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[verso-hebdo]
23-05-2019
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Picasso et la guerre, sous la direction de Laëtitia Desserières, Gallimard / musée de l'Armée / musée national Picasso de Paris, 320 p., 35 euro.

Pablo Picasso semble un sujet inépuisable : les expositions et les publications se succèdent à un rythme à donner le tournis. Quoi qu'il en soit, cette exposition intitulée « Picasso et la guerre » nous apporte un éclairage d'ensemble sur ce qu'a pu être l'engagement de l'artiste au cours de sa longue existence. Je ne prendrais pas trop au sérieux l'anarchisme de sa jeunesse à Barcelone. Et puis il ne faut pas confondre sympathie et engagement politique sérieux, Patricia Leighton, dans son essai, me semble exagérer l'importance de ses sympathies de jeunesse. Il n'a jamais été un anarchiste ! Le document le plus emblématique est sans aucun doute cette célèbre photographie de 1914 où on le voit dans son atelier du boulevard de Clichy posant en portant l'uniforme de Georges Braque. A contrario de nombreux artistes et écrivains étrangers de Montparnasse, il ne s'est pas porté volontaire -, même Amedeo Modigliani l'a fait (il a été réformé).
Beaucoup l'ont voulu pour défendre la culture fleurissant à Paris, mais aussi dans l'espoir d'obtenir la nationalité française. Picasso est demeuré citoyen espagnol (on voir d'ailleurs dans ce volume des papiers d'identité où est spécifié sa qualité de « résident privilégié ». Il a bien tenté d'obtenir sa naturalisation en mai 1940, mais difficile d'en comprendre la raison. Alors que ses amis combattaient sur le front, il dessinait entre 1916 et 1917 le rideau de scène de Parade. On peut en conclure que ce n'a pas été un va-en-guerre ! Même Jean Cocteau avait vécu cette expérience, dont il a tiré son roman Thomas l'imposteur. Certains des articles recueillis ici sont même surprenants car d'aucun prétend que ses arlequinades étaient un camouflage (Isabelle Limousin dixit) -, il n'a même pas, comme quelques uns de ses pairs travailler à l'invention de véritables camouflages. Et affirmer, comme le fait un autre auteur, qu'il a été crédité au début de la guerre suivante d'un nouveau genre de camouflage ressort de la plus haute fantaisie. En revanche, la correspondance qu'il a échangée avec ses amis sous les drapeaux est passionnante.
La guerre civile en Espagne ne l'émeut pas beaucoup plus. Nommé directeur du musée du Prado, il ne rend pas à l'invitation du gouvernement dans son propre pays. Il se contente de dessiner une petite « bande dessinée » intitulée Songe et mensonge de Franco (1937). L'affaire de Guernica - merveilleusement documentée ici par des esquisses et des projets reproduits en grand nombre - est d'une tout autre importance. Mais c'est une commande qui lui est passé par les autorités de l'Espagne républicaine pour l'Exposition universelle de Paris. Il en fait un chef-d'oeuvre, c'est vrai et qui demeure sans aucun doute l'expression des souffrances subies par le peuple espagnol. Mais il faut parler du génie de Picasso, et non de sa prise de position. La guerre déclarée 1939 ne le trouble pas beaucoup plus. Il demeure dans son atelier de la rue des Grands-Augustins et y reçoit même de hauts officiers allemands (ce dont témoigne Ernst Jünger dans son Journal d'Occupation, consacrant trois pages à l'une de ces visites). Impossible de le ranger dans le camp des résistants, loin s'en faut, même s'il n'a jamais été le moins du monde un collaborateur.
Il s'adapte même à la situation, étant considéré un artiste dégénéré », il illustre une édition de luxe de l'Histoire naturelle de Buffon d'une manière assez classique. C'est aussi la période où il réalise la statue de L'Homme au mouton. Il n'en continue pas moins à peindre des tableaux d'une teneur bien différente, mais se dispense de les montrer. En réalité, l'artiste a tout de même entrepris en 1944 de sauver son vieil ami Max Jacob, qui avait été arrêté par la Gestapo (cela a été amplement expliqué et documenté lors de l'exposition « Picasso - Max Jacob » au musée Picasso de Paris. Reste maintenant le mystère de la Libération. Le journal L'Humanité annonce fièrement l'adhésion de l'artiste au PCF. Pourquoi ? J'ai posé la question un soir à Pierre Daix qui m'a donné pour seule réponse : « Cétait logique. » Logique ? En tout cas, il ne sort plus en ville qu'accompagné de Louis Aragon et de Paul Eluard. Aragon, lui ayant rendu visite dans son atelier, voit un dessin sur la table et décide que ce serait la « colombe de la paix ». Picasso fait mine d'accepter, mais on raconte qu'il aurait par la suite déclaré ironiquement que le poète n'avait pas vu qu'il s'agissait d'une tourterelle !
Mais le voilà à présent dans des meetings et des congrès, y prenant parfois la parole, redessinant chaque année sa fameuse colombe de la paix, faisant même un hommage à Youri Gagarine en 1968. Sa nouvelle conviction politique lui inspire des oeuvres, en particulier Le Charnier (1945), une oeuvre superbe qui rappelle un peu Guernica. Il fait le portrait de héros de la Résistance, participe à des expositions sur la question. Il peint La Guerre de Corée, inspiré par Goya et Manet -, l'un de ses plus mauvais tableaux. En revanche, il décore la petite chapelle de Vallauris sur le thème de La Guerre et la Paix, et là on le retrouve dans la plénitude de son talent. Quelle a été l'authenticité de cette conversion subite et les raisons qui l'y ont amené ? On ne le saura sans doute jamais. En tout cas, même si tout n'est pas parfait en ce qui concerne la vision que Picasso a pu avoir de son temps, ce catalogue est rempli d'un nombre invraisemblable de reproductions et de pièces rares - cartes postales, lettres, papiers officiels, photographies, qui contribuent à mieux connaître les faits et gestes de cet homme qui a fini par dominer l'art du XXe siècle. C'est une mine sans fond, d'une richesse incomparable, qui servira autant le curieux que le spécialiste et en tout cas nous obligera à nous interroger un peu plus sur ce mystère Picasso toujours entier.




