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[verso-hebdo]
13-06-2019
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Préhistoire, l'envers du temps, Rémi Labrusse, Editions Hazan, 240 p., 29,95 euro.

Ce copieux ouvrage est assez déconcertant au premier abord. On ne comprend pas s'il s'agit d'un catalogue d'exposition ou d'une étude sur la représentation de la préhistoire. Le nom du Centre Pompidou n'y apparaissant pas, on peut alors penser que l'auteur ou que son travail ait inspiré cette exposition qui présente un certain nombre de tableaux ou de dessins qui sont mis en regard des traces que nos lointains ancêtres nous ont léguées. Je dois avouer que je ne vois pas très bien le lien entre les oeuvres reproduites d'Alberto Savinio, de Joan Mirò, de Max Ernst, de Paul Cézanne, de Joseph Beuys, de Pablo Picasso ou encore de Paul Klee avec ces temps lointains où l'homme s'est lancé à la conquête de la Nature. C'est un peu une mode, malheureusement généralisée, de confronter tout et n'importe quoi. Beaucoup d'artistes se sont inspirés des arts primitifs, mais rarement des outils, des peintures et des sculptures laissées par l'homme de Neandertal et ses descendants !
Mais ce n'est là que la part congrue de l'ouvrage. Disons que c'est une digression un peu anecdotique. En ce qui concerne la préhistoire proprement dite, c'est une toute autre affaire. Là, l'auteur montre es compétence sérieuses et nous fait découvrir cette longue période de l'humanité ne cesse de progresser dans ses techniques, mais aussi dans ses expressions artistiques qu'on assimile à des pratiques religieuses (je renvois le lecteur au merveilleux Lascaux de Georges Bataille). L'auteur fait d'abord une histoire de cette notion de préhistoire » qui n'apparaît qu'au cours du XVIIIe siècle. Depuis lors, la science archéologique a démêlé pas mal de noeuds chronologiques et est parvenu à cataloguer les différents moments de cette évolution, plus complexe qu'on ne le serait imaginé. Les recherches sont remontées beaucoup plus loin dans le temps qu'on ne l'aurait cru (il nous fait voir des silex de 30.000 ans avant notre ère) et tout est loin encore d'être mis en perspective.
Au XIXe siècle se sont forgées les premières représentations de ces ancêtres énigmatiques au point de forger des stéréotypes encore en vigueur de nos jours. Il en donne d'excellents exemples dans son ouvrage. Et il n'y pas que des illustrations pour des ouvrages scientifiques, mais déjà des dessins et des tableaux évoquant ces temps immémoriaux. C'est là sans aucun doute la partie la plus intéressante de cet essai, qui examine avec le plus grand soin comment s'est forgé cette imagerie d'Epinal à partir des découvertes qui ont été faites alors. Rémi Labrusse s'interroge sur la naissance de cette notion d' « art préhistorique ». Il en fait l'histoire et fait remarquer que cette notion est née en 1860. En résumant et analysant toutes les théories qui ont été formulées depuis lors, il note un grand flottement sur leur interprétation et leur datation.
Les premières pièces remonteraient au paléolithique supérieur, d'autant plus qu'on découvre des animaux qui n'existent plus en Europe depuis longtemps, comme le renne ou le mammouth. Cette partie très développée est vraiment passionnante parce qu'on a tout de suite voulu porter des jugements à partir des figures peintes ou sculptées, sans savoir encore grand chose du mode vie de ces temps reculés (environ à partir de 29.000 ans avant notre ère). La religion et la morale accompagnaient pour beaucoup de spécialistes d'autrefois ces créations sans aucune preuve tangible. En sorte qu'on a idéalisé cette période qui serait une sorte de paradis terrestre. Les célèbres Vénus et la Dame à la capuche, sont des ouvrages menus. Leur qualité esthétique est indéniable, mais reste la question de leur usage et de leur signification. Cette investigation aux sources premières de la culture humaine est menée avec perspicacité. Laissons de côté les parallèles avec l'art du XXe siècle, absurdes par définition, et allons puiser les renseignements précieux que l'auteur nous délivre. Il nous est important de suivre l'évolution de l'histoire de la préhistoire car, malgré les progrès indéniables de nos connaissances en la matière, on ignore toujours comment vivaient ces hommes et ces femmes et encore plus comment ils pensaient. On ne connaît au fond que leur genre d'habitat et leurs techniques. La nature intrinsèque des grandes fresques, comme celle d'Altamira, demeurent un mystère, même si elles sont assez réalistes pour comprendre leur art de la chasse. Est-ce la chasse qu'ils célébraient ou un rapport sacré avec la nature ? Mystère. En tout cas, cela nous oblige à réfléchir et à se débarrasser une bonne foi pour toute de bien des préjugés sur la naissance de l'humanité.




