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[verso-hebdo]
08-02-2024
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La chronique de Pierre Corcos |
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Mémoire et photos |
Pour situer un souvenir dans le passé, nous avons besoin de points de repère. Et ils ne sont pas seulement individuels (mémoire familiale, professionnelle). Il existe aussi des points de repère collectifs, situant nos souvenirs, et constitués notamment par les grands événements de l'actualité qui agitèrent les médias et ont pu nous concerner. Tels sont « les cadres sociaux de la mémoire » dont le sociologue Halbwachs, dans un ouvrage éponyme, avait montré toute l'importance. Ainsi, localisant un souvenir personnel, nous pouvons dire par exemple : c'était pendant le confinement ou un peu avant la chute du Mur ou juste après l'accession de la Gauche au pouvoir, etc... Ces grands événements de l'actualité qui socialisent notre mémoire, certaines photographies de presse leur donnent corps, les illustrent et les intensifient par la condensation ou la symbolisation ou la dramatisation ou le déplacement sur un détail (les mécanismes du rêve selon Freud !), et voilà pourquoi l'exposition 50 ans dans l'oeil de Libé (jusqu'au 18 février aux Archives nationales, dans la cour d'honneur de l'hôtel de Soubise) représente à la fois un cours illustré d'histoire contemporaine, l'occasion d'un acte de mémoire individuelle/sociale et comme le rêve agité de toute une génération... Huit unes grand format, quarante-huit photographies de presse très majoritairement en noir et blanc, présentées de façon chronologique et bien légendées, avec le commentaire du photographe de presse (Coutausse, Weiss, Depardon, Salgado, etc.) évoquant le contexte précis, surprenant parfois, de cette capture d'image. L'exposition est gratuite, mais ce n'est pas seulement pour cela qu'elle rencontre un énorme succès : notre mémoire personnelle, traversée d'Histoire, rencontre ici notre affectivité que la photographie choc stimule. La Révolution des oeillets, le Larzac, les Lip, le MLF, le départ de Giscard, la mort de Coluche, la Chute du Mur, le génocide des Tutsis, la Guerre d'Irak, le massacre à Charlie Hebdo, les gilets jaunes, l'incendie de Notre-Dame, le confinement... Voilà quelques moments de ce parcours mémoriel et photographique à travers le regard d'un quotidien, Libération, qui a énormément misé sur la photographie (et sur des titres choc), à la différence de ses confrères du Monde ou du Figaro. Sous la houlette de Serge July, qui a dirigé le journal de 1974 à 2006 et contribua avec son équipe enthousiaste à donner la place qu'elle mérite à la photographie de presse, des dizaines de milliers d'articles et d'images furent produites. Et Libération, à l'occasion de son cinquantenaire, a choisi de donner la majeure partie de ses archives photographiques (plus de 500 000 tirages), devenues patrimoine documentaire, aux Archives nationales. Bien entendu ces photographies reflètent les orientations politiques, la ligne éditoriale du quotidien ; mais au-delà, il semble y avoir une logique propre à la médiatisation par la photographie de ces événements historiques qui contribuent à socialiser notre mémoire.
Mais comment des jeunes gens nés par exemple dans les années 2000 ressentent-ils ces photographies ? La plupart d'entre elles leur sont étrangères. Et si elles illustrent éventuellement un cours d'Histoire contemporaine, elles n'aimantent en rien leur mémoire personnelle. Elles deviennent photographies d'Histoire et, pour certaines même, entrent dans l'histoire de la photographie... C'est un peu ce qui se passe quand nous allons visiter l'exposition Une « histoire » chronologique de la photographie dans la collection d'agnès (jusqu'au 7 avril à la Galerie du Jour agnès b.). Nous nous arrêtons devant une photographie de Victor Hugo les bras croisés datant de 1852 ( !) par Auguste Vacquerie, des vues bistres et désertes d'un Paris inconnu, datant du tout début du 20ème siècle et signées Eugène Atget, ou une troublante femme nue photographiée par Ernest Bellocq en 1911, ou encore cette photo anonyme et bouleversante de Sarah Bernhardt dans son cercueil (1923), et nous sommes enthousiasmés que, la photographie existant déjà, un passé qu'évidemment nous n'avons pas vécu passe magiquement pour nous du pensable au visible... Déjà cette douzaine de plaques chronophotographiques au gélatino-bromure d'argent, de tirages albuminés, d'épreuves argentiques contretypes datant de la deuxième moitié du 19ème siècle, et qui accueillent le visiteur au rez-de-chaussée de l'exposition, font que l'on passe à une autre mémoire. La photographie, ce n'est donc pas seulement notre mémoire collective/personnelle et la mémoire historienne, car elle a aussi sa propre mémoire de medium... La collection agnès b. comporte plus de 7000 oeuvres (peintures, vidéos, sculptures, installations) mais, avec 2500 tirages recensées, la photographie y occupe une place importante. S'il n'y a pas de démarche rationnelle, classificatrice dans cette collection (« Je me sens amateur aux deux sens du mot et c'est un joli mot. Je revendique l'éclectisme », écrivait déjà agnès b. en 2000), à l'évidence on y perçoit bien plus qu'une amateurisme primesautier.
L'apprentissage de notre histoire, de l'histoire de la photographie et de l'art commandent en partie nos évaluations des oeuvres et jouent même sur notre mémoire. Comme le rappelait Gisèle Freund, « La culture pour un photographe est bien plus importante que la technique ». Cette remarque reste aussi valable pour les visiteurs, et elle éclaire l'exposition de Libération et la collection d'agnès B.
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Verso n°136
L'artiste du mois : Marko Velk
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