Le sens caché de la peinture, un panorama de l'art en 200 chefs-d'oeuvre, Patrick de Rynck & Jon Thompson, Editions Hazan, 400 p., 29, 95 euro.

Le nombre de livres destinés à initier les étudiants ou les néophytes à l'histoire de l'art, qu'elle soit ancienne ou moderne, ne cesse d'augmenter. Sans doute est-ce dû au fait que les grands musées sont de plus en plus fréquentés et que l'art pris une place insolite dans le florilège des connaissances dispensées aux jeunes gens ou que leur aîné s'efforcent d'acquérir. Je ne me lancerai pas dans une étude du phénomène, mais les faits sont là : la vulgarisation est à l'ordre du jours. Dans le cas de ce Panorama, les auteurs ont désiré faire un choix de tableaux, des débuts de la Renaissance italienne jusqu'à nos jours plus qu'un choix d'artistes -, en effet, un peintre peut apparaître à plusieurs reprises dans l'album pour montrer d'autres oeuvres significatives de sa main. C'est le cas de Jérôme Bosch ou de Paul Gauguin. Chaque toile ou chaque fresque est montrée dans son ensemble et est accompagnée d'un certain nombre de détails de l'oeuvre présentée. Une brève notice nous explique ses principales caractéristiques. C'est fait de manière correcte et il semblerait inutile de discuter les choses des deux auteurs : il y a une règle du jeu et ils ont dû s'y soumettre. La seule chose que je pourrais leur reprocher est d'avoir choisi L'Origine de monde en ce qui concerne Gustave Courbet. En effet, ce tableau a été peint expressément pour un grand collectionneur ottoman vivant à Paris et n'a donc été vu que par de rares privilégiés (le reste du temps, il était dissimulée par un petit rideau). Il n'existe en fin de compte depuis qu'il a été installé à la vue de tous au musée d'Orsay. Pour le reste, leurs options, tout aussi arbitraires qu'elles soient, sont recevables.
Il n'y a qu'un seul manque qui puisse leur être imputé : l'absence de John Turner. Cela étant précisé, c'est là une très bonne manière de se familiariser avec cette longue et complexe histoire de l'art occidental qui nous conduit de Giotto à Gerhard Richter. C'est donc un livre tout à fait recommandable pour qui aspire à mieux connaître ces peintres qui aujourd'hui n'habitent plus dans des palais ou dans des hôtels particuliers, mais dans des musées prestigieux pour la plupart. Ils constituent une encyclopédie du goût d'autrefois, mais aussi du goût actuel qui nous les fait choisir parmi tant d'autres . Connaître ces oeuvres est une façon efficace de progresser dans la sphère de la création artistique. Je crois donc que c'est dans ce cas. Voilà donc un panorama qui n'est pas pédagogique, mais qui joue néanmoins un rôle qui n'est pas négligeable dans la voie de l'éducation de l'oeil et de l'esprit.