Comment regarder la photographie, Anne de Mondenard & Isabelle Le Mée, Editions Hazan, 366 p., 24, 90 euro.

La question que pose le titre pourrait paraître incongrue a priori, car rien de plus simple que de juger de ce qu'on a sous le yeux. En réalité, elle est plus compliquée qu'on le penserait. En effet, depuis sa création, la photographie a connu des développements immenses. De la simple capture de la réalité jusqu'au photomontage, toutes sortes de techniques et aussi d'applications allant du reportages à l'oeuvres d'art. L'ouvrage se présente en réalité comme une petite encyclopédie de cet univers aux multiples facettes. Les auteurs nous initient à cette galaxie qui ne cesse de repousser ses frontières. Tous les cas de figure sont répertoriés et documentés. Il n'est d'ailleurs pas facile de distinguer des catégories car beaucoup se recoupent.
On commence ici par mettre en évidence tous les genres de photographies, qui vont de l'amateur qui fait des portraits de familles aux professionnels qui réalisent eux aussi des portraits avec un matériel sophistiques, mais aussi des reporters d'actualité qui couvrent les événements pour la presse, les photographes de mode et les paparazzi jusqu'aux techniciens qui s'attachent à des questions d'urbanisme ou de production industrielle. Autant de genres et autant de dilettantes, de passionnés ou de spécialistes d'une question précise. Ensuite on est confronté à l'étude de toutes les possibilités qu'offre ce médium (le point de vue, le cadrage, le champ et le contre-champ, la focalisation, la pose, etc.). Après quoi, on entre dans le domaine des sujets, qui montent que chaque genre se démultiplie à l'infini : il existe mille façon de faire un portraits ou de restituer un paysage, même les scènes de guerre peuvent être rendues de plusieurs façons très diverses. Enfin l'on passe de la question du noir et blanc et de la couleurs, de la prise sur le vif ou, au contraire de la pose appliquée, du caractère unique du cliché ou encore de la série sur un thème unique. Il est évident que de nombreuses illustrations permettent de mieux voir ce qui est expliqué avec beaucoup de concision mais aussi avec netteté.
C'est un livre qui s'adresse à tous ceux qui veulent vraiment découvrir ou embrasser toutes les possibilités d'une invention qui est relativement récent (premier tiers du XIXe siècle) et qui désormais a envahi notre existence dans tous les registres imaginables. Vous trouverez ici un excellent moyen d'apprentissage qui est présentée de manière assez agréable.




Les Mots dans la peinture, Michel Butor, « Champs Art », Flammarion, 188 p., 14 euro.

