dans un tableau de moi une pomme ou un crâne change très peu de choses. Si je peins, c'est vraiment pour le plaisir de peindre et rien d'autre. » Dans les années 60-70, les abstractions dominaient la scène artistique à Paris comme à New York : expressionniste, lyrique ou géométrique, il n'y avait partout que de l'abstraction. « J'ai tout de suite su en m'installant que le prix de ma liberté serait élevé. Mais heureusement je n'ai jamais cherché à faire carrière : je répète qu'il me suffit de pouvoir faire de la peinture pour le plaisir. Le reste n'a pas d'importance. Je suis resté assez solitaire : j'ai très peu d'amis artistes, je rencontre plus volontiers des poètes et des écrivains. » Ces gens de lettre que Segui fréquentait volontiers avaient vite compris qu'il fallait aller au-delà des déclarations du peintre. En fait, il ne peignait pas pour l'unique plaisir de peindre. Il y avait autre chose, que nous étions invités à déceler, et qu'il avait fini par admettre dans une phrase qui était reproduite dans le catalogue de cette dernière exposition : « J'assume pleinement une attitude critique et même peut-être morale. Naturellement, j'aime fouiller à l'intérieur de l'individu, comprendre ses conflits, mettre à jour ses joies. » Segui n'avait jamais été un simple explorateur de ses propres fantasmes. A travers sa peinture, il cherchait l'Homme, comme son ami Velickovic et autrement, comme tous les grands peintres depuis toujours.
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