Artistes femmes, Flavia Frigeri, Flammarion, 176 p., 12 euro.

Avant toute chose, je dois vous confier que je ne suis pas friand de ce distinguo entre les sexes en quelque domaine que ce soit, donc dans celui des arts. Mais je ne m'attarderai pas sur cette question un peu exaspérante. Le livre ne manque pas d'intérêt. On se rend compte qu'il y a eu de nombreuses artistes féminins qui ont connu une grande notoriété. Même pendant la Renaissance et aussi pendant l'âge baroque. Et cela, l'auteur ne le montre qu'à moitié : elle nous parle d'Artemisia Gentileschi, de Lavina Fontana et de Clara Peeters. Mais elle a oublié Marisa Robusti, dite la Tintorretta, fille de Tintoret, et surtout Sofonisba Anguissola (vers 1532-1625), don Antoon Van Dyck a fait le portrait à Palerme. D'autres femmes ont aussi joué un rôle notable pendant ces deux périodes. Par la suite, d'autres dames ont eu une carrière éclatante, comme Rosalba Carreira, qui s'était spécialisée dans le pastel, Madame Vigée-Lebrun, qui a été la portraitiste la plus chère de son époque, Rosa Bonheur, qui a fait une ascension professionnelle étonnante et qui est reconnue (encore aujourd'hui) au Etats-Unis comme une grande pionnière, et injustement oubliée en France.
Pour ce qui est de la période des avant-gardes du siècle passé, il n'y a que trois absences importantes à déplorer, celle de Sophie Tauber-Arp, celle de Natalia Gontcharova et celle de Dora Carrington. Mais je note avec satisfaction la présence de Vanessa Bell, la soeur de Virginia Woolf. Je ne dirai rien de la partie plus proche de nous dans le temps, car là, c'est une question des plus subjectives. Peut-être que certaines de ces créatrices n'auraient pas dû avoir leur place dans un ouvrage qui se résume l'essentiel. Quoi qu'il en soit, le lecteur aura pas mal à apprendre de ce livre qui, malgré ses défauts, a des qualité : celle de nous présenter par exemple Vanessa Bell ou Gabriele Münter, la compagne de Vassili Kandinsky pendant ses années munichoises.




Calder, la sculpture en mouvement, Arnaud Pierre, « Découvertes », Gallimard, 160 p., 15,60 euro.

