J'évoquais il y a peu de temps la position de principe de Michel Onfray à propos de l'histoire universelle de l'art : les artistes ne recherchent jamais en premier lieu la beauté. Il se trouve que cet hiver, la fondation Custodia a offert des éléments susceptibles de fortement nuancer cet a priori avec la splendide exposition Charles Donker. Né en 1940 à Utrecht où il vit toujours, cet aquafortiste, dessinateur et aquarelliste de première force, très réputé parmi ses pairs (il est admiré en particulier par Reinder Homan, Erik Desmazières et Simon Koene) travaille essentiellement à l'extérieur en recherchant, dans la campagne d'Utrecht ou près de sa maison de Godlinze dans la province de Groningue, de beaux motifs. « Je ne peux rien dessiner d'après mon imagination, j'ai besoin d'avoir tout sous les yeux. L'arbre, je le regarde vraiment. » D'où le titre de l'exposition : d'abord regarder. Charles Donker ne dessine que ce qu'il voit, et il ne veut voir que les beautés de la nature. Les théories de l'art ne l'intéressent pas.
On pense immédiatement à Rembrandt, qui ramenait de ses promenades sur les bords de l'Amstel, des dessins comme l'admirable lavis de bistre et plume du Louvre : Sur les bords de l'Amstel (1650). Devant un paysage dont la beauté le retient, il utilise les effets d'ombre et de lumière. Très exactement, il fait jaillir la lumière de l'ombre même par des oppositions de lavis et de traits. Le critique Claude Roger-Marx déclarait à propos des dessins de paysages de Rembrandt « qu'à la lumière observée s'est substituée la lumière inventée. » Ainsi, l'artiste obligeait la matière à dire l'immatériel, à se plier à une sensibilité qui appartenait autant à la vision intérieure qu'à la chose vue. Et de la sorte il faisait sourdre sur le papier une autre beauté. Les traits et les coups de pinceau, fulgurants, sans repentir possible, sont plus ou moins épais, plus ou moins transparents. Certains lavis sont tragiques, d'autres respirent le bonheur.
Plus de trois siècles plus tard, avec Charles Donker, c'est exactement la même chose. Devant le paysage choisi, par exemple le Flanc de montagne avec des conifères dans la forêt Mata de Valencia (2001, Pinceau et encre de Chine), il dit : « il s'agit de bien regarder au préalable où se trouvent les points très clairs et ensuite on assombrit tout ce qui est autour. » On lui demande par quoi il commence : par ébaucher d'abord la réserve de blanc ? La réponse de l'artiste est nette : « Non, je veux le faire en une fois, à l'encre, pour préserver la spontanéité du dessin. » Rembrandt n'aurait pas dit autre chose. Il faudrait parler aussi d'un des lieux préférés de Donker : La vasière de Groningue vue depuis la digue d'Eemshaven (1987, Pinceau et encre de Chine). Partout le gris du ciel et le gris de la mer. Au premier plan des galets, de la vase et des pans de clôture de fil de fer barbelé affaissée. Nous sommes dans l'extrême nord de la Hollande. Charles Donker aime ce paysage, et de la lumière observée il tire une lumière inventée qui vient de son intériorité. Pour le spectateur fasciné c'est bien l'expression de la beauté. Donker ne l'a peut-être pas cherchée, mais elle est là. De Rembrandt à lui, tel est le secret de l'art.
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