Dans son oeuvre pléthorique, Michel Butor a donné une place loin d'être négligeable à l'art. Ce livre, publié pour la première fois en 1980, est particulier car il ne s'attache pas à l'examen d'un artiste, mais à une question des plus singulières qui est la présence de l'écriture dans une oeuvre d'art. Il a choisi une cinquantaine d'exemples la Renaissance à la fin du XXe siècle. Dommage qu'il n'ait pas remonté au Moyen Age, car la lettre, le mot, ont tenu une grande place, souvent placés dans des phylactères. Mais le champ qu'il embrasse est déjà très vaste. La Renaissance a justement hérité de cette pratique médiévale et l'a adaptée.
Butor n'a pas voulu donner un ordre chronologique ou thématique à son exposé. Il propose plutôt une promenade aléatoire dans l'immense réservoir iconographique occidental. Il passe de Jan Van Eyck à Albrecht Dürer en passant par Hans Holbein, comme il peut passer de Jean de Valdès à René Magritte. Selon les peintres et bien entendu selon les époques, cette présence des mots prend les formes les plus différentes qui soient. Cela peut aller de l'enseigne d'une devanture dans une rue, à un livre ou une pile de livres, (Vincent Van Gogh l'a fait à plusieurs reprises) à une scène de lecture jusqu'à l'inclusion de caractères d'imprimerie dans la composition elle-même. Les mots peuvent aussi jouer un rôle primordial pour la compréhension d'un tableau, ou sinon apporté un élément signification, comme c'est le cas dans Marat assassiné de Jacques-Louis David, ou le tribun montagnard tient encore la feuille de papier où il rédigeait un article pour son périodique, L'Ami du peuple. En fait, il y a une multitude de possibilités, allant de l'inscription de la légende ou même la signature qui peut parfois prendre une place notable dans la toile.
Les futuristes italiens ou russes ont beaucoup aimé ait apparaître des lettres dans leurs oeuvres, tout comme les cubistes, qui utilisaient des étiquettes, des manchettes de journaux, des tickets ou des publicités. Ce principe du collage linguistique s'est développé aussi bien dans l'art figuratif que dans l'art abstrait (il cite par exemple Joan Mirò). Loin d'avoir recherché l'exhaustivité, l'auteur de L'Emploi du temps a exploré de manière idiosyncrasique un territoire beaucoup plus vaste qu'on aurait pu le croire. Il incite ainsi le lecteur à partir en quête de ce lien vital entre peinture et écriture. Son livre a été à la source d'une grande exposition sur ce thème qui a été présenté à la Villa Arson de Nice pendant les années 1980.




Bains de mer, bains de rêve et autres voyages, Paul Morand, édition d'Olivier Aubertin, préface de Nicolas d'Estienne d'Orves, «  Bouquins », Robert Laffont, 1088 p., 32 euro.

