Sans doute se réincarnera-t-il lors d'un futur avatar en pie, l'animal collectionneur par excellence. Sans doute aussi ne peut-on abstraire ce personnage, souvent pittoresque, du goût artistique, du mécénat, des modes culturelles et du marché de l'art. Sans doute enfin la ténacité de sa passion, jusqu'à la monomanie, continuera-t-elle à nous fasciner, comme elle a su d'ailleurs inspirer la littérature - de L'Amateur de tulipes de La Bruyère à Les Dépouilles de Poynton d'Henry James, en passant bien entendu par Le cousin Pons de Balzac - , au point qu'une exposition entière consacrée à la vie et à l'activité d'un collectionneur avisé d'art moderne, comme le fut Léon Monet (1836-1917), frère aîné de Claude Monet, n'étonne absolument pas et qu'elle attire du monde (à voir jusqu'au 16 juillet au musée du Luxembourg à Paris). Il y a déjà eu de nombreux précédents sur les collections d'art, et la foule était toujours au rendez-vous. Déjà pour voir en une même exposition une réjouissante variété d'oeuvres, et ensuite pour discerner à travers ses choix le filigrane d'une personnalité.
Au fond, Léon Monet coche bien des cases de l'excellent collectionneur. C'est un amateur éclairé, un connaisseur qui choisit judicieusement les peintures et/ou dessins de Morisot, Sisley, Renoir, Pissarro, et bien entendu de son frère; c'est un être tâtillon, qui va jusqu'à photographier (même si à l'époque la photographie n'était que bistre) les chefs d'oeuvre de sa collection en les étiquetant ; c'est un affectif, en l'occurrence fidèle aux paysages rappelant son enfance, passée au Havre et à Sainte-Adresse, ou plus tard évoquant la quiétude familiale entre les petites Dalles sur la côte normande et Rouen ; et c'est un homme d'affaires qui s'est donné les moyens d'investir dans l'art : chimiste de formation, d'abord recruté par Geigy (société industrielle chimique suisse) qui ouvrait une succursale à Déville-lès-Rouen, puis membre fondateur de la Société industrielle de Rouen, il devint directeur en 1892 d'une manufacture de produits de teinture. De la teinture à la peinture... Il est probable que des couleurs synthétiques mises au point par Léon Monet furent utilisées par Claude !
Grâce à une disposition harmonieuse, l'exposition allie, et ce n'est pas souvent le cas, la « cuisine » éblouissante des couleurs aux recettes savantes, mitonnées par les peintres impressionnistes, et accrochées sur les cimaises... Géraldine Lefebvre, commissaire de l'exposition, a souhaité que le parcours du visiteur alterne peintures, photographies, estampes japonaises, documents d'archives, échantillon de tissus et livres de fabrication de couleurs. Le passage des pigments naturels aux couleurs synthétiques, une véritable révolution, Léon Monet y a participé activement. Et l'exposition fournit une excellente occasion de s'attarder sur la matérialité des couleurs, que leur symbolique a tendance à occulter. Un court film, rare, datant de 1939 d'Hans Richter, « La naissance de la couleur » est à cette occasion présenté au public... Qu'il soit rappelé à cette occasion le lien intuitif, technique et poétique que les hommes ont entretenu depuis des milliers d'années avec les plantes tinctoriales (pourvoyeuses de couleurs) comme par exemple le bleuet, l'anthémis, le carthame, le souci, la renouée, la garance, etc., ou avec ces pigments naturels d'origine géologique, comme la terre de Sienne, l'hématite, l'azurite, l'orpiment, etc... Mais en 1856, William Henry Perkin découvrait la mauvéine, première couleur d'aniline (formule C6H5 - NH2) employée industriellement et, quelques années après, Léon Monet se spécialisait dans l'impression des cotons, et les teintures pour soie, laine et coton. Son neveu, Jean Monet, chimiste, le rejoignait en 1891. Deux ans plus tard, c'est avec grand intérêt que Claude Monet visita l'entreprise de Léon à Maromme. L'artiste et l'industriel. Ou peinture et chimie... Mais aussi peinture et médecine ! En effet la petite-fille de Léon Monet, Françoise, ayant choisi de se tourner vers la dermatologie, sut avec talent allier le scalpel et le pinceau en devenant elle aussi une artiste, toute admirative qu'elle était de son grand-oncle. Décédée à un fort bel âge, il y a six ans, Françoise avait émis deux souhaits : celui de voir l'émouvante histoire de Léon et Claude Monet racontée, et celui que le portrait expressif de Léon, peint par Claude en 1874 (exposé ici pour la première fois) rejoigne les collections publiques françaises. L'exposition Léon Monet, frère de l'artiste et collectionneur, cette histoire de peintres, de famille et de couleurs, n'a-t-elle pas exaucé les voeux de Françoise ?...
On voit qu'il n'est pas ici seulement question du collectionneur Léon Monet. Si l'on apprend certes que le 24 mars 1875, à la première grande vente impressionniste qui s'ouvrait à l'hôtel Drouot, il acheta cinq peintures (mais Durand-Ruel n'en acheta pas moins de dix-huit), qu'il acquit plus d'une vingtaine d'oeuvres de son frère, qu'il était aussi amateur des oeuvres d'artistes rouennais, l'exposition nous permet également de découvrir le premier et bel album de dessin de Claude à quinze ans, également ses talents inattendus de caricaturiste (série des caricatures Billecocq de Claude Monet), et d'autres documents biographiques intéressants, etc. Bref, autour d'un authentique collectionneur et de sa collection, il gravite bien plus de curiosités et de petites histoires qu'on pourrait d'abord l'imaginer.
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