Tel est le titre du dernier livre de Michel Thévoz paru aux éditions de L'Alelier contemporain. Le professeur de Lausanne, auteur (entre autres) de « L'art suisse n'existe pas » adore les paradoxes et il a beaucoup lu Lacan. D'où cet essai savant et réjouissant qui a retenu l'attention de Mara Goyet, chroniqueuse à L'Obs, qui retient cet ouvrage « à la limite du canular hilarant ». Elle le cite : « une déhiscence, une mise hors de soi, une déterritorialisation ou, pour le dire plus simplement, une époché égologique. » Mais ce n'est un canular qu'à la limite, et Mara Goyet a bien vu qu'il s'agit d'un jeu trépidant « dans lequel il faut éviter les chausse-trapes, résister aux sirènes du délire interprétatif, identifier un motif déformé et ne pas délaisser pour autant ce qui paraît anodin. » Hans Holbein (1497-1543) fut un maître admiré pour l'exacte ressemblance de ses portraits. Il quitta sa bonne ville de Bâle, sa femme et ses deux enfants pour aller faire fortune à Londres où il devint le peintre officiel d'Henri VIII et de sa cour. Il avait eu le temps de peindre à Bâle en 1526 La Madone de Darmstadt qui arborait les traits précis d'une certaine Magdalena Offenburg, une aristocrate libertine, sa maîtresse, qui lui avait déjà servi, deux ans plus tôt, pour une Vénus et l'Amour (lequel Amour était d'ailleurs le même que le petit Jésus de la Madone de Darmstadt).
Le premier but du livre est d'anéantir l'idée, à propos de Holbein, que le portraitiste cherche à traduire l'âme d'une personne, son moi profond : c'est là, selon Thévoz, « un des lieux communs les plus affligeants de l'histoire et de la critique d'art » Le deuxième but est de démontrer que tout se passe comme si Holbein avait été influencé par Andy Warhol. Prenons l'exemple du célèbre portrait de Henri VIII en 1540 qui se trouve au palais Barberini à Rome. Holbein rend bien précisément la physionomie du monarque : celle d'un rustre, et il insiste sur l'héraldisme du costume, sur l'arme de parade tenue par le roi dans la main droite. C'est-à-dire « un bijou à une époque où il s'agit de désarmer les féodalités et de régner par l'apparat. » L'auteur a recours à Lacan : « Si un homme qui se croit roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l'est pas moins. » C'est ce que dit le tableau. Holbein était le portraitiste de la high society, à la manière d'Andy Warhol. Holbein va de visage en visage et, antinomiquement, de parure en parure pour déjouer une imposture universelle.
Ce n'est pas tout : Holbein travaille toujours à « écarter la mauvaise graisse de l'interprétation », en aucun cas il ne fait voir la patte d'un artiste, il aurait voulu être une machine, ce qui était en effet l'ambition de Warhol. Il ne connaissait pas le polaroïd, mais il passait des jours à mimer l'instant. Dans Les Ambassadeurs (National Gallery) remarque Michel Thévoz, une horloge solaire cylindrique indique non seulement la date de la rencontre, « 11 avril 1533, mais aussi l'heure exacte (10 h 30) « comme si, dans sa composition la plus achevée, le peintre n'avait fait que prendre un instantané. » Holbein tenait beaucoup à ses Ambassadeurs au visage impénétrable. L'auteur n'en veut pour preuve que le mystérieux crâne en anamorphose figuré au premier plan. Le mot hol-bein signifie bien « os creux » : le crâne est donc une signature. Il y a plein d'autres choses passionnantes dans le précieux petit livre de Michel Thévoz qui ne coûte que 7 euros 50...
|