Paul Morand (1888-1976) a laissé une oeuvre considérable, dont une partie n'a pas été rééditée. La collection « Bouquins » nous avait déjà régalé d'un recueil intitulé Voyages, où l'on pouvait trouver ses livres sur les villes (Londres, New York, Bucarest) et celui qui porte le titre de Méditerranée, entre autres. Ce nouveau volume est le complément du présent et nous réserve bien des surprises. Il est probable que cette inclinaison pour les périples proches ou lointains ait pu jouer quand il a choisi la carrière diplomatique. Morand a toujours aimé découvrir le monde et communiquer à ses lecteurs ce qui l'a le plus frappé dans ses séjours à l'étranger. Ces récits de voyage sont écrits avec beaucoup de vivacité, de nervosité même, avec beaucoup d'ellipses et parfois des jugements à l'emporte pièce (il est à noter qu'un de ses premiers livres a été baptisé De la vitesse !). Je commencerai par l'un de ses tous derniers livres, Venises, paru en 1971.
C'est un livre qui est tout sauf un guide touristique. Il nous fait apprécié la Sérénissime République pas tant dans ses merveilleux monuments et ses extraordinaires collections de tableaux et de sculptures (qu'il ne méprise pas, mais qui ne sont pas le centre de son attention), mais plutôt par un art de vivre et une manière bien particulière de vivre cette cité bâtie sur les eaux. C'est à mon avis le meilleur des ouvrages écrits sur une cité car il révèle plus de poésie et moins l'idée de reportage qui est très accentué dans les autres. A la fin, il parle de Trieste, ce beau port sur l'Adriatique boudé à tort par les visiteurs. C'est d'ailleurs là qu'il a voulu qu'on y dépose l'urne de ses cendres, dans le cimeterre grec orthodoxe. Le seul défaut est que, hélas, il ne peut s'empêcher de quelques remarques de nature antisémite (il a écrit un roman innommable en 1934, France-la-doulce, qui fait passer Lucien Rebatet pour un freluquet dans sa haine raciale - cet ouvrage a été repris dans la dernière édition de la collection la Pléiade chez Gallimard). C'est d'ailleurs cette manie fâcheuse et sa collaboration très active avec le régime de Vichy qui l'avait empêché d'entrer à l'Académie française, où il n'a été reçu qu'en 1968. Mais à l'essentiel, à l'oeuvre.
Le premier ouvrage que nous trouvons ici est Rien que la terre, un récit de voyage qu'il a publié en 1926. C'est le premier du genre. Son style est rapide, futuriste dans l'âme, tout à fait dans l'esprit du temps, fait exclusivement de phrases courtes et incisives. Il ne s'attarde pas sur les détails. Il ne relève que des choses qui l'ont intéressé ou surpris. Le reste est ignoré. C'est l'anti Chateaubriand par excellence. Shanghaï est expédiée en peu de pages et Hong Kong n'est pas mieux traitée. Bangkok est mieux considérée. Il s'attarde un peu sur ses monuments. Le Japon n'est pour lui qu'une entité insulaire traversée en toute hâte. Mais il passe un peu de temps à vanter le confort des hôtels asiatiques. Il rompt de manière nette et effrontée avec la grande tradition des écrivains voyageurs du XIXe siècle. Cet apologue de la vitesse (un texte en fait l'apologie dans ce volume : il la considère comme un acte de rébellion et moi je la vois comme une traduction à sa façon des théories de F. T. Marinetti.
