Bibliothèque de l’amateur d’art

par Gérard-Georges Lemaire

mis en ligne le 12/07/2012

1945, Michel Chaillou, Editions de la Différence, 256 p., 16, 25 €.
Eloge du démodé, Michel Chaillou, « politique », Editions de la Différence, 44 p., 12,20 €.

Auteur du Sentiment géographique et du Rêve de Saxe, Michel Chaillou a reçu les distinctions majeures qu’un écrivain peut obtenir dans notre pays. Et pourtant, il n’a pas encore été reconnu à sa juste valeur. La France dévorerait-elle ses écrivains les plus méritants comme elle ignore ses artistes les plus talentueux à de rares exceptions près ?

1945 est un magnifique roman sur la triste période de l’Occupation. Le jeune narrateur passe d’un parent à un autre, d’une institution religieuse à une autre en différentes régions de France et, de temps à autre, se retrouve dans le Paris vert de gris. Sa mère entretient des rapports étroits avec les Allemands et après la Libération, sera déchue de ses doits civiques. Ce qui frappe le plus dans cette fiction, c’est d’abord son absence absolue de pathos et, ensuite, de jugement moral. On comprend bien que la mère du narrateur est coupable, mais on ne sait pas même de quoi précisément. Et peu nous chaud. Ce qui importe, ce sont les sentiments, les impressions, le ressenti de ce petit garçon qui ne comprend pas tout ce qui se passe autour de lui (on fait d’ailleurs tout pour qu’il en souffre le moins possible), mais qui devine les dangers des jours qu’il passe en faisant semblant que tout soit plus ou moins normal. Ces pages ont été écrits avec délicatesse, avec une finesse inouïe, mais aussi une intelligence de l’histoire car tout se délivre dit en creux. Ce n’est pas le regard de l’enfance qu’il nous restitue, mais le regard qu’on veut qu’un enfant porte sur le monde des adultes, surtout quand ils se comportent mal – la France de l’époque n’était pas un exemple de grand vertu ! Voilà un livre intense, passionnant et pourtant sans beaucoup de coups de théâtre. C’est un livre où l’auteur a su tisse le dit et le non-dit avec une science inégalée.

Avec son Eloge du démodé, Michel Chaillou semble déclarer la guerre à la modernité à outrance. Mais ce n’est là qu’une apparence trompeuse. S’il affirme qu’ « au neuf, j’ai toujours préféré l’usé », il veut surtout affirmer son droit à aimer le passé, sans être traité de réactionnaire. D’une certaine façon, son « manifeste » est une nouvelle version d’A rebours de Huysmans. Il y fait d’ailleurs, comme lui, une liste de lectures qui l’enchantent, de Quintilien à Apulée, de Paulin de Nole à Caton l’Ancien, en passant par La Bruyère et même Voiture. Il raconte une anecdote drôle : l’éditeur de Léon Bloy lui aurait dit : « la bicyclette tue le livre ». Dans le train entre Paris et Dinard, il nous égrène ses convictions personnelles et ne fait pas de son goût de l’ancien une idéologie. C’est un réquisitoire tranquille mais ferme contre l’amnésie qui frappe les créateurs de notre temps.

*

La Souveraineté, Georges Bataille, Lignes, 288 p., 17 €.

Tous les lecteurs de Georges Bataille se souviendront que c’est dans la Part maudite, au sortir de la dernière guerre, que s’affirme chez lui cette notion déjà présente dans la Somme athéologique. Le texte que nous découvrirons dans ce volume aurait sans dû faire partie de cet ouvrage. Ce que frappe dans ces pages mises de côté, c’est la contradiction qui frappe ce terme sous sa plume « souverain » ne signifie pas nécessairement qui possède tous les pouvoirs. Quand Bataille déclare que les sociétés « archaïques » excluent l’artiste ou l’écrivain souverain, sans doute songe-t-il à la République de Platon. Le terme « archaïque » prête ici à confusion.
Que l’art fut longtemps une activité subordonnée au « souverain », donc aliéné. Il observe que l’art profane peut être plus libre que l’art sacré et donc plus subjectif. Cette subjectivité a partie liée avec l’érotisme. Mais la question qui se pose alors est cette liberté qui revoit l’artiste et sa création à lui-même. Pour lui, « l’art pour l’art » est vide de signification. L’art a donc une destination qui lui attribue une valeur dans la société. Sa réflexion s’arrête à ce point. Dommage, car c’est justement là où le problème se pose pour nous, quand la « subjectivité » poussée à son dernier degré rencontre un large consensus au sens de la société. Dans son Manet, Bataille avait parlé de la dissolution du sujet. Mais le sujet dissout dont il parle est ce qui a permis à l’œuvre de Manet de survivre après sa mort ! Il est évident que Bataille a eu une hésitation à un moment ou à un autre de son raisonnement. Et ses considérations (timides) sur l’art arrivent plusieurs années après la Part maudite. Et là, que ce soit l’art sacré de Lascaux ou l’art profane de Manet, la question de la souveraineté de l’art devient très relative.

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