L'auteur souligne qu'Alexandre Calder avait une imagination énorme pendant son enfance et, plus tard, une incapacité à conserver un emploi. Devenu ingénieur, il ne trouve pas sa voie dans cette profession. A New York, il peint et dessine tout ce qu'il voit avec une sorte de gourmandise insatiable. Il se tourne vers l'humorisme et se révèle très doué dans ce domaine. Il réalise des vignettes pour le New York Times. IL adore croquer les animaux et il en résulte un petit livre baptisé Animal Sketching, qu'il achève en 1926. La même année, il achète un billet de bateau et traverse l'Atlantique. Son idée est de se rendre à Paris. Il continue à y faire ce qu'il faisait à New York en dessinant dans les cafés et il participe, un an plus tard, au Salon des Humoristes. Il se met alors à concevoir des jouets qui bougent. Un industriel du Wisconsin décide de les produire.
Très vite, malgré ce succès, il se détourne de la conceptions de jouets pour commencer à élaborer un ensemble de figures constituant son Cirque. Celles-ci sont faites en fil de fer. En 1929, il en avait fait près de 200, sans parler des accessoires et du chapiteau proprement dit. Il expose le tout à Paris, à Berlin et à New York. Mais son rêve le plus cher serait de les animer et d'en faire une grande représentation. Edouard Ramon dit de lui dans le magazine Paris-Montparnasse qu'il serait le « Daumier du fil de fer ». On parle de « dessins dans l'espace », ce qui est une formule judicieuse. C'est en octobre 1930 qu'il décide de présenter dans son atelier de la Villa Brune un représentation de son Cirque : Piet Mondrian, Fernand Léger, Le Corbusier, Van Doesburg figurent parmi ceux qui sont venus s'asseoir sur ses gradins imaginaires. L'enthousiasme de Mondrian est tel qu'il décide d'aller lui rendre visite peu après cette soirée. Il est très frappé par ce que faisait alors le peintre néerlandais. Et cela lui a donné des idées. La géométrie radicale de ce dernier pourrait très bien se traduite dans les trois dimensions : c'est ce qu'il fit, avec beaucoup de bonheur. La série d'oeuvres qui en résulte le fait échapper à la figuration et, d'autre part, lui fournit l'occasion de développer des formes simples et néanmoins prégnantes. C'est la période la moins connue de sa carrière et pourtant c'est l'une des plus fascinantes. Et elle l'a conduit à l'élaboration des Mobiles. Ce savant équilibre de plaques de formes différentes montées sur des tiges, se tenant dans un équilibre curieux puisqu'elles ne cessent pas de bouger, est le fruit d'une réflexion assez sophistiquée.
Mais leurs couleurs (à chaque pièce sa couleur) et leur oscillation au-dessus de la tête des spectateur leur donne un air festif. Il en développé les principes pendant des années. Puis vint le moment des Stabiles, qui sont des sculptures monumentales et pondéreuses qui naissent à la fin des années soixante. Il a même désiré faire un petit théâtre pour eux ! En tout cas, l'auteur est parvenu à nous raconter son histoire artistique avec précision et talent et a accompagné son ouvrage de documents rares dont un entretien avec l'artiste et le témoignage de quelqu'un qui a assisté à une représentation du Cirque. C'est un livre indispensable pour connaître le parcours enchanté de Calder.




Affinités, la photographie de groupe au temps des cartes-photos, Michel Christolhomme, « Photo poche », Actes Sud, 144 p., 13 euro.

Dans cette belle collection consacrée à l'histoire de la photographie, ce n'est pas un grand ancêtre qui est célébré, mais il s'agit d'un regard porté sur un genre particulier, les photographies de groupe. On y trouve des mariages, et aussi les traditionnelles photos de classe. On y trouve aussi les clichés immortalisant des familles, des corporations -, des facteurs aux bouchers, en passant par les agents de police et des orchestres. Sans oublier les sportifs, les militaires et les paysans. Et puis il y a des documents curieux ou cocasses, comme les pyramides humaines et les scènes acrobatiques. C'est toute une époque où cette technique a pu se populariser et devenir accessible à tous grâce au tirage sur carte-photo. On découvre des terrasses de cafés et des pique-niques. Les grands événements pour les petites gens, des journées de détente ou le milieu professionnel, tout cela est désormais à portée de toutes les bourses. Les plus humbles existent dès lors car tout un chacun peut faire son portrait. Alors des ouvriers, de petits artisans ou des travailleurs agricoles ont la possibilité de conserver le souvenir de leur vie laborieuse. Faire des photographies n'est pas encore ouverte à tous, mais c'est l'étape intermédiaire. Ce ne sont plus les grandes familles bourgeoises qui peuvent s'offrir le luxe de tirages onéreux réalisés par un photographe de renom. Au-delà de l'intérêt strictement historique, les anecdotes que ces éditions populaires nous proposent sont souvent savoureuses. On y voit aussi des spectacles et des scènes de baigneurs au bord de la mer. On y voit aussi des décors peints servant à mettre en scène des voyages en voiture ou en avion comme on pouvait en découvrir dans les fêtes foraines. C'est un petit livre qui abonde de spectacles de la vie quotidienne, d'événements extraordinaires et d'exploits athlétiques. C'est une mine qui ne fait pas que dévoiler le passé : c'est aussi la naissance d'une autre société et des moyens qui peuvent être mis en oeuvre pour la représenter sous un jour tout à fait neuf.




Sartre, 1905-1980, Annie Cohen-Solal, Folio « Essais », 992 p., 14,20 euro.