Son second volume est La Route des Indes, achevé en 1936. Aucune poésie ni aucune magie. Il cite néanmoins Victor Hugo quand il traverse le canal de Suez. Il se remémore quelques événements historiques. Mais ce qu'il veut nous faire éprouver, c'est la griserie de ce périple, qu'il rend en accéléré là où ses aînés se seraient complus à décrire des paysages ou narrer d'antiques légendes. C'est une série de cartes postales, dont le charme est indéniable, mais qui ne cherchent jamais à être plus que l'enregistrement condensé d'un moment vécu. Le canal lui inspire néanmoins de nombreuses considérations car il le considère comme un triomphe de l'esprit nouveau du monde. Il s'intéresse aussi aux navires, aussi bien les paquebots que les pétroliers ou les navires de guerre. Avant de parvenir en Inde, il se penche sur le cas d'Aden, qui n'est qu'un port de relâche, et en fait une description plus détaillée. Puis c'est l'arrivée à Bombay, Buena Bahia pour les Portugais. Il fait un résumé de l'histoire de la ville sous l'occupation portugaise et puis anglaise.
Après quoi, il ouvre une grande parenthèse qui raconte comment était dans le passé la route des Indes par voie terrestre. Morand avait une passion pour l'histoire et plusieurs de ses essais en témoignent. Et il dépeint chaque étape de ce voyage passant par Petra, Palmyre, Antioche. Puis il refait le même chemin comme on pouvait le faire de son temps, qui est tout autre puisqu'on traverse Bagdad et Kirkurk. Et puis il en vient à l'aviation, qui a aussi ses relais obligés. Il en profite pour faire un long aparté sur le christianisme des Ethiopiens et disserte sur la Palestine, et il assiste à la construction de la colonie sioniste et st en fin compte admiratif du travail que les pionniers ont pu faire. Il remonte ensuite la côte - Saint Jean d'Acre, Beyrouth, et bifurque à Chypre, avant de rejoindre Rhodes et Brindisi. De l'Inde, le lecteur n'a entrevu qu'une grande ville. C'est un peu à l'image du voyage en voilier accomplit par Raymond Roussel qui avait promis à ses hôtes de leur faire voir les Indes, après une interminable navigation, il réveille ses passagers et leur montre le rivage du sous-continent en lui déclarant fièrement : « voici les Indes ». Et il fait demi-tour. Dans un appendice, il relate une visite à l'Exposition coloniale, qu'il avait publiée sous forme d'article dans La Revue des Deux Mondes. Cette visite est remarquable et l'auteur fait montre d'une grande culture et aussi d'un luxe de détails auquel il ne nous avait pas habitué avant cette date (1931).
Toujours en 1931, il fait sortir La Route Paris-Méditerranée. Toujours la même recette : il résume un voyage à travers la France en voiture jusqu'au Midi. Pas le temps de beaucoup s'attarder ! Quoi qu'il en soit, ces pages ne sont pas dépourvues de charme. La voiture est pour lui le moyen de locomotion parfait pour accomplir ses longues randonnées et le texte doit être à la hauteur des capacités cylindriques de cette machine onirique comme dans 522 de Massimo Bontempelli. Un autre aspect de ses penchants se retrouve dans une quantité de petits écrits sur les plaisirs balnéaires. C'est pour lui une jouissance, alliant le sport et la délectation nautique. Il se change ici en une sorte de propagandiste d'une activité encore réservée à quelques privilégiés. En fin de compte, il se révèle plus disert sur les plages sur lesquelles il a jeté son dévolu. Et quand il ne sacrifie au vice du bain de mer, il assiste à des régates. Il évoque encore d'autres capitales, comme Vienne et Salzbourg, il contemple le Danube et fait une virée en Suisse, parlant de Genève comme d'une ville allobroge. Il parle de nouveau de Londres, mais aussi de la peinture anglaise et compose une belle prose baptisée Le Paris des poètes. Et il évoque encore l'univers de l'Inde dans Air indien (1932). On ne peut qu'être ébloui par ses circumambulations aux quatre coins de l'univers. On oublie le factieux un moment et l'on suit, haletant, le grand voyageur de cet entre-deux-guerres, celui des Années folles.




