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[verso-hebdo]
09-11-2023
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La chronique de Pierre Corcos |
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Une terrible interrogation |
Ils n'ont rien vu venir. Ou si peu. Comment, pourquoi a-t-il pu commettre cet acte aussi violemment radical, ce meurtre ? Ce meurtre contre soi-même : le suicide ?... La plupart des suicides restent voilés d'un mystère suffisamment opaque - sinon les proches, avertis, conscients, auraient pu les empêcher - pour qu'ils puissent se réaliser. Si bien que, pareille à une bombe, la déflagration d'un suicide est si brutale qu'elle remet toute une famille en question, brisant la vie des unes, taraudant les autres bien des années plus tard. Et cette remise en question devient une mise en questions. Une partie d'entre elles s'oriente vers des réponses dégageant les proches de toute responsabilité (son travail... une déception amoureuse... un état dépressif rampant...), et l'autre se confond avec la question (cette fois prise au sens de torture) de la culpabilité (nous l'avons ignoré... tu ne l'as pas compris... je ne l'ai pas assez aimé...). Le questionnement global consistera donc dans l'importance à accorder à l'une ou à l'autre des pistes envisagées. Tout le film de Marco Bellochio, documentaire intimiste, Marx peut attendre, s'organise autour de ce questionnement global concernant le suicide à 29 ans de Camillo, le frère jumeau du réalisateur. C'était juste après le Noël de 1968...
Les acteurs de ce film rare, inédit en salle et datant de 2021, s'appellent Bellochio... La grande famille, la fratrie des Bellochio que le cinéaste a d'abord réunie dans un restaurant pour amorcer ce questionnement filmique, puis rencontrée de façon individuelle, recueillant la version de chacun sur cette tragédie. Mais il y a aussi le contexte, historique, culturel et sociologique que Bellochio nous donne à connaître, à la fois pour ne pas réduire son film à une affaire - somme toute anecdotique - de famille, mais également pour mieux comprendre le suicide de Camillo. Ce qui lui offre l'occasion de remonter jusqu'à Mussolini, qui effraye les marmots, et aller jusqu'en 1968, enrichissant ainsi les longues interviews familiales d'actualités d'époque et de films d'archives. Dans cette Italie profondément catholique où les paroles d'un prêtre et du pape gardent tout leur poids, on mesure la place d'un communisme devenu l'autre possible d'une religiosité globale. Quand Marco sermonne Camillo quant à son faible engagement politique, ce dernier lui répond, et cela donnera son titre au film : « Marx peut attendre »... Ce qui sous-entend : « les credo politiques sont bien beaux, mais ils concernent un monde possible, et surtout futur. Au présent, ils ne résolvent guère mon marasme. L'utopie marxiste peut attendre des décennies, mais pas mon malaise existentiel ». Car il semble bien qu'entre Marco, cinéaste chevronné et déjà reconnu, Pierregiorgio, figure intellectuelle de l'extrême gauche, Alberto le brillant écrivain, Camillo ait d'autant moins trouvé sa place, une place, que même celle du frère malheureux et à choyer était déjà occupée par Paulo, handicapé mental... On découvre aussi un père étonnamment anticlérical, mort assez jeune et que le jeune Camillo avait beaucoup aimé, et une mère bigote, préoccupée par Paulo. On apprend que Camillo avait eu une naissance difficile, tout de suite après Marco, ensuite que ses résultats scolaires restaient médiocres. Puis que son père l'a poussé à devenir géomètre, ce qui ne lui convenait pas du tout, également qu'il était timide, qu'il a demandé en vain à Marco de faire avec lui du cinéma. Mais ces raisons suffisent-elles à rendre compte de l'affreux suicide par pendaison ? Tout cela s'ajoute aux impressions des unes, aux opinions des autres. Floues et peu probantes. Avec Marx peut attendre, le spectateur s'implique et se transforme en psychanalyste amateur ou en enquêteur. S'il s'attarde sur la physionomie de Camillo, il remarquera probablement un sourire vague et triste, expression figée sur ce visage séduisant. C'est une piste, elle reste mince. Le spectateur notera également le brio intellectuel et surtout l'aisance verbale des uns et des autres, même celle de la soeur qui a des problèmes de prononciation. Et il s'interroge : où dans cette famille pouvait-il faire pousser sa parole, comme une petite plante à lui, le pauvre Camillo ? C'est vrai. Mais n'avait-il pas trouvé une femme qui l'aimait et un métier qui semblait lui convenir ? Le suicide garde son caractère énigmatique, qui le rapprocherait, troublante analogie, de l'oeuvre d'art...
La qualité de ce film ne tient pas seulement à ce qu'il donne l'occasion à Bellochio de réaliser un documentaire intimiste et subtil sur les zones d'ombre familiales (comme en 2007 un Arnaud Desplechin le fit dans L'Aimée), parachevant une fresque commencée avec Sorelle (2006) sur ses soeurs, Sorelle mai (2010) sur sa fille, l'occasion également de citer quelques séquences de ses propres films en lien avec cette tragédie personnelle, l'occasion enfin de confirmer le talent d'un réalisateur tout à fait à l'aise dans la difficile jonction d'un cinéma psychologique et social, mais encore et surtout la qualité de ce film tient à ce qu'il nous laisse entrevoir, derrière le suicide d'un frère, la transcendance de tout suicide. Et en filigrane sa permanente interrogation philosophique : « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide », écrivait Albert Camus dans Le mythe de Sisyphe.
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Verso n°136
L'artiste du mois : Marko Velk
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