C'est là un exemple tout à fait convaincant de biographie faite dans les règles de l'art. Annie Cohen-Solal a su avec beaucoup de talent, mais aussi avec une grande prudence dans ses jugements et s'appuyant, le plus souvent possible, pour les questions d'importance, sur des documents écrits ou des relations croisées. Elle n'adresse pas à l'auteur des Mots une déclaration d'amour inconditionnelle, ni n'est allée chercher à exhumer des détails gênants ou à charge. Elle n'idéalise pas Jean-Paul Sartre, mais n'ai aucunement eu l'intention de faire de lui un portrait critiquable. C'est un équilibre très savant à maintenir. De plus, il a eu une existence publique des plus prégnantes. Des Temps modernes à Libération, il a eu une activité dépassant largement le cadre de la littérature, qui ouvrait déjà un très vaste champ entre le roman, le théâtre, la critique littéraire, la critique d'art et l'autobiographie : la politique a tenu une très grande part dans son histoire, surtout son compagnonnage de route avec le parti communiste français. Il a participé à toutes les luttes de l'époque et a pris part aux événements de Mai 1968. Et puis il y a l'essentiel : la philosophie, qui est presque devenue mineure dans son oeuvre après la parution de L'Etre et le néant.
L'Imaginaire est sans nul doute un ouvrage majeur dans ce domaine après la dernière guerre, mais n'a pas été célébré comme son étude sur Gustave Flaubert. Ce qui est passionnant c'est de voir comment sa pensée a évolué en fonction de la situation nationale et internationale. Ne pouvant pas dans le cadre de cette chronique examiner chaque période de la vie de Sartre, je me contenterai de parler de la période de la guerre, qui lui a tant reproché puisqu'il n'a pas été un farouche résistant. Devenu professeur au Havre (bien qu'il eût demandé d'aller à Tokyo), il se distingue vite par son enseignement peu académique, son désir d'ouvrir les élèves à d'autres modes de connaissance du monde, comme le cinéma. Mais il trépigne d'impatience afin de trouver la voie philosophique qui lui permettrait de mettre en oeuvre son premier coup d'éclat dans le monde des lettres.
Raymond Aron nous dit qu'il a été un passionné de Nietzsche, puis il fait la découverte de Husserl et il publie en 1936 son premier essai sur la phénoménologie. Il a alors l'habitude d'écrire dans les cafés. Il désire alors faire un voyage culturel à Berlin. Mais la période n'était pas la meilleure et s'il apprit beaucoup, il semble avoir vécu une déception. Débute alors une période sombre, sur le plan sentimental et intellectuel. Son manuscrit, Melancholia, est refusé chez Gallimard. En 1935, il est attiré par le PCF, mais ne franchit pas le pas. Il fait un séjour à Naples en 1936, ville qui le surprend beaucoup. Mais le ciel s'éclaircit pour lui en 1937 car Le Mur est accepté. La guerre le surprend et le plonge dans la bizarrerie ennuyeuse de la Drôle de Guerre.
Il commence un journal. Il est fait prisonnier et envoyé en Allemagne. Il est interné près de Trêves jusqu'en mars 1941 grâce à un faux certificat de cécité. De retour à Paris, il rejoint un petit cercle d'intellectuels très à gauche et collabore à la revue Socialisme et liberté. Il semble soucieux de rejoindre un groupe de résistance. Le petit groupe auquel il appartenait se dissout. D'aucunes sont arrêtés et déportés. D'autres vont en zone libre. Sartre, lui, reste à Paris et installe son quartier général au Café de Flore. Il fait jouer sa pièce, Les Mouches, mise en scène par Charles Dullin en juin 1943. L'échec est cuisant. C'est aussi en 1943 que paraît L'Être et le néant. Là encore, un échec. C'est aussi l'année où il écrit dans Les Lettres françaises, publication clandestine qui n'accueille pas que des communistes (Mauriac y a aussi donné un article). Il entre au Comité National des Ecrivains (CNE). En conclusion, Annie Cohen-Solal souligne qu'il a mené son combat, sans héroïsme certes, mais avec force et détermination. Ainsi, nous apprendrons à mieux connaître cet homme étrange qui a très vite été défiguré par toutes sortes de légendes et de malveillances.




Voyage en Amérique, François-René de Chateaubriand, édition de Sébastien Baudouin, Folio « classiques », 752 p., 10,80 euro.