La Maison des sources, Elizabeth Goudge, traduit de l'anglais par Yvonne Girault, « Bibliothèque étrangère », Mercure de France, 300 p., 22, 00 euro.

Elizabeth Goudge (1900-1984) a été l'une des romancières anglaises du XXe siècle les plus célèbres en son temps. Elle a commencé à avoir du succès en 1934 Island Magic. Elle a trouvé une manière bien à elle de partir ses romans selon des principes assez fixe : une maison dans la belle campagne du Somerset (où elle est née), Kent ou du Sussex, une famille et puis elle instaure une forme de huis clos au sein de cette demeure, avec ses habitants et ses visiteurs. On a l'impression de se trouver dans un monde très à part, volontairement isolé, comme celui qu'on a découvert dans les récents épisodes télévisés de L'Inspecteur Barnaby. Elle joue sur des poncifs, sur une vision plutôt idyllique de la vie anglaise d'après le long règne de la reine Victoria, vivant encore dans le grand rêve impérial. Mais l'auteur s'est bien gardé de toucher à es questions d'ordre politique.
Elle ne parle que de milieux assez aisés, mais se veut moderne en ne s'égarant pas dans la gentry aristocratique. D'un point de vue littéraire elle demeure avec un pied dans le XIXe siècle très pudibond et en somme hypocrite de l'ère victorienne, avec un zest de plus grande liberté acquise pendant l'ère edwardienne. Bien sûr tout n'est pas rose dans ce microcosme, mais Elizabeth Goudge tient particulièrement à préserver l'essentiel : le bon goût et la bonne moralité (il ne faut pas oublier que son père était un vicaire). Elle revoyait des Anglais une image très flatteuse et sa réussite tient à sa faculté de glorifier les sujets de la nation britannique. Ce roman fait partie d'un cycle baptisé The Eliots of Damerosehay Saga et a paru en 1953, en en constituant le dernier volet. Mais nul besoin de lire les volumes précédents : il constitue une entité en soi. Tout tourne autour de la doyenne du clan Eliot Lucilla qui, malgré son âge avancé, a conservé toute sa lucidité. Le Chalet des Lavandes est donc le creuset où plusieurs générations cohabitent. Et cette femme au caractère bien trempé a élu son petit-fils David -, qui a réussi dans le théâtre et est marié avec Sally, sa femme aimante qui lui a donné trois enfants -, le préféré de sa petite cour.
L'intrigue est mince et c'est bien la volonté de l'écrivain : l'histoire familial est le coeur de ce qu'elle entend narrer à ses lecteurs. Elle adore faire référence au passé en évoquant de vieilles légendes plus que des événements historiques, qui constitueraient les bases historiques et mythiques de ce cercle de famille autant que son arbre généalogique -, bases peut-être encore plus profondes que celle de la noblesse. Cela est très bien troussé et on peut lire ces pages un peu surannées sans déplaisir. Maybe it's not exactly my cup of tea, mais je me dois de reconnaître le grand métier d'Elizabeth Goudge et de brosser une histoire emblématique d'un certain mode de vie et d'une certaine philosophie des valeurs anglo-saxonnes.




Le Ranz des vaches, Guy S. Métreaux & Anne Philipona, Ides et Calendes, 160 p., 49 euro.

On a pérennisé une image d'Epinal à propos de la Confédération Helvétique qui frôle la caricature. L'histoire ancienne de la Suisse était plus proche de celle des Vikings que des autres peuples européens : à la belle saison, ses habitants s'adonnaient à l'agriculture et à l'élevage et, l'hiver, ils se métamorphosaient en mercenaires redoutables (François Ier en a fait les frais à la bataille de Pavie en 1525). Des historiaux locaux m'ont raconté qu'ils avaient même l'ivresse du sang. Tour le monde souvient des gardes suisses qui ont défendu le palais du Louvre en 1792 jusqu'à la mort et encore aujourd'hui le Vatican a sa minuscule armée de gardes suisses. Les auteurs de ce livre se sont attachés à étudier les traditions musicales qui existent entre Fribourg et l'Appenzell (la Suisse française et la Suisse italienne n'ont pas adopté ces mélodies alpines).
Le ranz remonterait au XVIe siècle. Mais on n'a commencé à consigner ces chants et ces morceaux que deux siècles plus tard. Jean-Jacques Rousseau en parle dans son Dictionnaire de musique (1768) et de nombreux musiciens s'en sont inspirés. Plusieurs auteurs l'ont signalé, jusqu'à James Fenimore Cooper ! Bernardin de Saint-Pierre de Sainte-Beuve en ont parlé dans leurs écrits. Et nombre de musiciens s'y réfèrent dans leurs compositions comme Félix Mendelssohn, Franz Liszt et Giacomo Meyerbeer. Rossini l'a célébré dans son Guillaume Tell. Nous découvrons l'évolution de ce genre musical que les Suisses considèrent encore aujourd'hui comme un chant national.
Les mélodies sont simples et les chansons ne sont pas épiques. Mais elles réveillent une profonde nostalgie. Les instruments, comme le cor très allongé, ont eux aussi subi bien des métamorphoses au cours des siècles. Quoi qu'il en soit l'esprit est demeuré authentique. C'est vraiment le siècle des Lumières qui a valorisé et apprécié ces compositions agrestes et lui a même attribué une valeur poétique. Cet ouvrage, richement illustré est une belle introduction à une culture que nous connaissant si mal bien qu'elle nous soit très voisine. Cela nous aidera enfin à nous débarrasser de ce mépris pour les cultures populaires, bien que les plus grands musiciens en France à la Renaissance, puis de Lully à Rameau en ont tiré de multiples inspirations !




Le Corsaire, Lord Byron, traduit de l'anglais et présenté par Jean Pavans, « Poésie », Gallimard, 416 p., 11, 20 euro.

Dans sa préface, Jean Pavans a eu raison de souligner l'importance de l'oeuvre de George Gordon Byron (1788-1824), pendant l'ère romantique en France autant dans la littérature que dans les arts. Il a inspiré Alfred de Vigny et Les Orientales de Victor Hugo, tout aussi bien qu'Horace Vernet, qu'Eugène Delacroix qui a puis » abondamment dans les sujets (à commencer par le Sardanapale, tiré d'une tragédie de que lui offrait cette poésie que Charles Baudelaire a qualifiée de « salamandrine ». Si l'ouvrage se présente comme un choix d'écrits d'inspiration orientale, il s'ouvre néanmoins sur un ode à Venise rédigé en 1819 (Byron avait visité cette cité en 1816, première étage de son Grand Tour en Italie. On a beau dire que son écriture poétique est bavarde et excessive de ce fait, elle se révèle ici puissante et impressionnante, même si la mélancolie est au coeur de sa vision de la cité sur les eaux. Il y a une véritable puissance dans son évocation et aussi une vision du déclin de cette République qui n'est plus alors qu'une dépendance de l'Autriche. Le Giaour, écrit en 1813, qu'il déclare être tiré d'un conte truc montre sa fascination pour le monde oriental. En tout cas, c'est la première composition de ce genre. Ce terme turc signifie « infidèle ».
L'histoire centrale (car le poème est fait de plusieurs récits) évoque l'amour qu'une jeune femme recluse dans un harem, Leïla, qui tombe follement amoureuse de cet étranger. Découverte, elle est punie de mort pour adultère et jetée dans les flots dans un sac. Byron s'y révèle un conteur puissant et inventif, qui savait exprimer dans ses vers toute l'intensité d'une situation, d'un sentiment, d'une tragédie sans issue. Il a pensé ce long poème pendant son séjour en Italie et l'a publié en 1815. Mazepa (1819) est issu d'une légende ukrainienne, croit-on. Ce jeune homme tombe amoureux d'une comtesse polonaise à l'époque du règne de Jean II Kazimir Vasa. Cette comtesse était mariée à un homme bien plus âgé qu'elle. Ce comte a eu vent de leur relation et punit le jeune imprudent à l'attachant nu à la queue d'un cheval. Mais il survit au supplice et est soignée par une servante cosaque. Quant au Corsaire, il est achevé en 1814 et connut un très grand succès. On s'interroge ici sur les sources de ces cantos. Il s'agit en tout cas d'un capitaine nommé Conrad, qui a eu le courage d'attaquer eu le courage d'attaquer le puissant pacha Seyid pour s'emparer de ses possessions.
Mais ses plans sont contrariés par les lamentations de femmes provenant du palais. Il veut les libérer, et est capturé dans cette folle entreprise. Emprisonné, une esclave, Guinare, du palais vient le voir et lui dit qu'elle va tout mettre en oeuvre pour le libérer. Elle lui donne un poignard pour tuer le tyran, mais Conrad ne commet pas ce meurtre et entend l'affronter en duel. Guinare tue elle-même le pacha. IL s'enfuie avec la petite esclave. Arrivé en Angleterre, il apprend que sa femme est morte de chagrin, pendant qu'il avait perdu la vie. Alors, il décide de partir seul et de se repentir de tous ses péchés. C'est remarquablement traduit et cela n'a pas pris une ride, aussi incroyable que cela puisse sembler.