La remarquable préface de Sébastien Baudouin nous permet de comprendre pour quelles raisons le jeune Chateaubriand décide de quitter la France en pleine révolution pour se rendre en Amérique du Nord. Il y a d'abord la question politique, car il est inquiet de la radicalisation constante. Il est alors sous-officier de marine. Les événements violents qu'il a vécus à Fougères l'ont impressionné défavorablement. Le désir profond d'aventure et de pérégrinations palpitantes dans des pays lointains était déjà présent dans son enfance. Il y a aussi chez lui une curiosité de caractère scientifique, qui embrasse bien des domaines. Et puis, il y a le rêve, la poésie. Au fond, il n'existe chez lui aucune motivation l'emportant sur l'autre. Il a néanmoins trouvé un prétexte : rencontre George Washington. Le 8 avril 1791, il s'embarque sur le Saint-Pierre. Il arrive à Baltimore le 10 juillet. La description de son périple, qui va de la Louisiane jusqu'au Canada n'est pas la part la plus importante de cet ouvrage qu'il ne finit qu'en 1827. Il consacre de très longues pages à l'histoire naturelle, et encore plus aux Indiens (« Moeurs des sauvages »). Il adjoint aussi des considérations d'ordre politique sur la nouvelle République et aussi sur les régions dominées par l'Espagne.
Il finit par rencontrer Washington sur le chemin du retour. Il fait montre dans ce livre d'une immense qualité, qui a été aussi celui du grand savant allemand Alexander von Humboldt, d'abord observer et puis ensuite juger, si besoin est. Il a le don de la concision et aussi celui de la justesse de ses vues, ne se perdant jamais dans de vains détails ou dans des descriptions pittoresques inutiles. Il est allé voir les chutes du Niagara (et s'y blesse) et découvre l'Ouest encore quasiment inconnu au-delà de Pittsburgh. En assez peu de temps, il est parvenu à ce faire une idée de ce continent qui ne fait que commencer sa nouvelle histoire. Il rentre au Havre au début de 'année 1792, il se marie et entre dans le corps des volontaires du prince de Condé. Après le siège de Thionville, il est démobilisé et s'exile en Angleterre pour sept longues années. Elles lui sont fructueuses puis qu'il écrit outre-Manche la première version de René, Atala et commence Le Génie du christianisme. Son Voyage en Amérique est rédigé à la hâte en 1826 et publié l'année suivante. A cette époque ses oeuvres complètes sont en cours d'impression.




Questions sur l'Encyclopédie, Voltaire, édition de Nicholas Cronk, Christiane Mervaud & Gillian Pink, « Bouquins », Robert Laffont, 1728 p., 34 euro.

C'est une révélation. Sans doute pas pour les spécialistes, mais pour nous tous qui n'avons lu que quelques ouvrages du « patriarche de Ferney ». Il a entrepris la rédaction de ce gigantesque livre entre 1770 et 1772 et a voulu le publier sous forme de petits fascicules faciles à dissimuler à cause de la censure. Il ne s'agissait pas pour lui ni de compléter son Dictionnaire philosophique ni de refaire l'Encyclopédie, mais de lui apporter des éléments nouveaux et, éventuellement, de l'amender. Le tout a fini d'être imprimé en 1775 et n'a connu qu'une seule réédition complète récemment par les soins de l'Oxford Voltaire Foundation. Mais celle-ci n'est accessible qu'aux seuls chercheurs. Pour parvenir à ses fins, il s'est entouré de plusieurs collaborateurs, dont d'Alembert qui, avec Denis Diderot, avait dirigé la composition de l'Encyclopédie (1751-1765 pour les textes) et Marmontel. La passionnante introduction des responsables de cette nouvelle édition nous relate l'histoire de cette entreprise, et aussi ses motivations. Ils soulignent en particulier que Voltaire a émaillé ces textes de nombreuses poésies, comme s'il avait voulu rendre moins scientifique l'approche des différents articles. Il a surtout tenu à préciser des points de sa pensée, mais d'une manière la plus plaisante qui soit.
Mais il n'en reste pas moins vrai qu'il a eu le souci de coucher sur le papier une autre encyclopédie, qui aurait plusieurs angles d'approche sur un sujet déterminé. On apprend qu'il ne reprend que soixante-dix articles de l'Encyclopédie sur les quatre cent quarante que compte ce nouveau livre. De plus, il ne faut pas perdre de vue que l'ouvrage se présente, comme le titre le suggère, sous forme de questions, c'est-à-dire qu'il n'a pas souhaité faire une synthèse sur telle ou telle question. Je prends par exemple l'entrée « Apôtres » : une des questions est : « Les apôtres étaient-ils mariés ? » Ce n'est pas systématique : l'article consacré à Cromwell ne comporte aucune question. Il faut reconnaître que même les articles longs sont agréables à consulter, que les textes sont émaillés de citations et de commentaires qui sont souvent divertissants et que Voltaire a tenu à ce que le plus grand nombre de lecteurs soient en mesure d'y apprendre beaucoup de choses tout en retirant un certain plaisir. L'histoire du dictionnaire est merveilleuse de limpidité et aussi d'une subtile manière de communiquer des connaissances et reste utile de nos jours, même s'il faudrait corriger certains points d'histoire. Quant il est question de poésie, Voltaire fait souvent de longues citations, comme par exemple pour l'églogue. L'article consacré à Dieu et aux dieux est traité d'un point de vue historique, c'est-à-dire que le sujet, ô combien délicat, est traité selon une chronologie : il nous fait remonter le temps en partant de saint Augustin et en passant par Spinoza, et suivi d'une analyse en plusieurs chapitres du « système », se concluant par « De la nécessité de croire un Être suprême ».
C'est un exercice d'équilibrisme métaphysique de haute volée ! Bien sûr, je me suis intéressé de près à l'article « Juif », car Voltaire a tenu des propos peu amènes sur leur compte et il s'est même montré quelques fois foncièrement anti-judaïque, surtout dans son Essai sur les moeurs et l'esprit ces nations (1756). Bien sûr, on pourra me rétorquer que s'en prendre aux contradictions et aux aberrations qu'il relève dans l'Ancien Testament non pour fustiger les Juifs, mais pour attaquer l'Eglise par une voie détournée. Mais d'autres passages et des lignes dans sa correspondance prouvent qu'il éprouvait pour eux une haine certaine. Il a été attaqué l'abbé Guénée dans deux écrits dont les Lettres de quelques Juifs portugais et allemands à Monsieur de Voltaire, parues en 1769 et qu'il découvre un an plus tard et en profite pour répondre à l'Apologie pour la nation juive, publiée par Pinto en 1762.
Il revient d'ailleurs dès la première lettre sur un investissement malheureux qu'il avait fait à Londres et qui était géré par un banquier juif. Mais il ajoute aussitôt : « Vous devez savoir que je n'ai jamais haï votre nation. Je ne hais personne, pas même Fréron. » La seconde phrase relativise la première et laisse planer un doute ! Il cite un fragment de poème qu'il aurait rédigé dans sa jeunesse où il condamne les bûchers de Madrid et de Lisbonne. Pour se dédouaner. Il aborde ensuite l'histoire des Juifs et reconnaît leur installation en Europe depuis fort longtemps. Il relate ce qui a pu se passer dans le passé avec une forte dose d'ironie : il loue ce que les Juifs ont pu faire, mais souvent avec un double sens. Il déclare avoir de la pitié et de la compassion pour eux et déclare ne pas croire à toutes les médisances qu'on a pu répandre sur eux. Là encore, il jour sur les mots et déclare qu'une exception ne fait pas une règle. Il compare la Palestine à la Provence (à l'avantage de la seconde !). Il déclare « bien mauvaise »  la terre promise et rappelle que saint Jérôme n'y a vu qu'un « affreux désert ». Dans septième et dernier lettre, il assure le peuple juif de sa tendresse.
Sa conclusion ? La voici : « Vous êtes des animaux calculants ; tâchez d'être des animaux pensants. » Belle sollicitude que la sienne ! En tout cas, cette édition est remarquablement bien faite, avec de très précieux commentaires au début de chaque article. Elle nous instruit sur la pensée de Voltaire, sur ses contorsions et ses étrangetés, mais aussi sur sa grandeur en de nombreuses occasions. C'est aussi un bel instrument pour réfléchir sur le monde et tout ce qui y demeure et, enfin, une initiation à une réflexion qui soit toujours en mouvement. Voltaire ne cesse de se reprendre et d'affiner ce qu'il médite. Il n'ya rien de dogmatique en lui, en dehors de plusieurs fortes convictions sur la religion, le fanatisme, le droit, la tolérance.
Et un autre Dieu, libéré du dogmatisme.
Gérard-Georges Lemaire
23-05-2019
 
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Verso n°136

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