Notre ailleurs, Rasha Khayat, traduit de l'allemand par Isabelle Liber, Actes Sud, 210 p., 20 euro.

Il faut remarqué que dans la nouvelle littérature allemande, il y a un certain nombre d'enfants d'émigrés qui ont pris la plume, plus en tout cas qu'en France. Dans le cas de Rasha Khayat, elle est née à Dortmund, mais a vécu quelque temps en Arabie Saoudite avant de revenir vivre en Allemagne. Et c'est d'ailleurs entre ces deux pays que se déroule l'intrigue de ce livre. Son héroïne, Leyla, qui vit avec sa famille et qui est très proche de son frère Basil, décide d'aller se marier dans son pays d'origine, un peu à la stupéfaction de tous ses proches, car sa liberté sera très fortement entravée par les moeurs rigides et discriminatoires qui règnent dans ce royaume de la péninsule arabique.
A noter que si la forme est romanesque-, d'ailleurs cette histoire est racontée avec pas mal de vivacité et de caractère-, il ne s'agit pas à proprement parler d'un roman. C'est une affaire de génération : les jeunes écrivains ont tendance à traiter des sujets de société plutôt que de développer une histoire. C'est la confrontation entre les deux cultures qui est mise en avant et Basil, qui a rejoint sa soeur pour son mariage, témoigne de toutes ces contradictions et ces tensions entre la manière de vivre au Proche-Orient et en Europe. Sans doute est-ce là une manière attrayante d'aborder ce problème et de découvrir comment les membres de cette famille, leurs amis, leurs proches, leurs voisins, appréhendent leur existence au sein de société qui sont diamétralement opposées. L'auteur soupèse soigneusement le pour et le contre et, en fin de compte, ne tranche pas. Rasha Khayat fait valoir que de toute façon, pour ces êtres qui ont vécus dans les deux mondes, il n'y a plus de solution facile et satisfaisante. L'ouvrage n'est pas inintéressant, loin s'en faut, mais il lui manque tout de même cette dimension romanesque profonde qui fait d'un travail d'écrire une oeuvre au sens plein du terme.




Poèmes et antipoèmes, Nicanor Parra, traduit de l'espagnol (Chili) par Bernard Pautrat avec Felipe Tuper, préface de Philippe Lançon, bilingue, « Points » , 178 p., 6, 90 euro.

Le nom de Nicanor Parra (1914-2018) ne dira pas grand chose à la majorité des lecteurs français. C'est pourtant le poète le plus connu au Chili après Pablo Neruda. Le présent recueil a été composé entre 1937 et 1954. Sa poésie n'est ni hermétique ni expérimentale. Elle se place plutôt dans l'optique d'une poésie narrative, énoncée avec simplicité, chaque mot étant bien pesé et avec une économie dans l'écriture qui rend très fluide ses textes. Il a même eu tendance à se rapprocher le plus possible de la langue parlée. C'est donc tout sauf un formaliste, même s'il a tenu à donner une forme tendue et mélodieuse à ses vers. Et quand je parle d'une poésie narrative c'est que chacune de ses oeuvres raconte une histoire, dans une tradition orale renouvelée. Il cherche à toucher le coeur de l'auditeur. Il ne fait ni de métaphysique ni n'énonce des vérités cryptées.
Tout est limpide et appartient au langage vernaculaire. Cela n'en fait pas une création triviale, bien au contraire. C'est aussi une sorte d'autobiographie où les gestes les plus simples prennent une autre dimension sous sa plume. C'est aussi une mise à nu de ses pensées intimes et de sa vision du monde, sans nulle ambition de lui donner une importance plus grande que celle de ses interlocuteurs. Elle s'en rapproche plutôt, tout en lui apportant néanmoins ce surcroît de sens que peut offrir la quête poétique délivrée par le langage le plus simple et le plus direct.
Gérard-Georges Lemaire
13-06-2019
 
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Verso n°136

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